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L'invité du mois

Découvrez également un poème en prose en quatre temps de Daniel Maggetti
dans les inédits du mois de décembre

  Lorsque j’écris


Lorsque j’écris, je mélange les langues, ce qui a pu déranger certains lecteurs — ils auraient voulu des notes de bas de page. Lorsque j’écris — ce n’est pas aujourd’hui que je vais le faire, c’est pourquoi je vous livre des «réflexions», je vous prie de m’excuser — lorsque j’écris, disais-je, je m’assieds face au monde et je vois toujours la tour de Babel. Ça ne tient pas seulement à la réalité quotidienne, au cours de laquelle mon fils aîné me parle le dialecte des Centovalli, tandis qu’avec ma femme nous discutons en français, que mon fils puîné mélange les deux langues, et que le benjamin en est encore aux borborygmes. C’est une histoire qui vient d’avant.

Ce monde où les langues s'interpénètrent

Le fait est que je ne connais pas, que je n’ai jamais connu d’univers monolingue, et que je ne peux réduire la perception multiple qui est la mienne à aucun commun dénominateur, parce qu’aucun commun dénominateur n’est suffisant ou satisfaisant. Ce qui dépasse le discours uniforme, ce qui n’est pas réductible à une formule ou à une expression unique et sûre, la note de musique inattendue ou la stridence qui dérange, m’attire, m’occupe et me concerne lorsque j’écris. Je suis né dans une langue, ce dialecte que mon fils aménage désormais à sa manière, qui ne s’écrit pour ainsi dire pas ; j’ai donc très vite connu l’expérience de la coexistence entre la langue vernaculaire et la langue “sociale” et officielle, à savoir l’italien — ce qui s’appelle savamment, si je ne m’abuse, diglossie. A cette expérience première d’une concurrence et d’une confrontation féconde entre deux modes et deux mondes expressifs, se sont superposés, ou se sont greffés, plusieurs autres “langues”, ai-je envie de dire, en les mettant toutes sur le même plan, alors même qu’il s’agit de réalités bien différentes entre elles. Je pense aussi bien au latin d’église, qui me trotte dans les oreilles depuis mon enfance, à la langue française dans laquelle je m’exprime, au suisse allemand que j’ai côtoyé, mais aussi aux langues spécifiques, c’est-à-dire au style, des auteurs que je fréquente et que je lis dans le texte original, français et italien surtout. Cette sédimentation progressive préside à mon expression : je suis incapable de mettre des mots sur le monde en dehors de cet univers intérieur où ces langues et ces registres s’interpénètrent, et où je puise non seulement lorsque j’écris, mais déjà lorsque je pense, étant du reste incapable de dire “dans quelle langue je pense”, puisque c’est selon. (Et je vous jure que ce n’est pas pour répondre indirectement aux journalistes qui somment Ruth Lüthi d’avouer qu’elle est germanophone et basta que je vous fais ce récit).

Une singularité à la limite du communicable

Dans mon cas, la diglossie constitue l’expérience originelle et première du rapport au langage et aux langues. Elle a instauré à jamais, chez moi, le doute quant à la possibilité de parvenir à une correspondance sûre entre le mot et la chose… Elle a aussi engendré une conscience (instinctive, pendant longtemps) du fait qu’il existe, dans le matériau verbal, des puissances expressives variables, que certains termes ou locutions, dans certaines langues, sont dotés d’une charge et d’une force uniques, impossible à transmettre par d’autres phonèmes. Dès lors, les reprendre, lorsque j’écris, c’est d’abord être fidèle à une perception du monde, ou du moins essayer d’être le plus proche possible de celle-ci. Il n’y a pas là qu’une aspiration de type réaliste, une volonté de “coller” au spectacle de monde en privilégiant la VO : car mettre en avant ce mélange très personnel, c’est aussi affirmer implicitement, lorsque j’écris, la singularité irréductible de cette perception — une singularité à la limite du communicable, et qui motive sûrement, en amont, le désir d’écriture comme volonté de transmettre une vision à l’unicité de laquelle on croit finalement bien plus qu’on ne veut l’admettre. Sur le plan de l’esthétique, venons-y, cela revient à affirmer que “chaque auteur doit créer sa langue”, comme disait, je crois, Proust ; seulement, dans des cas comme le mien (et cela s’explique certes par ma trajectoire, mais aussi par une évolution historique générale), cette création ne peut se limiter au seul domaine du français. Voilà pourquoi des mots étrangers sortent de mon clavier lorsque j’écris. Pour ce qui est de la relation de la littérature au monde, enfin, il y a sûrement derrière ma pratique un aveu d’impuissance. La langue ne peut dire l’expérience du monde que de manière imparfaite, partielle, approximative ; mélanger les langues, c’est pour moi, lorsque j’écris — en misant souvent sur la connotation plus que sur le sens — multiplier les chances de saisir la réalité, tout en exhibant l’échec de l’entreprise, ou du moins l’ajournement toujours recommencé de son but.

Daniel Maggetti

 

  Bio-bibliographie

Né au Tessin en 1961, Daniel Maggetti vit à Lausanne où il est enseignant et chercheur à l’université. Co-directeur, avec Françoise Fornerod et Sylviane Roche, de la revue Ecriture, il fait partie du comité de rédaction de Feux croisés. Il est l’auteur de nombreuses études — historiques, sociologiques et monographiques — portant sur la littérature de Suisse romande, dont il a présenté en 2002 une douzaine d’œuvres dans Lectures conseillées, paru aux Editions de l’Aire. Il a par ailleurs publié des récits, La Mort, les anges, la poussière (L’Aire, 1995) et Chambre 112 (L’Aire, 1997, Prix Dentan), ainsi qu’un recueil de poèmes, Pleins-Vents (Empreintes, 2000).

Page créée le 10.01.03
Dernière mise à jour le 10.01.03

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