Joseph Incardona

Né à Lausanne en 1969 d'un père italien et d'une mère suisse, Joseph Incardona vit aujourd'hui à Bordeaux. Sa prose énergique a été suivie de près par le Culturactif : on retrouvera des critiques et des textes de Joseph Incardona à partir dela page http://www.culturactif.ch/ecrivains/incardona.htm.

 

Entretien avec Joseph Incardona (Francesco Biamonte)

Vous êtes né à Lausanne d'un père italien en 1969 - soit au moment où l'importation de main d'œuvre italienne en Suisse battait son plein, et juste un an avant l'initiative Schwarzenbach. Comment avez-vous vécu votre italianité en Suisse comme enfant, comme adolescent?

Mon père est Italien, ma mère était Suisse. Ils se sont rencontrés à Bienne, tous les deux travaillaient dans un hôtel. Un an plus tard, mon père repartait en Italie et ma mère le suivait. Je crois que ma mère a été une des rares suisses à émigrer en Italie durant cette période ou le mouvement était plutôt inverse! Deux ans plus tard, ils sont revenus en Suisse, à Renens, et en 1969 je suis donc né à Lausanne. Le va-et-vient a continué. J'ai vécu ensuite à Rome jusqu'à l'âge de 2 ans, et puis retour en Suisse, à Genève où j'ai habité une longue période avec mes grands-parents italiens, eux aussi émigrés en Suisse. Ensuite, toujours à cause de l'instabilité du travail de mes parents - d'abord dans l'hôtellerie, ensuite en tant que domestiques pour de riches familles suisses, j'ai vécu à Berne, Neuchâtel, Yverdon... Je changeais d'école chaque année, pratiquement. Alors, pour répondre à votre question, je crois que j'étais confronté à un double problème: celui du "nouveau" arrivant dans la classe en cours année et, qui plus est, "rital". Je raconte cela dans une nouvelle largement autobiographique, d'ailleurs (Pierre qui roule). Il y a eu beaucoup de bagarres, l'adaptation se faisait toujours dans la douleur. Ce n'etait pas de la xénophobie ou du racisme, même si à l'époque je le ressentais comme tel, mais plutôt le fait que j'étais l'autre, le solitaire, celui qui devait affronter le groupe. Je dis "adaptation" car "intégration" ne serait pas le mot approprié. Et puis, quand je m'étais fait ma place, hop, on repartait ailleurs. A la maison, mon père me parlait italien et ma mère français. Jusqu'a l'âge de huit ans, je ne jurais que par la Suisse. Ensuite, ça a été l'Italie à fond. J'étais un "Benette" avec chaussettes Burlington mais sans vélomoteur... Aujourd'hui, je suis apaisé, je possède la double nationalité et je revendique farouchement ma double origine. Curieusement, j'ai découvert Genève et la Suisse d'un autre oeil depuis que je vis en France (Paris, ensuite Bordeaux)...

Le personnage principal de vos deux romans, André Pastrella, porte comme vous un nom de famille italien et un prénom français; l'italo-suisse que vous êtes s'est-il senti, pour reprendre le titre du premier roman habité par Pastrella, "le cul entre deux chaises"?

Oui, certainement. Au même titre que Arturo Bandini pour John Fante, André Pastrella est une sorte d'alter ego. Bien qu'étant un personnage de roman, il est clair qu'un certain nombre de choses écrites dans ce livre sont puisées dans l'expérience personnelle... Un certain vécu transparaît dans Le cul entre deux chaises, mon premier roman écrit en 2002. Avec Banana Spleen (2006), je reprends le même personnage dix ans plus tard. Qu'est-il devenu? Quelles sont ses aspirations? A-t-il "trahi" ses idéaux de jeunesse? Toutefois, un changement s'est opéré dans mon écriture, qui s'est épaissie, en quelque sorte. Je suis davantage dans la fiction, complètement dans le roman, l'aspect "récit" du livre est moins évident, quoi que... je dis ça, mais réalité et fiction sont une sorte de lasagne se superposant en permanence. L'important est sans doute d'écrire avec la bonne distance, ce que je m'efforce de faire.

Serait-il possible d'expliquer comment ces problématiques spécifiques à l'origine italienne se transforment en passant de la sphère du vécu à celle du livre, et réciproquement en quoi l'exercice d'écrire a éventuellement modifié votre perception de ces problématiques?

Dans Le cul, il y a un hommage évident au livre de John Fante Demande à la poussière. Le livre se construit sur la prise de conscience progressive d'André Pastrella de sa "dimension d'homme" (affective, culturelle, sociale...). Quelle place occupe-t-il dans ce monde? L'italianité joue sans doute un rôle de distanciation par rapport à l'environnement social immédiat qui est celui d'une autre culture. Au même titre qu'Arturo Bandini (alter ego de Fante), Pastrella s'affirme dans sa différence et (paradoxalement, parce que parfois ça se fait même dans la douleur), grâce au regard que les autres portent sur lui. Il est significatif, d'ailleurs, que dans le second roman, ce thème de l'italianité (ou ritalitude), n'est plus abordé, ou alors juste par quelques références musicales ou culturelles. Dans Banana Spleen, les thématiques ont changé avec l'âge du personnage. L'intégration à ce niveau est une chose acquise. C'est davantage une marginalité inhérente au personnage qui est évoquée, une sorte d'inadaptation agissant de façon latente.

Votre recueil de nouvelles Sous le ciel des bars reprend dans son titre une chanson italienne. Vous m'avez parlé un jour de Pasolini, qui vous passionnait. Fréquentez-vous beaucoup la littérature italienne, ou plus généralement la production culturelle italienne (cinéma, ...)?

Oui, je suis sans cesse connecté avec cette culture italienne, par mes amitiés, mes voyages... Je lis beaucoup en italien. Il y a une production contemporaine très très riche. Ici, à Bordeaux, un grand nombre d'auteurs italiens sont régulièrement invités pour des manifestations littéraires: De Cataldo, Pinketts, Cacucci, Fois, De Luca, Tabucchi... La diversité de l'Italie induit des points de vue fictionnels d'une grande richesse et variété, il y a un renouveau incroyable. Beaucoup plus qu'en France où le "parisianisme" semble phagocyter ou limiter sérieusement la littérature: nombrilisme, trash, autofiction... On tourne sur soi même... Il me semble que les auteurs apportant quelque chose de nouveau sont ceux qui s'éloignent de la capitale et des cocktails mondains. La centralité de l'édition à Paris est un sérieux problème et, au niveau du roman, la France en paie actuellement le prix. En Italie, vous avez les Sardes, les Siciliens, les Milanais... Vous avez des maisons d'édition importantes disséminées sur tout le territoire et pas sur trois arrondissements d'une même ville. Oui, la culture italienne est bien vivante chez moi. Cinéma, nourriture, musique... Même si, de façon générale, je suis un touche à tout...

Avez-vous écrit, ou essayé d'écrire en italien? Cela a-t-il donné quelque chose?

J'ai écrit une nouvelle qui a gagné un prix de la société des écrivains italien en Suisse. En 1997, je crois. Honnêtement, je ne l'ai pas relue depuis. Je ne pense pas que cela vaille le détour. Je pourrais sans doute écrire en italien, mais pour moi cette langue est davantage liée à l'oralité, aux sensations. Ce que j'écris en italien, ce sont des chansons, pour moi et ma guitare. Surtout pas pour le public!

Vous n'avez rien publié en Suisse romande, et vous vivez aujourd'hui à Bordeaux, tout en revenant régulièrement à Genève. Je ne crois pas me tromper en disant que vous n'appartenez pas, de fait, au monde de la littérature romande, ni sur le plan éditorial, ni sur le plan du réseau social et de l'image. Savez-vous pourquoi?

Tout cela est effectivement très cloisonné. Sans doute est-ce lié à une certaine géographie, physique, psychologique, culturelle. En France, je suis le "petit suisse à moitié rital", mais la France est généreuse sur ce point, elle vous donne votre chance et votre place. Ce qui est incroyable, c'est que mon premier roman, ressorti en livre de poche chez Pocket, se passe à Genève et que les Français découvrent une "réalité romanesque" (bonjour le paradoxe) qu'ils n'auraient jamais soupçonnée... Au même titre que Martin Suter, par exemple, un certain "exotisme" est perçu par les Français dans cette suisse romande finalement si peu connue au-delà des clichés habituels... En réalité, pour ce qui est des "réseaux", je crois qu'il faut laisser faire les choses. Ils se constituent et agissent comme les plaques tectoniques, subrepticement. Je suis un homme de rencontre, pas un homme de réseau. Par exemple, le cinéaste Cyril Bron m'a contacté l'année dernière et on a écrit le scénario du Cul. Actuellement, il tourne à Genève un court-métrage dont j'ai écrit le scénario - avec Jean-Pierre Gos, notamment, dans le rôle principal. Formidable acteur, au demeurant... Voilà, les choses se passent, les conséquences interagissent. Je ne vous cache pas que cela me ferait plaisir d'être davantage connu en Suisse. Mais peut-être que ce dont je parle est trop proche d'une certaine réalité... Je reviens de Pologne où l'on vient de traduire six de mes nouvelles. En Pologne! Qui l'aurait cru... Les rencontres, le one to one... Et puis je bouge tellement que j'ai toujours le cul entre deux chaises. D'ailleurs, le mari de mon éditrice en France (Delphine Montalant), Eric Holder, m'a dit un jour: celui qui a le cul entre deux chaises n'a pas besoin de chaise... Sans doute a-t-il raison...

Bénéficier d'une réception particulière en Suisse ou en Italie serait-il pour vous plus important que de trouver des lecteurs en France ou ailleurs?

Au niveau affectif, oui. J'aime Genève et l'Italie, de façon plus globale car des amis ou de la famille y est disséminée. Pour moi, cela aurait effectivement une résonance particulière. Une tape dans le dos, une reconnaissance. Pas pour l'ego mais parce qu'il est important de recevoir autant que de donner.

Réciproquement, on vous imagine plus facilement lisant des romans américains que de la poésie romande ou le théâtre de Dürrenmatt. La littérature suisse vous a-t-elle malgré tout marqué?

C'est vrai que je lis peu de littérature "suisse", mais si, je lis en ce moment Lila, Lila de Martin Suter. En fait, je crois que je mens toujours un petit peu... Le veinard, il vit à Ibiza et a son réseau en Suisse. En voilà un qui a tout compris... En fait, cela dépend des périodes, j'ai lu tous les "classiques" suisses allemands, Urs Riechle, Georges Haldas, ou encore Ramuz. Mais l'écrivain suisse qui me scotche littéralement au plafond reste Baise Cendrars... Il est vrai aussi que je suis un inconditionnel de la littérature nord-américaine. Les écrivains américains sont libres, ils n'ont pas de "socle" culturel, pas d'entraves, de poids littéraire, de tradition à supporter. La plupart d'entre eux sont "dans la vie" et leur style s'en ressent. Je crois que c'est Blanchot qui disait: "avant d'apprendre à d'écrire, apprenez à vivre". Voila, le style trouve là sa source. Un style "behavioriste", où les personnages se révèlent plus dans ce qu'ils font ou disent que par l'analyse introspective. C'est ce que j'essaie de faire dans mon écriture. Ou que je fais, tout simplement, car cela me correspond. Un l'écrivain qui a été fondamental pour moi, est Philippe Djian. Surtout ses romans écrits dans les années 80. En voila un autre qui a la bougeotte, ses romans m'ont appris qu'on pouvait encore raconter des histoires en langue française en oubliant les classiques et leurs figures tutélaires, étouffantes, parce qu'il y aura toujours quelqu'un pour vous dire que ce que vous faites arrive à peine au petit orteil de Proust ou de Celine... Les classiques existent mais il faut s'en libérer et vivre dans sa roulotte, en traçant sa propre route littéraire...

Votre adresse e-mail aurait pu commencer par beppe.incardona, mais elle commence par joe.incardona. Etes-vous un italo-américain?

Je n'irais pas jusque là. Mais j'éprouve une vraie passion pour les auteurs américains ainsi qu'un certain cinéma, celui des années 1970, notamment, dont je collectionne les films (Peckinpah, Lumet et consorts). Les écrivains américains sont mon Actor's Studio personnel. Même si, bien évidemment, je crois être définitivement sorti du cocon des influences. Mais ma famille est là, indéniablement. Même si après, je peux tomber sur un livres fantastique écrit par un Grec, comme Cavadias, par exemple.

Où en sont vos projets de cinéma?

Le scénario du cul entre 2 chaises est écrit. On va le laisser décanter et puis le retoucher. J'adore écrire les scénarios, c'est jubilatoire tous ces dialogues. En attendant, il y a ce court-métrage, Le Figuier co-produit par un Belge et les institutions suisses. On voulait d'abord voir comment on fonctionnait, Cyril Bron et moi. Ça marche plutôt bien. On est devenu carrément des potes. D'ailleurs cet été on a été invité en France pour un petit festival "Littérature et cinéma". On s'est retrouvé un après-midi dans un gîte très luxueux, autour de la piscine, en peignoirs de bain. On était à Hollywood-sur-Tarn. Ça nous a fait beaucoup rire, la pigna colada dans la main. La réalité, c'est beaucoup de travail et une incertitude permanente quant aux financements. Je ne sais pas comment il fait, je ne pourrais jamais supporter cette pression. Moi, j'écris mon scénario dans ma chambre, c'est ce qui me parait le plus confortable dans toute cette machine... L'équipe qu'il constitue devrait être celle qui fera le long-métrage, son premier. Premier roman, premier long-métrage. Cela s'est fait grâce au livre de poche. Cyril a vu dans Le cul entre deux chaises un certain type de réalité sociale, une façon de raconter inédite. Le projet, espérons-le, verra le jour en 2007 ou 2008. Tout est plus long dans le cinéma.

Pour le coup, c'est la Suisse (ou du moins: un réalisateur suisse) qui s'est intéressée à vous. Simple hasard, ou détail significatif de la réception de vos livres de part et d'autre de la frontière franco-suisse?

Là aussi, encore une fois: la rencontre, le hasard, les sensibilités qui se croisent ou se cherchent, et finissent par se trouver.

Quels sont vos projets littéraires du moment?

D'abord, mon premier recueil est également sorti en poche. Et ça signifie aller vers un nouveau public, c'est important. Dans le tiroir il y a un roman qui attend d'être retravaillé. Une histoire entre un couple d'apprentis écrivains qui finit très très mal. Et puis trois "novelas" dans le genre noir. La novela se situe entre la nouvelle et le roman, une distance particulière, des textes de quarante à quatre vingt pages, environ, que j'apprécie particulièrement. Ce genre existe aux USA, il est peu connu ici. En France, des textes de 80 pages, on les imprime en caractère 16, on élargit les marges et on en fait des romans de 164 pages. Une collaboration pour une bande-dessinée avec Loïc Dauvillier, Ce qu'il en reste, sortira pour le festival d'Angoulême en janvier prochain. Enfin, un tout gros roman qui a pour cadre l'Australie, où, si tout va bien, je devrais retourner plusieurs mois l'été prochain. Je m'oriente de plus en plus vers le "noir", qui pour moi est le roman social par excellence, si tant est que cela signifie quelque chose... On a qualifié mon type de littérature comme étant à cheval entre la collection blanche et la noire: une littérature "grise". Le cul entre deux chaises, décidément, je n'en sors pas...

Propos recueillis par Francesco Biamonte