EXTRAITS

Souvenirs du présent
par Richard Aeschlimann

Cependant une chose reste quand même étrange. Voilà près de six ans que chaque soir je me promène en compagnie de mon chien. Je fais cette promenade entre vingt-deux et vingt-trois heures. Tous les soirs, donc, je passe devant une certaine maison dont les chambres sont souvent éclairées. Le rez-de-chaussée est toujours dans la lumière, parfois le premier étage aussi et même la chambre du haut. Certaines fois toutes les pièces ensemble repoussent la nuit. Il n'y a pas de rideaux aux fenêtres ni de volets, si bien que l'on voit très bien à l'intérieur de chaque pièce, meubles et décoration compris. En six ans de promenades et de regards, si je connais bien toutes les chambres, je n'ai encore jamais vu personne, ni homme, ni femme, ni enfants, ni ombres. Je suis certain que les habitants ne se cachent pas, sinon ils fermeraient les rideaux ou les volets. J'avoue ma perplexité devant ce mystère et je renouvelle quotidiennement mon immersion du regard dans l'exceptionnel.
(Le 22 août) 1997

Vingt-deux heures trente, les rues sont désertes, la température est tombée de dix degrés d'un jour à l'autre, et seul un petit vent d'ouest se promène ça et là. Sur les tables blanches de la terrasse du Café de la Poste surnagent quelques flaques de pluie et une première feuille morte tombée d'un platane. Les chaises vides sont rangées de côté, exacerbant ce petit air d'abandon à l'odeur nouvelle. Premièrs signes avant-coureurs d'un automne précoce?
(Le 28 août)

Jamais je n'ai vu, parquées dans tout le village, autant de voitures neuves, colorées, puissantes. Jamais non plus il n'y eut autant de manifestations cuturelles dans la région: concerts, théâtre, danse, opéras, expositions de peinture, sculpture, fêtes de village, fêtes de quartier, fêtes en tous genres et en toutes occasions. Enfin, jamais le visage des gens ne m'a paru aussi résigné, triste, fuyant, sombre, mâtiné d'un petit reflet carnavalesque. Peut-être n'est-ce pas des larmes qui coulent sur leurs joues, mais bien cette foutue pluie qui ne cesse de tomber?
(Le 30 août)

J'ai croisé dans l'air frais du petit matin, le vol insouciant d'un papillon blanc. J'étais au volant d'une voiture puissante, et lui ne comptait que sur ses ailes. Il arriva de la gauche et, sans comprendre ce qui se passait, il fut soudain happé, puis crucifié sur la fine étoile de l'emblème Mercedes; une moderne figure de proue à l'avant des berlines. Ses ailes étendues de chaques côté du métal flottaient tel un minuscule fanion. Un timide drapeau blanc pour une cause perdue. Les papillons volent bien, une trajectoire un peu divagante mais sans problème aucun. Hélas, ils ne sont pas fait pour la vitesse, et à plus de cent kilomètres à l'heure, bien vite ses ailes se sont effilochées. On aurait pensé à un tricot: lorsque l'on tire sur le fil qui dépasse, tout se défait. A la fin, il ne restait sur le métal chromé qu'une petite flétrissure informe, que trois gouttes de pluie feraient disparaître sans problème.
Y a-t-il pour les papillons une vie après la mort?
(10 septembre)

Parfois j'ai l'impression que la vie se termine en même temps que l'enfance. Plus tard on ne fait que survivre.
(13 septembre)

Sans avoir connu, enfant, le regard d'une mère et d'un père, je crois que l'on existe, dans la vie, un peu moins que les autres.
(Le 19 septembre)

La justice n'est pas l'affaire des juges, elle n'est pas non plus celle des sages. La justice c'est la grande affaire des enfants.
(Le 28 septembre)

Ces notes sont extraites des Carnets 1997-1998 de Richard Aeschlimann, qui paraissent sous le titre
Petits miroirs des souvenirs ordinaires, aux éditions L’Age d’Homme.

Richard Aeschlimann