Lorsque jécris, je mélange les langues,
ce qui a pu déranger certains lecteurs ils auraient
voulu des notes de bas de page. Lorsque jécris
ce nest pas aujourdhui que je vais le faire,
cest pourquoi je vous livre des «réflexions»,
je vous prie de mexcuser lorsque jécris,
disais-je, je massieds face au monde et je vois toujours
la tour de Babel. Ça ne tient pas seulement à
la réalité quotidienne, au cours de laquelle
mon fils aîné me parle le dialecte des Centovalli,
tandis quavec ma femme nous discutons en français,
que mon fils puîné mélange les deux langues,
et que le benjamin en est encore aux borborygmes. Cest
une histoire qui vient davant.
Ce monde où les langues s'interpénètrent
Le fait est que je ne connais pas,
que je nai jamais connu dunivers monolingue, et
que je ne peux réduire la perception multiple qui est
la mienne à aucun commun dénominateur, parce
quaucun commun dénominateur nest suffisant
ou satisfaisant. Ce qui dépasse le discours uniforme,
ce qui nest pas réductible à une formule
ou à une expression unique et sûre, la note de
musique inattendue ou la stridence qui dérange, mattire,
moccupe et me concerne lorsque jécris.
Je suis né dans une langue, ce dialecte que mon fils
aménage désormais à sa manière,
qui ne sécrit pour ainsi dire pas ; jai
donc très vite connu lexpérience de la
coexistence entre la langue vernaculaire et la langue sociale
et officielle, à savoir litalien ce qui
sappelle savamment, si je ne mabuse, diglossie.
A cette expérience première dune concurrence
et dune confrontation féconde entre deux modes
et deux mondes expressifs, se sont superposés, ou se
sont greffés, plusieurs autres langues,
ai-je envie de dire, en les mettant toutes sur le même
plan, alors même quil sagit de réalités
bien différentes entre elles. Je pense aussi bien au
latin déglise, qui me trotte dans les oreilles
depuis mon enfance, à la langue française dans
laquelle je mexprime, au suisse allemand que jai
côtoyé, mais aussi aux langues spécifiques,
cest-à-dire au style, des auteurs que je fréquente
et que je lis dans le texte original, français et italien
surtout. Cette sédimentation progressive préside
à mon expression : je suis incapable de mettre des
mots sur le monde en dehors de cet univers intérieur
où ces langues et ces registres sinterpénètrent,
et où je puise non seulement lorsque jécris,
mais déjà lorsque je pense, étant du
reste incapable de dire dans quelle langue je pense,
puisque cest selon. (Et je vous jure que ce nest
pas pour répondre indirectement aux journalistes qui
somment Ruth Lüthi davouer quelle est germanophone
et basta que je vous fais ce récit).
Une singularité à la
limite du communicable
Dans mon cas, la diglossie constitue
lexpérience originelle et première du
rapport au langage et aux langues. Elle a instauré
à jamais, chez moi, le doute quant à la possibilité
de parvenir à une correspondance sûre entre le
mot et la chose
Elle a aussi engendré une conscience
(instinctive, pendant longtemps) du fait quil existe,
dans le matériau verbal, des puissances expressives
variables, que certains termes ou locutions, dans certaines
langues, sont dotés dune charge et dune
force uniques, impossible à transmettre par dautres
phonèmes. Dès lors, les reprendre, lorsque jécris,
cest dabord être fidèle à
une perception du monde, ou du moins essayer dêtre
le plus proche possible de celle-ci. Il ny a pas là
quune aspiration de type réaliste, une volonté
de coller au spectacle de monde en privilégiant
la VO : car mettre en avant ce mélange très
personnel, cest aussi affirmer implicitement, lorsque
jécris, la singularité irréductible
de cette perception une singularité à
la limite du communicable, et qui motive sûrement, en
amont, le désir décriture comme volonté
de transmettre une vision à lunicité de
laquelle on croit finalement bien plus quon ne veut
ladmettre. Sur le plan de lesthétique,
venons-y, cela revient à affirmer que chaque
auteur doit créer sa langue, comme disait, je
crois, Proust ; seulement, dans des cas comme le mien (et
cela sexplique certes par ma trajectoire, mais aussi
par une évolution historique générale),
cette création ne peut se limiter au seul domaine du
français. Voilà pourquoi des mots étrangers
sortent de mon clavier lorsque jécris. Pour ce
qui est de la relation de la littérature au monde,
enfin, il y a sûrement derrière ma pratique un
aveu dimpuissance. La langue ne peut dire lexpérience
du monde que de manière imparfaite, partielle, approximative
; mélanger les langues, cest pour moi, lorsque
jécris en misant souvent sur la connotation
plus que sur le sens multiplier les chances de saisir
la réalité, tout en exhibant léchec
de lentreprise, ou du moins lajournement toujours
recommencé de son but.
Daniel Maggetti
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