LE CULTURACTIF : On vous a posé
maintes fois la question du "genre". Là encore,
il faudrait la poser: L'Art du voyage est un essai, mais très
particulier. Flânerie drôle et philosophique,
développée par chapitres thématiques
(un lieu, un accompagnateur littéraire ou pictural,
une idée du voyage), votre texte fait une grande place
au souvenir personnel, à la narration autobiographique.
Cette question du genre (fiction/non-fiction, etc.) vous paraît-elle
bonne, pertinente? Y voyez-vous les termes d'un débat
dépassé ou actuel?
ALAIN DE BOTTON : Dans mon travail,
une grande question se pose constamment à moi: devrais-je
me situer dans le général ou plutôt dans
le particulier? En d'autres termes, devrais-je, comme le ferait
un romancier, parler d'une histoire en particulier, de mon
histoire, de ce qui est arrivé à tel personnage,
tel jour et à tel endroit de notre planète?
Ou devrais-je être un philosophe, un généraliste,
un universaliste, c'est-à-dire quelqu'un qui pose des
questions comme : "Qu'est-ce que l'amour? Qu'est-ce que
le voyage?", au lieu de décrire telle histoire
d'amour ou tel voyage. J'oscille entre les deux: si je passe
trop de temps dans le général, j'éprouve
un besoin impérieux de revenir au particulier, et vice
versa. Je pense que j'ai à l'esprit une nouvelle façon
d'écrire qui parvient à fusionner les deux genres.
Mais c'est arrogant de parler d'une "nouvelle" façon
d'écrire. Montaigne et Proust y sont bien sûr
parvenus par le passé et lorsque je ne suis pas trop
intimidé par leur génie, je m'inspire de leur
exemple.
Dans un esprit plus général,
on a l'impression que vous visez à une sorte de conciliation
entre l'intellectuel et le créateur: c'est une conciliation
tout à la fois personnelle et culturelle. Etes-vous
un intellectuel (un philosophe) ou un écrivain - si
tant est que cette distinction ait un sens à vos yeux
?
J'aimerais être à la fois
écrivain et philosophe, théoricien. Le terme
qui me plaît le plus est "essayiste": il suggère,
à mon avis, l'idée d'une conciliation entre
les deux genres. Je suis une personne à la fois ancrée
dans le particulier et à la recherche du général.
J'aime percevoir les grands thèmes de la vie, même
dans les situations quotidiennes (aller au supermarché,
regarder la lune, s'endormir).
Que ce soit autour du voyage ou de
Proust ou de la Philosophie, vos livres me semblent aussi
opérer une sorte de conciliation entre une attitude
extrêmement lettrée et philosophique et les tracas
de "monsieur tout le monde". On a parlé,
à votre égard, d'une écriture post-moderne
(pour la question des genres) ; n'y a-t-il pas aussi une visée
post-moderne (un passage du Masscult au Midcult, selon les
termes de Dwight McDonald), dans cette attitude sans complexes
à l'égard de la culture (à la portée
de tout un chacun) ?
Deux aspects de la culture littéraire
me heurtent beaucoup: d'une part un style "académique"
aride et pompeux basé sur l'idée que le lecteur
est une sorte d'être surnaturel qui dispose d'un temps
infini pour lire et qui n'est pas gêné par l'ennui;
et d'autre part une voix issue de la culture de masse, condescendante,
superficielle, optimiste et naïve que l'on trouve dans
les magazines et à la télévision. Ce
qui m'attire, c'est un entre-deux idéal; une voix à
la fois démocratique et sérieuse, pleine d'humour
et profonde. Le XVIIIe siècle nous en offre le modèle
parfait. A cet égard, Voltaire occupe une place centrale:
il écrivait pour un nouveau public issu de la classe
moyenne et il considérait que ses livres devaient être
à la fois compris de tous et en aucun cas condescendants.
Aujourd'hui, le monde est bien sûr très différent,
mais cette vision de Voltaire continue à m'attirer.
"(
) Vélasquez l'aidait
à voir le gris et les rudes visages de grosses cuisinières.
Monet l'aidait à voir les couchers de soleil, Rembrandt
la lumière matinale et Vermeer les jeunes filles et
les femmes d'Arles": ce que vous dites de Van Gogh est
aussi la quintessence de votre écriture. La citation,
la référence au passé, étant pour
vous une manière de "voir" et de nous offrir
votre "vision du monde". Croyez-vous - comme le
pensait Bacon - que l'art nait du désir de "faire
toujours la même chose, mais avec plus de clarté,
plus de précision, plus de violence"?
La création artistique peut
être motivée par une multitude de choses; l'une
d'elles est le désir de saisir, retenir et savourer
les expériences que nous manquons souvent au quotidien
ou qui s'évanouissent trop rapidement. J'ai commencé
à écrire à l'âge de huit ans (il
s'agissait d'un journal intime), afin de me rappeler de tous
les détails de vacances en Grèce que j'avais
beaucoup aimées. J'étais si triste que les vacances
soient terminées que j'ai tout noté afin de
préserver cette expérience à l'intérieur
de moi. Mes thèmes d'écriture ont peut-être
changé depuis lors, mais cette impulsion est certainement
restée la même.
Dans vos
textes, très maîtrisés formellement, et
très musicaux et entraînants, on a l'impression
d'une promenade à la Rousseau
On aurait envie,
en vous lisant, de pénétrer un peu dans votre
laboratoire d'écriture. Comment écrivez-vous?
Comme un philosophe qui développe un thème?
En faisant des recherches? En collectionnant vos citations
au préalable ou plutôt en "libre association"?
Avec un plan de l'uvre?
Je développe mon écriture
à partir de deux points de vue. Premièrement,
j'érige une superstructure intellectuelle que l'on
pourrait peut-être comparer aux "squelettes"
d'acier et de béton d'un bâtiment. Cette superstructure
sert d'articulation aux éléments principaux
du livre que je suis en train d'écrire. Mais j'ajoute
ensuite à cela toutes sortes d'impressions personnelles,
des souvenirs, des pensées qui me viennent à
l'esprit en lisant des ouvrages écrits par d'autres
etc... Les plans de mes livres sont très bien élaborés
et je suis fier de leur "architecture". Mais un
livre qui ne serait qu'architecture serait dépourvu
d'intérêt.
On pourrait
dire que votre Art du voyage convient aussi bien aux voyageurs
immobiles (tel que Des Esseintes ou De Meistres, cités
au début et à la fin de l'ouvrage) qu'aux voyageurs
au sens littéral du terme. Voyager n'est donc qu'une
"condition de l'esprit" (pas forcement liée
à l'espace)?
Je pense que l'on peut définir
"être un bon voyageur" entre autres par "être
disposé à prêter attention au monde qui
se trouve autour de soi". Selon cette définition,
être un voyageur ne signifie pas forcément se
rendre à un endroit particulièrement lointain.
On peut être un voyageur dans le village d'à
côté, dans sa propre maison, dans sa chambre
à coucher
L'un des plus grands écrivains-voyageurs
de tous les temps fut Marcel Proust, qui ne quitta jamais
sa chambre
On retrouve
dans L'Art du Voyage votre recherche du bonheur et du beau.
Encore une fois, le monde est appréhendé avec
l'aide des grands penseurs du passé, et, ici en particulier,
des artistes. La Provence peut retrouver l'éclat de
ses couleurs, si on la relit dans le tableau de Van Gogh,
tout comme la campagne anglaise a dû attendre les peintres
et les poètes du XVIII pour intéresser les touristes
(et certaines falaises devenir sublimes sous l'impulsion de
l'Enquiry de Burke). L'art et la pensée ont donc un
rôle fondamental dans la vision du monde?
L'un des problèmes majeurs de
la vie, c'est que l'on ne prête pas assez attention
à tout ce qui en fait la richesse. Nous nous laissons
régulièrement envahir par l'ennui et avons souvent
le sentiment que tout ce qui nous entoure est sans vie, dépourvu
de goût et d'intérêt. Et nous aspirons
à être ailleurs, avec quelqu'un d'autre etc
L'une des grandes fonctions de l'art et de la pensée
est de nous rappeler la complexité et l'intérêt
de toute chose.
Cela pose aussi le problème
du réel: est-ce qu'il est possible, à votre
sens, d'appréhender la réalité sans les
philtres de l'art et de l'intelligence? On pourrait croire,
en vous lisant, que votre position est plutôt celle
d'un Roland Barthes
Il est vrai que pour "voir"
les choses, il faut avoir une certaine idée de ce que
nous recherchons. D'une certaine façon, "voir"
signifie "reconnaître". L'un des avantages
d'un contact prolongé avec la "culture" est
que l'on acquiert un nouvel éventail de choses à
voir et à rechercher lors de nos voyages à travers
le monde.
Pour le Culturactif, je ne peux pas
esquiver la question de la langue. Vous êtes né
à Zurich et vous vivez à Londres depuis 1981.
Vous écrivez en anglais, mais vos livres sont bourrés
de culture francophone (Proust bien-sûr, mais aussi
Montaigne dans le fond). Est-ce que vous concevez votre écriture
(et vous-même) comme cosmopolite ou plutôt anglais
(understatement est un terme qu'on pourrait facilement "coller"
à votre style
)?
Je suis issu d'un contexte culturel
plutôt hétérogène. Il me faut quelques
minutes pour expliquer cela. Bien que j'aie vécu en
Angleterre depuis l'âge de douze ans (j'en ai maintenant
trente-trois) et bien que l'anglais soit la langue dans laquelle
je fonctionne le plus aisément, je reste - pour une
raison dont je n'ai pas conscience - très intéressé
à toute une série d'écrivains français
et allemands: Montaigne, Proust, Schopenhauer, Nietzsche.
Je me sens instinctivement attiré par leur voix terrestre,
élégante, intelligente et badine, que je ne
retrouve pas tellement dans la littérature anglaise.
Ceci dit, j'ai beaucoup appris du pays où je vis: en
Angleterre, le plus grand péché pour un intellectuel
est de se prendre trop au sérieux; ce qui explique
pourquoi les intellectuels anglais sont toujours bien plus
modestes dans leurs affirmations et leurs idées que
certains Européens du Continent. Ils utilisent la litote
et l'ironie, et c'est cette manière d'écrire,
plus modeste, qui m'attire.
Comment voyez-vous la Suisse littéraire
et culturelle, depuis votre "donjon" londonien et
votre attitude voyageuse?
C'est très étrange qu'aucune
uvre de romancier ou essayiste suisse ne soit actuellement
traduite en anglais et publiée dans le monde anglo-saxon.
Je dois être l'unique Suisse qui bénéficie
de ce privilège. Par conséquent, il m'est difficile
de savoir ce que font mes compatriotes suisses en matière
d'écriture - et c'est une chose dont je me sens assez
coupable. Les réussites de la Suisse sont bien entendu
nombreuses, particulièrement dans les domaines de la
finance, de la science, du design, de l'ingénierie
et de l'architecture. Mais l'on peut être patriote et
reconnaître qu'au cours de ces dernières décennies
la littérature suisse en est venue à poser problème.
Propos recueillis par Pierre Lepori
Traduit de l'anglais par Ivana Bardina
|