Carnets de JLK

Le festin continue à notre table

Les thèses de Claude Frochaux sont claires et simples, justes à maints d’égards et méritant d’être loyalement combattues pour ce qu’elles ont aussi, à mes yeux, de très injuste. La lecture de L’Homme seul m’avait, déjà, passionné et révolté par ses jugements très sévères sur la littérature et la création artistique de ces quarante dernières années. J’y retrouvais un peu de la vision radicale de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, auteur du génial roman fourre-tout L’Inassouvissement et l’un des prophètes de malheur les plus lucides qui se soient exprimés au début du XXe siècle, dont le catastrophisme se fondait sur le même profond malaise que nous éprouvons en Occident au tournant du millénaire. J’y vérifiais mon propre sentiment de frustration devant l’état de la littérature et des arts occidentaux, dont la charge de sens et de substance me paraît s’étioler à proportion inverse de leur expansion quantitative. Plus récemment, dans un texte diffusé sur le site internet du Culturactif suisse, d’une part, et dans La Mémoire de mes souvenirs, ses entretiens avec Jean-Michel Olivier, Claude Frochaux est revenu à la charge, et le hasard m’a fait retomber sur ses thèses en même temps que je lisais Le Principe d’humanité de Jean-Claude Guillebaud, très remarquable ouvrage (dont Frochaux a d’ailleurs fait l’éloge public à la remise du Prix Européen de l’Essai, à Lausanne) qui porte lui aussi, d’un tout autre point de vue il est vrai, sur les menaces visant «l’humanité de l’homme».

Mais que dit, plus précisément, l’auteur de L’Homme seul ?

Pour Claude Frochaux, la création artistique et littéraire occidentale se trouve, depuis 1960, marquée par un affaiblissement progressif. Celui-ci ne serait pas assimilable à un simple fléchissement mais procéderait d’une rupture radicale, liée elle-même au changement profond du rapport qu’entretient l’homme avec la nature. Jusque dans les années 60, à en croire Frochaux, l’homme se serait trouvé essentiellement dans une situation de conquérir la nature. Durant toute cette période, la fonction de l’art aurait été de «marquer, par le renouvellement des formes, le changement réel, matériel, économique, social, dû au progrès, à l’aménagement nouveau, à la productivité nouvelle», ensuite de quoi tout aurait changé.

«L’art est devenu gratuit, écrit Frochaux. Ce n’est pas qu’il soit devenu mauvais, mais il est sans fondement, sans raison d’être, il tourne à vide. Il est là et pourrait ne pas y être». Et la raison profonde de cela ? C’est que la nature serait conquise, les dieux «réduits», le sacré évacué du monde où l’homme se retrouverait seul à jamais.

Ce qui aurait radicalement changé, selon Frochaux, c’est qu’autrefois l’art servait à quelque chose (notamment «à établir des repères, à remodeler le monde, à lui redessiner ses contours») sans que l’homme ne s’en avise même, tandis que l’homme d’aujourd’hui, persuadé d’avoir définitivement maîtrisé la nature, ne pourrait plus survivre que dans le désenchantement.

Et Claude Frochaux de proclamer que la fête est finie, et cela dès 1945 à vrai dire, puisqu’il ne voit «aucun artiste ou écrivain qui tire son épigle du jeu», ne concédant que «quelques exceptions infimes». Et d’affirmer que, d’une génération à l’autre, la descente des marches est inexorable. Et de retirer l’échelle en affirmant que «l’opération arts et lettres, pour l’essentiel, est terminée».

Les faits démentent apparemment ces affirmations: jamais de fait on n’a vu une société se réclamer, autant que la nôtre, de la créativité. Mais Claude Frochaux n’y voit qu’illusion. «Jamais, écrit-il, la culture ne s’est aussi bien portée. Et jamais, la création aussi mal.»

Comme toute théorie réductrice, la réflexion de Frochaux pourrait être balayée avec dédain. Ce ne sont là, dirait-on, que simplifications outrancières, généralisations abusives, affirmations péremptoires d’un autodidacte se promenant dans les allées de l’Histoire et de la civilisation à l’instar du facteur Cheval avec sa brouette. Et pourtant non: je crois qu’il faut répondre à Claude Frochaux.

Tout écrivain et tout artiste vivant ne peut que lui répondre, ou alors ce serait consentir.Noam Chomsky montre très bien à quoi rime ce consentement. Le nouvel Empire de la consommation mondiale n’aspire en effet qu’à cela: qu’à nous crétiniser et à nous faire consentir. Wikiewicz ne disait pas autre chose en prophétisant le bien-être généralisé et la normalité devenant folie collective. Or tout écrivain et tout artiste ne pourra survivre, créer aujourd’hui et stimuler la création de demain, qu’en refusant ce consentement. Tout écrivain et tout artiste devrait se dire qu’il est l’écrivain et l’artiste de demain, comme se le sont sûrement dit Aragon au début et Thomas Bernhard à la fin du XXe siècle. A l’inverse, il me semble que l’attitude profonde de Claude Frochaux, d’un positiviste désenchanté, relève finalement du consentement.

Ce n’est pas consentir que d’admettre, par exemple, que la fabuleuse pléiade d’écrivains français déployée de Proust à Julien Gracq est sans équivalent après 1945. Mais c’est consentir que de ne pas parler de tous ceux qui continuent de vivifier notre langue, et du renouvellement constant de la littérature occidentale qu’ont stimulé des écrivains de toutes provenances, jusqu’au magnifique dernier Nobel V.S. Naipaul.

Ce n’est pas consentir, non plus, d’admettre qu’une grande partie de l’art contemporain n’est plus qu’ornement ou que gadget, mais c’est consentir de ne pas distinguer du magma les vrais artistes d’aujourd’hui, souvent ignorés des réseaux officiels ou du marché de l’art. Van Gogh est il inimaginable aujourd’hui ? Pas plus que Soutine ou que Bacon.

Ainsi que nous le rappelle Jean-Claude Guillebaud, c’est justement aujourd’hui que nous avons à repenser la situation de l’homme par rapport à la nature, à l’homme aussi démuni devant le mystère de sa présence au monde qu’à l’époque des Présocratiques.

Or, après 1960, notre compréhension du monde a été constamment enrichie par des auteurs tels le Colombien Gabriel Garcia Marquez ou le Polonais Witold Gombrowicz, les Russes Alexandre Soljenitsyne et Zinoviev, le Portugais Antonio Lobo Antunes ou l’Albanais Ismaïl Kadaré, le Croate Miroslav Krleza ou le Serbe Dobrica Cosic, les Irlandais John McGahern, William Trevor ou Joseph O’Connor (né en 1963), les Américains Raymond Carver, Philip Roth, Charles Bukowski ou Bret Easton Ellis (né en 1964), les Roumains Eugène Ionesco ou Cioran, les Italiens Dino Buzzati ou Leonardo Sciascia, les Japonais Yukio Mishima ou Kenzaburo Oé, les Alémaniques Friedrich Dürrenmatt ou Max Frisch, les Romands Georges Haldas, Catherine Colomb, Etienne Barilier ou Jean-Marc Lovay, entre tant d’autres.

Le dernier livre de Maurice Chappaz, Evangile selon Judas, paraît écrit ce matin. Or une paillette de la lumière émotionnelle et verbale de cette prose se reflète dans les miniatures récentes de Jérôme Meizoz (né en 1967). De la même façon, quelque chose de la sauvagerie panique et lyrique à la fois de Robert Walser se retrouve chez un Antonin Moeri, comme Jacques-Etienne Bovard (né en 1961) relance l’observation sociale critique mêlée d’humour d’une Suisse proche de celle de Peter Bichsel, de Hugo Loetscher, de Giovanni Orelli ou de Milena Moser (née en . Et comment ne pas voir, chez Jessica Meller (née en 1983) la révolte et l’angoisse, voire la désespérance de toutes les "générations perdues" ?

A l’instant, et c’est un comble: L’Homme seul de Claude Frochaux éclaire ma propre boutique de sa lumière singulière. Or je pourrais multiplier à l’infini les échos et les correspondances à travers l’espace et le temps (je me sens tout à fait contemporain et compatriote d’Apulée, de Li Po, de Ramon Gomez de La Serna et d’Anton Pavlovitch Tchekhov, autant que d’Alice Rivaz ou de Jean-Georges Lossier), comme autant de preuves d’une transmission de substance qui ne cesse de faire miel et festin.

Jean-Louis Kuffer