Dominique de Buman
conseiller national (PDC), porteur de l'initiative parlementaire
sur une réglementation du prix du livre en Suisse.

La librairie indépendante, en Suisse, a connu au cours des dernières années une crise impressionnante. Dans un processus de concentration particulièrement spectaculaire en Suisse romande depuis l'arrivée de la FNAC, mais qui n'épargne pas le reste du pays, plus de quarante librairies ont déposé leur bilan au cours des cinq dernières années pour la seule Romandie; en Suisse alémanique, l'hécatombe est un peu moins impressionnante à ce jour, mais tout semble indiquer qu'elle va se poursuivre. Internet, contrairement à ce que l'on croit parfois, n'a joué jusqu'à présent qu'un rôle très marginal. Quelles sont les conséquences de ce processus pour le livre, pour la culture, pour le public? Comme nous l'avons exprimé dans le dernier numéro de notre revue Feuxcroisés (n°8, 2006), qui comprend un dossier approfondi sur la librairie en Suisse, nous croyons que la diversité et la richesse de la littérature dans ce pays sont de fait menacés par cette situation, tout en reconnaissant la complexité du dossier. Nous défendons à ce titre l'initiative parlementaire actuellement portée par Dominique de Buman, conseiller national PDC, notre invité de ce mois. Son objectif est de formuler, au nom de l'exception culturelle, une réglementation du prix du livre susceptible de limiter la pression économique subie par les librairies indépendantes. La session parlementaire de juin pourrait se révéler décisive pour l'avenir de cette initiative, d'où l'actualité brûlante du sujet pour les professionnels du livre.

En complément au dossier consacré par Feuxcroisés n°8 (2006) à la question de la librairie en Suisse, nous sommes donc heureux d'accueillir Dominique de Buman.

Entretien

Commençons si vous le voulez bien par un point d'actualité un brin polémique, mais qui nous semble devoir être clarifié avant d'entrer en matière plus sérieusement. En effet, lors de l'ouverture du Salon du livre de Genève, le Conseiller fédéral Pascal Couchepin, dont le portefeuille inclut l'Office Fédéral de la Culture, a surpris en annonçant qu'une réglementation du prix du livre n'était plus à l'ordre du jour. Vous avez vous-même fermement protesté lors du Salon contre cette prise de position, à l'occasion d'une table ronde sur la question. A ce stade, quel est l'état du dossier, et quelles sont concrètement ses perspectives? Dans quelle mesure est-il réellement possible de passer outre l'annonce de Pascal Couchepin afin de mener à bon port la réflexion en cours?

Pour répondre à ces question, il est nécessaire de rappeler la chronologie de ce dossier et certains aspects techniques. Feu Jean-Philippe Maitre, conseiller national PDC, avait déposé en 2004 une initiave parlementaire. Cette initiative demandait d'appliquer en Suisse une réglementation du prix du livre, de manière similaire à ce qui se fait déjà dans plusieurs pays d'Europe. Cette initiative a été traîtée par la Commission de l'Economie et des Redevances du Conseil National (CER), puis du Conseil des Etats, qui se sont toutes deux prononcées favorablement sur le principe. A partir de là, il revenait à la CER du Conseil National de présenter un projet de loi. Le CER a alors constitué une sous-commission en son sein, celle que je préside actuellement. Cette sous-commission a commencé par auditionner de nombreux acteurs du monde du livre. Cela lui a permis de prendre la mesure de la complexité du dossier. La sous-commission a alors demandé à l'adminitration fédérale d'élaborer un projet de loi avec différentes variantes. Mais le Conseil Fédéral, et plus particulièrement le Département de l'Intérieur (de Pascal Couchepin, dont dépend notamment l'Office Fédéral de la Culture) et le Département de l'Economie (de Joseph Deiss), ont refusé, arguant du fait que l'initiative était une initiative parlementaire, et qu'il incombait donc au Parlement, et non à l'administration, de faire des propositions concrètes. Là-dessus, on est arrivé à un accord : l'administration fédérale, à travers l'Office Fédéral de la Culture et le SECO, devaient établir un rapport sur les variantes légales possibles, avec leurs avantages et inconvénients respectifs. Ce rapport a mis plus particulièrement en évidence les difficultés juridiques qui entravent une réglementation du prix du livre. Face à ces difficultés, la sous-commission a voté, afin de déterminer si elle estimait oui ou non judicieux de poursuivre les travaux. A une très courte majorité, elle a décidé qu'il valait mieux laisser tomber cette initiative. Cependant, cette décision de la sous-commission doit encore être ratifiée par la CER, dont la composition, en termes de représentation politique, est un peu différente de celle de la sous-commission. Pascal Couchepin, en tant que membre du Conseil Fédéral qui avait tant insisté sur la stricte répartition des tâches, n'a donc pas à venir faire une déclaration comme celle-là, qui tente de court-circuiter le travail de la CER et du Parlement, dans le cadre médiatique de l'ouverture du Salon du livre… On ignore à ce stade comment la CER va voter, et quand : peut-être dès la session de juin, mais peut-être aussi après l'été seulement.

En quelques mots, quels sont les objectifs poursuivi par l'initiative parlementaire dont vous portez le projet?

Le problème de fond, c'est la question des prix à l'approvisionnement. Pour les livres à gros tirage, les grands distributeurs peuvent négocier avec les diffuseurs des prix d'approvisionnement bien plus bas que les petits libraires. (Les diffuseurs sont des intermédiaires entre l'éditeur et le libraire ; si c'est l'éditeur qui fixe le prix du livre, c'est le diffuseur qui fixe les taux de conversion en francs suisses pour les livres importés - la plus grande partie des livres vendus en Suisse sont édités à l'étranger - en prélevant au passages des marges pouvant aller jusqu'à 37% en Suisse romande, ndlr). Un grand magasin qui sait qu'il vendra 1000 Harry Potter peut négocier avec le diffuseur un autre prix que le petit libraire qui en vendra 100. Les prix pour les ouvrages spécialisés, atteignant un public restreint, en revanche, varieront moins, ou pas du tout. Le gros libraire, voire la grande surface, sont donc à même de vendre le best-seller moins cher, comme produit d'appel. Le petit libraire, s'il veut rester concurrentiel, sera par conséquent obligé de se contenter d'une marge faible sur ces best-sellers. Il n'aura dès lors plus la possibilité de diversifier son assortiment en comptant sur les revenus générés par les best-sellers. Or comme vous le savez, le livre n'est pas un article que l'on achète toujours en sachant à l'avance quel titre on voulait. On entre dans une librairie, on en sort peut-être avec ce qu'on venait chercher, peut-être avec autre chose. C'est un marché de l'offre. Les gens vont donc acheter le best-seller là où il est le moins cher, et même s'ils vont dans une petite librairie malgré tout, ils y trouveront un assortiment moins diversifié. D'où un recul culturel en termes de diversité. Lutter contre cet appauvrissement, tel est le cœur de l'initiative Maitre.

Que peut réellement une réglementation du prix du livre selon vous? Qu'en est-il en Suisse alémanique, où un accord interprofessionnel limite les fluctuations de prix ? Et dans les pays voisins, ou dans d'autres pays plurilingues (la Belgique par exemple)?

Je ne connais pas le cas de la Belgique. Dans d'autres pays européens, il existe des réglementations diverses, allant des systèmes les plus libéraux (en Italie) au plus réglementé (en France, avec la loi Lang qui impose un prix unique). On constate actuellement que c'est en France que la concentration a été la moins forte. Les disparitions de librairies ont été bien moins nombreuses qu'ici, proportionnellement, depuis l'entrée en vigueur de cette loi. En Suisse alémanique, où l'accord interprofessionnel " Sammelrevers " a été en vigueur jusqu'à présent, la concentration a lieu, mais dans des proportions là aussi moins importantes qu'en Suisse romande : plus de 20 librairies y ont certes disparu au cours des dernières années, mais ce chiffre a dépassé les 40 en Suisse romande.

Il ne m'a jamais été donné d'entendre aucun acteur de la branche du livre se positionner ouvertement contre une réglementation des prix. Même ceux qui, en apparence du moins, peuvent le mieux tirer profit d'une situation non réglementée - on pense surtout en Suisse romande à Payot et Fnac, mais aussi aux diffuseurs - ne s'opposent pas ouvertement au principe du prix unique. Dans le cas de Fnac, on affiche de la disponibilité, dans le cas de Payot, on ne se prononce pas, tout en récusant tout désir d'hégémonie. Dans ces conditions, comment se fait-il que ce dossier n'avance pas plus vite, si toute la branche est d'accord sur le principe? L'opposition à ce principe de réglementation vient-il uniquement des difficultés techniques que vous avez évoquées, ou est-il plutôt de nature politique ?

Les opposants sont surtout mûs par des considérations idéologiques propres à la droite pure et dure. C'est cette mentalité qui considère aveuglément que l'Etat n'a pas à intervenir dans l'économie, point. Sans prendre en considération des réalités un peu moins simples. Au niveau politique, ce sont bien sûr les UDC, les Radicaux, et, je dois le reconnaître, une partie des PDC. Quant aux gros distributeurs que vous évoquez, ils jouent parfois un double jeu, en se présentant comme des acteurs motivés par la dimension culturelle de leur travail, mais en s'opposant en réalité à une réglementation des prix.

Techniquement, deux difficultés sérieuses sont invoquées par les professionnels de la branche qui s'attachent à trouver une forme possible de réglementation. La première et la plus évidente concerne les différences interrégionales, avec des situations historiques et de marché passablement différentes pour les diverses régions linguistiques du pays. N'oublie-t-on pas de souligner les points communs qui existent malgré tout entre ces régions? Quant aux différences, bien réelles tout de même, comment comptez vous les gérer?

Chaque zone linguistique du pays a en effet un régime différent. En Suisse alémanique, l'accord interprofessionnel " Sammelrevers " a fonctionné jusqu'à présent, mais la Comco l'a mis en cause et un recours est aujourd'hui pendant. En Suisse romande, on n'a aucune espèce de réglementation. En Suisse italienne, la situation est encore différente, de par la petite taille de cette région et son orientation vers l'Italie. Une autre différence concerne les tabelles, c'est-à-dire les taux de conversions pratiqués à l'importation par les diffuseurs, qui ne sont pas tout à fait les mêmes d'une région à l'autre. Un point commun d'importance relie toutefois toutes les régions du pays : partout, le 80% des livres vendus sont importés.

Justement, le rôle des diffuseurs est difficile à évaluer. D'une part, ils limitent la puissance concurrentielle des grandes librairies, en permettant à tous les commerces, quelle que soit leur taille et leur stock, d'obtenir rapidement les commandes de leurs clients. D'autre part, le contrôle des prix leur revient, et leur confère une force que beaucoup trouvent excessive. Comment voyez-vous leur rôle?

Les opposants à l'initiative estiment qu'il suffirait d'une intervention de l'Inspecteur des Prix sur les tabelles pratiquées par les diffuseurs, accusés de se payer eux-mêmes trop grassement. Monsieur Prix a de fait négocié une baisse de deux fois 2%, sur deux ans, des tabelles des diffuseurs alémaniques. Et en effet, si le livre est trop cher en Suisse, ça n'est bien pour personne. Je dirais que la différence de salaires, de prix de location des locaux commerciaux, etc, peut justifier une différence de prix à la vente entre Suisse et Union Européenne de 20%, mais pas plus.
Mais quoi qu'il en soit, cette mesure ne peut régler le problème que du point de vue strictement économique du consommateur, en modérant le prix du livre à l'achat. Elle ne règle pas le problème du point de vue du petit libraire, qui devra toujours se débattre avec des différences de prix à l'approvisionnement et à la vente entre sa petite structure et les grands distributeurs.

Justement, à propos du " consommateur " : un entretien avec Sylviane Friedrich, libraire indépendante, et Pascal Vandenberghe, directeur de Payot, figure dans le dossier de Feuxcroisés n°8 auquel il a été fait allusion ci-dessus. Ils semblent s'entendre sur plusieurs points, notamment en mettant le "lecteur" au centre de l'attention. "Lecteur" est-il une traduction de circonstance de "consommateur" ou de "public"? Pour le prendre par un autre biais: Stefan Zweifel, dans ce dossier, souligne comment les journaux alémaniques résistent à présenter les "coups de coeur des libraires" au lieu des "meilleures ventes"...

Pascal Vandenberghe joue un double jeu. Il est brillant, volubile, et se présente comme un amoureux du livre, ce qu'il est sans doute aussi, je ne le conteste pas. Il fait passer Payot pour une librairie comme les autres. Et ça, c'est faux : Payot appartient en effet au groupe Hachette, qui est à travers ses différentes branches, à la fois éditeur, diffuseur (en Suisse, L'Office du livre est entre les mains d'Hachette), libraire (à travers Payot), et se trouve de ce fait dans une position de force très évidente. Quand Pascal Vandenberghe conteste que la puissance accrue de son entreprise nuise à la diversité de l'offre, il donne une vision incomplète et faussée de la situation. Payot, c'est vrai, montre qu'un grand distributeur peut proposer de grands assortiments, et un conseil de qualité par de vrais libraires ; mais la concentration telle qu'elle a lieu actuellement ne permet pas le développement de librairies de niche, avec un profil propre marqué. On peut en prendre pour preuve l'exemple de la France, qui est comme je l'ai dit le pays d'Europe où la réglementation est la plus contraignante, et aussi celui où la concentration a été la moins sévère.
Pour ce qui est de la différence entre consommateur et public : tout est là. En effet le livre n'est pas menacé en tant que secteur commercial : il s'en vend beaucoup. La branche n'est pas mise en danger d'un point de vue quantitatif, mais d'un point de vue qualitatif. C'est bien la diversité, je le répète, qui est en cause.

Techniquement, la question des modalités de la réglementation n'est pas éclairice. Deux alternatives majeures sont prises en considération: soit une définition précise du prix, donc de la marge exacte du diffuseur et du libraire; soit l'établissement d'une fourchette pour ces marges, qui limiterait sans les annuler les différences de prix en librairie. Qu'en est-il ?

On n'en est pas encore au point de discuter de l'option entre un prix minimum, un prix maximum ou un prix unique. En gros, pour esquisser une réponse, on peut dire que le prix minimum a l'avantage de ne mettre personne sur la paille, mais ses conséquences à terme sont difficiles à prévoir : les petits libraires risquent de se trouver contraints malgré tout à hausser leurs prix, creusant ainsi leur désavantage concurrentiel. Le prix maximum ne règle rien, bien évidemment. Le prix unique ouvre de nouvelles questions ; celle des possibilités de rabais pour certains acheteurs (notamment les écoles) ; celle de savoir si le prix unique en question serait valable seulement pendant une certaine durée après la sortie du livre. Les questions relatives à ces différentes options ont déjà été listée dans les pays voisins lorsqu'ils ont fait leurs choix. Il faut en outre s'interroger sur la place du livre indigène face à la production étrangère. Mais comme je le disais il est un peu trop tôt pour entrer dans ces détails. Pour le moment, la Commission de l'Economie et des Redevances doit décider si elle veut ou non d'une réglementation. Et c'est une décision politique. Les questions techniques actuelles sont d'un autre ordre : il s'agit de savoir sur quelle base légale travailler. Une option consisterait à formuler une nouvelle loi fondée sur l'article sur la culture (art.69) de la Consitution ; mais il faut d'abord interpréter cet article, pour comprendre s'il est utilisable dans ce sens. Une autre option serait que le Conseil Fédéral édicte une dérogation à la loi sur les cartels. Dans le premier cas, la formulation de la loi resterait entre les mains du Parlement ; dans le deuxième cas, il faudrait que tous les milieux concernés adressent une demande au Conseil Fédéral… mais en sachant que le Conseil Fédéral n'est pas très chaud.
Si la CER devait rejeter l'idée de préparer une loi, une autre option possible serait de préparer un nouvel article constitutionnel, qui devrait alors être voté à la fois par le Parlement, le peuple et les cantons.

Le débat qui se joue actuellement coïncide, par hasard je pense, avec la discussion de deux articles constitutionnels au parlement: la loi sur les langues et la loi sur la culture. Faut-il penser ensemble ou séparément ces différentes questions?

Un transfert de la question vers la loi sur la culture serait en effet imaginable, pour autant que l'article 69 de la Constitution soit jugé suffisant pour intégrer dans la nouvelle loi sur la culture une réglementation du prix du livre.

François Vallotton, dans le dossier de Feuxcroisés n°8 consacré à la librairie en Suisse, souligne le fait que la réglementation de prix est nécessaire, mais ne saurait endiguer à elle seule la crise de la librairie et celle du livre, car cette mesure n'intervient qu'en un point de la chaîne. Pour défendre une diversité et une accessibilité du livre aussi grandes que possible, sur quels autres terrains pensez-vous qu'il faudrait travailler?

Un point important concerne le mode de répartition des subventions à la création, à des ouvrages d'intérêt régional, etc. Moins directement, le travail est du ressort de l'instruction publique. Si on enseigne bien la langue et la littérature, l'intérêt pour le livre ne peut qu'en bénéficier.

Propos recueillis par Francesco Biamonte