Mona Chollet

Mona Chollet est née à Genève en 1973. Après une demi-licence en lettres dans cette ville, elle a étudié le journalisme à Lille. Elle vit aujourd'hui à Paris.

Son site web Périphéries [http://www.peripheries.net] nous a frappé et engagé à l'inviter sur nos pages - ce que nous faisons à l'occasion de la sortie de son second essai, La Tyrannie de la réalité, également livre du mois de nos pages de novembre 2004. Plume et pensée vive, pleine d'énergie et d'envie de penser, Mona Chollet a une manière manière particulièrement naturelle d'associer la lecture de textes littéraires à sa critique sociale et culturelle. Dans la lignée de la gauche contestataire des années 1960-1970, elle conserve toutefois des options très personnelles, trop intelligente et vivante pour en adopter les clichés (à quelques rares exceptions près) ou pour entrer dans une logique partisane. Prolixe, elle évite soigneusement de " prendre le temps de faire court ". On trouve ainsi des réflexions de plusieurs pages sur les livres qu'elle souhaite présenter ou discuter sur son site - et l'on croit y deviner une revanche prise sur la brièveté requise dans sa profession de journaliste. Comme son style délié est transparent et agréable, on ne peut que se réjouir de ses calibres.

 

Interview avec Mona Chollet

Le Culturactif : Mona Chollet, vous écriviez dans de nombreux médias avant d'ouvrir votre site, et publiez encore dans plusieurs organes de presse ou d'information. Comment est né le site, de quel sentiment, de quel besoin ?

Mona Chollet : L'ouverture du site a précédé mon entrée dans la vie professionnelle. Thomas Lemahieu et moi l'avons créé pendant nos études à l'Ecole de journalisme de Lille. C'était un moment où nos rêves et notre conception de ce métier se heurtaient à la réalité des pratiques, aux exigences du marché. On avait des envies, des convictions, et on découvrait un milieu, avec ce que ça comportait de prosaïsme et d'étroitesse de vue. L'enseignement que nous recevions n'intégrait aucun regard critique, aucune remise en cause : son but était que nous réussissions au mieux notre insertion professionnelle, ce qui impliquait de ne pas poser trop de questions ! Avec le site, nous nous sommes dotés d'un espace où nous pouvions nous passer de toutes les contraintes qu'impliquait notre activité journalistique " officielle " : hiérarchie, rentabilité, ciblage du lectorat, enchaînement à l'actualité dans son sens le plus restrictif…

Et surtout d'un espace où nous pouvions conjuguer notre goût pour la lecture, pour l'activité intellectuelle, avec le regard sur l'actualité. Ce qui était plutôt mal vu : quand on se faisait traiter d'" intellos " par d'autres étudiants, ce n'était pas un compliment. A leur entrée à l'école, la plupart cessaient de lire autre chose que la presse, des " fast books " de journalistes - et, à la limite, quelques romans à la mode… Ça produisait une mentalité et un univers extrêmement pauvres, déprimants, avec un vocabulaire limité au jargon médiatique, beaucoup de préjugés, de formules toutes faites, le tout enrobé de quelques jeux de mots qui procuraient une grande satisfaction à leurs auteurs, mais qui avaient plutôt tendance à me consterner. De notre côté, on avait absolument besoin de continuer à se nourrir de toutes sortes de livres, à satisfaire notre curiosité, notre besoin d'univers différents. Il y avait peut-être une part culturelle dans notre scepticisme : on était deux francophones (Thomas est belge) face à des Français tellement capables de s'enivrer de leur propre virtuosité dans le maniement de la langue, qu'ils en perdaient de vue toute préoccupation quant au sens ou au fond de leur propos, de leur démarche.

Pouvez-vous nous commenter le titre et le sous-titre du site : " Périphéries - escales en marge " ?

C'est un titre qui reflète la conviction que les discours les plus pertinents et les situations les plus significatives ne sont pas forcément là où les grands médias vont les chercher. On a par exemple fait beaucoup d'entretiens avec des intellectuels ou des artistes (nos " gens de bien ") qui ne sont pas les plus sollicités, les plus en vue, mais dont les travaux nous paraissent essentiels, et ont modifié notre propre manière de voir ou - carrément - d'être au monde. Sans tomber dans un " small is beautiful " trop systématique, on a aussi conscience de refléter des points de vue plutôt minoritaires. (Moi, par exemple, je fais partie de ces Suisses qui, la plupart du temps, quand ils votent, connaissent à l'avance les résultats : là où ils ont dit " oui ", ce sera " non ", et vice-versa !) Vous savez ce que dit Godard, " le minoritaire, c'est ce qui concerne tout le monde, et le majoritaire, c'est ce qui ne concerne personne "…

On continue aussi, Thomas surtout, à suivre très attentivement les mouvements de chômeurs, parce qu'on a le sentiment que quelque chose de décisif se joue là : comme disent nos amis de l'APEIS (Association pour l'emploi, l'information et la solidarité des chômeurs et des précaires), ils constituent, par la force des choses, une " avant-garde de situation ". L'APEIS, AC !, les intermittents, ou encore les " Chômeurs heureux " en Allemagne, sont les seuls aujourd'hui à affronter vraiment la question des mutations du travail et de la redistribution des richesses, alors que les pouvoirs publics font tout pour l'éluder, et ils produisent des réflexions passionnantes à ce sujet.

A la création du site, " périphéries " pouvait aussi s'entendre au sens géographique du terme, parce qu'on vivait à Lille, c'est-à-dire dans ce que les Français appellent la " province ", et qu'on trouvait beaucoup à redire au journalisme régional, corseté par ses contraintes et ses dépendances de tous ordres, par sa routine, son manque de curiosité - je généralise, bien sûr, mais bon… A partir du moment où on est venus s'installer à Paris après nos études, ce sens géographique de la " périphérie " s'est un peu perdu ! Encore que : il y a trois ans, j'ai profité d'un de mes retours à Genève pour faire un reportage sur l'Ilot 13, un " périmètre alternatif " situé derrière la gare : une expérience qui, comme les squats, me semblait pouvoir intéresser les Français, qui connaissent peu ce genre de choses.

Gens de bien :
http://www.peripheries.net/g-acc.htm

Sur les chômeurs :
Avec l'APEIS et Ne Pas Plier :
http://www.peripheries.net/i-apeis.htm
Autour des " recalculés " :
http://www.peripheries.net/i-recalcul1.htm
Le manifeste des " Chômeurs heureux " allemands :
http://www.cequilfautdetruire.org/

L'Ilot 13 :
http://www.peripheries.net/i-ilot.htm

Connaissez-vous un peu votre lectorat ? Recevez-vous beaucoup de retours, de questions ? de critiques ? Si oui, de quel ordre ? Le site invite en effet à vous écrire, mais je ne crois pas qu'il s'y trouve de forum ou de lieu ou les messages d'internautes soient consultables.

Ce qu'il y a de beau, avec Internet, c'est qu'on ne sait pas du tout à l'avance à qui on s'adresse. Les gens arrivent par le bouche-à-oreille, par les liens, par les moteurs de recherche… On fait tout pour que le site soit accessible au maximum de gens, pour qu'il soit le moins " excluant " possible, on soigne beaucoup l'écriture, la clarté, mais ensuite, on ne veut surtout pas le " calibrer " pour plaire à un certain type de public. On ne mesure même pas les pages vues, parce qu'on ne veut pas savoir quels articles ont plus de succès que d'autres. Notre seul critère est de faire ce qui nous plaît à nous. La seule indication, ce sont les abonnements (3276 à l'heure où je vous parle)… et les messages. On en reçoit de très beaux, de très enthousiastes. Le site est un moyen merveilleux d'attraper dans nos filets des gens qui partagent notre sensibilité, nos désirs, nos préoccupations, tout en étant d'horizons (géographiques, sociaux, professionnels…) très variés. C'est d'un réconfort incroyable, surtout à une époque où on se sentirait parfois très seul et très déprimé si on devait s'en tenir aux reflets que les médias majoritaires donnent de la société. De ce côté-là, Internet est vraiment providentiel… Mais sinon, effectivement, le site n'a ni forums, ni courrier des lecteurs. Le principe des forums nous laisse sceptiques. Comme dit l'écrivain Jean Sur : " Il ne faut pas mettre ses gribouillis dans les dessins des autres : il faut regarder les dessins des autres, et faire ses propres dessins. "

Portrait de Jean Sur :
http://www.peripheries.net/g-jeansur.htm

Votre site intègre de façon passionnante le regard sur la littérature dans un discours essentiellement politique et social. Comment pourriez-vous décrire - si cela peut se faire en quelques mots - la place de la littérature dans votre regard sur le monde ?

Je crois que j'ai une approche à la fois très respectueuse et très irrespectueuse de la littérature. Je n'ai jamais vraiment pu m'habituer à la façon dont on en parlait à l'Université : il y avait une sorte d'écrasement paralysant par le prestige, les références, les usages, la pose, le jargon… Dans quelques cas, j'ai assisté à des cours enthousiasmants, où le décorticage permettait d'augmenter encore l'impact de l'œuvre, mais parfois, aussi, j'ai eu l'impression que le but inconscient était d'annihiler cet impact. Je me souviens notamment d'un séminaire sur Corinna Bille, auquel je m'étais inscrite parce que j'adorais cet auteur : très mauvais calcul… Il a bien failli me dégoûter à vie de Corinna Bille. Bref, l'approche " encadrée " de la littérature m'a plus souvent découragée que stimulée. Alors, ce que je préfère, c'est encore tomber sur un auteur à bras raccourcis, en envoyant valser tous les appareils critiques !

C'est sans doute plus sensible dans mon livre, parce que sur le site, je parle plus d'essais que de littérature. Par exemple, je n'avais jamais trouvé Madame Bovary particulièrement captivant : pour moi, il faisait partie de ces livres dont on nous a tellement rebattu les oreilles à l'école qu'on ne sait même plus très bien si on les a lus ou non… Mais à partir du moment où, pour mon livre, je l'ai repris parce que j'avais l'intuition qu'il contenait des informations capitales sur le rapport au rêve dont nous avions hérité, ça a été complètement différent. J'ai été éblouie par ce que j'y ai trouvé. Ensuite, j'ai dévoré la Correspondance de Flaubert… Je me suis rendu compte que l'immeuble parisien où il avait vécu était tout près de chez moi, que je passais souvent devant, et je suis allée me planter béatement devant la façade, la bouche ouverte… La rencontre avec cet auteur, que mes études avaient été incapables de provoquer, c'est là qu'elle s'est produite. J'avais toujours su que c'était un génie, puisqu'on me l'avait seriné et que je devais bien reconnaître que ce monsieur savait faire des phrases, mais, tout d'un coup, j'ai compris pourquoi il était génial.

Qu'est-ce qui distingue vos livres de vos interventions sur peripheries.net?

A travers le premier, Marchands et citoyens, la guerre de l'Internet, j'avais envie de défendre les usages créatifs et désintéressés d'Internet, qui me semblaient totalement occultés dans les débats publics : on peignait Internet soit comme un immonde grouillement de nazis et de pédophiles, soit comme un lieu de shopping. Au mieux, les sites personnels étaient présentés comme de simples galeries de photos de vacances, alors que la réalité était infiniment plus riche que cela. Le réseau marque tout de même la réalisation technique, concrète, pour un grand nombre de gens, du droit à la liberté d'expression garanti par les démocraties à leurs citoyens : un droit qui, auparavant, par la force des choses, restait surtout théorique… A beaucoup d'égards, Internet modifie la donne intellectuelle, il bouleverse le statut des auteurs, l'économie de la connaissance, mais, au lieu de se pencher sur les implications de tout ceci, de réfléchir aux bénéfices que la société pourrait en tirer, on préfère le rejet, la diabolisation. Je me suis notamment affrontée à ce sujet avec Alain Finkielkraut, auteur d'un petit livre atterrant sur Internet (lui aussi avait trouvé le mien atterrant, ça tombait bien), à une époque où je pouvais encore envisager de débattre avec lui. Sous prétexte de tempérer une " euphorie " qui n'avait même pas eu le temps de s'exprimer, le débat a été confisqué. Mais moi, je trouve qu'il y a quelques raisons effectives d'être euphorique, et elles sont suffisamment rares à notre époque pour qu'on ne crache pas dessus quand elles se présentent ! Même à gauche, beaucoup ne voient Internet que comme un gadget de plus fourgué par les industriels, un nid à start-up, un cheval de Troie des méchants Américains, du libéralisme et je ne sais plus trop quoi encore… C'est désolant, parce que ce discours dissuade des acteurs potentiels du réseau de s'en emparer. A l'époque où j'ai fait ce livre, en 2001, on était quelques-uns, notamment au sein d'un collectif baptisé Minirézo, à essayer d'attirer l'attention sur ces enjeux, parce qu'on faisait l'expérience directe, à travers nos sites respectifs, de ce qu'il y avait à défendre.

Disons que le premier livre était dérivé de la forme de Périphéries, de son support, et le deuxième, La tyrannie de la réalité, de son contenu. L'essentiel du propos du livre est original, mais j'y ai aussi repris beaucoup d'analyses développées au fil du temps sur Périphéries. Le site existe depuis 1998, et il m'a servi à poser des jalons : il a constitué une sorte d'atelier en ligne, de journal intellectuel. Le livre m'a permis de relier et de synthétiser beaucoup de préoccupations que je croyais éparses. L'écrivain François Bon, qui a été l'un des premiers en France à investir le Net, dit que son site est comme l'atelier d'un peintre, qu'il permet " de voir les pinceaux, les couleurs, les inachevés, les catalogues des anciennes expositions, et puis le peintre lui-même "… Il fait remarquer qu'" en une décennie, la page blanche devant soi, par laquelle on tournait le dos au monde est devenue, via l'écran puis l'ADSL, à la fois notre bibliothèque, un périscope, et la possibilité de résister, projeter quelques samizdats dans l'espace public ".

Marchands et citoyens…
http://www.peripheries.net/atalante.htm

Le débat avec Finkielkraut (pas très bien mis en page, mais bon…) :
http://www.transfert.net/a7106

La tyrannie de la réalité :
http://www.peripheries.net/tyrannie.htm

Le site de François Bon :
http://www.publie.net/

Vous avez engagé des études de lettres à Genève, interrompues pour suivre une formation journalistique. Cette double formation est bien sensible dans votre travail. Qu'est-ce qui vous a engagée vers cette réorientation en cours d'études ?

Ce n'était pas une réorientation : je voulais dès le départ faire une école de journalisme, mais toutes exigeaient une formation supérieure minimale avant l'inscription à leur concours.

Vous êtes Genevoise de naissance, mais vivez en France depuis que vos études, après Genève, vous ont conduite à Lille. L'essentiel de vos textes se réfère à des problématiques et à des situations françaises (même dans le cas de problèmes de civilisation plus généraux, les exemples sont pour ainsi dire tous français). On peut avoir l'impression que la culture politique suisse du consensus, avec ses avantages et ses inconvénients, convenait mal à votre virulence. Est-ce le fait de vivre en France qui vous motive tout naturellement à discuter de la réalité sociale et politique dans laquelle vous vivez, où est-ce plutôt que cette différence dans le ton du débat politique, social et littéraire vous a attirée vers la France ?

Comme beaucoup de Genevois, j'ai toujours suivi la vie politique et lu la presse françaises autant que la vie politique et la presse suisses. Au collège, à l'Université, tous les matins, on commentait les " Guignols de l'Info " de la veille ! Et, effectivement, j'ai toujours été attirée par la flamboyance de la vie politique, intellectuelle et médiatique en France, même si cette flamboyance a ses inconvénients (une certaine superficialité, par exemple, ou une tendance à accorder davantage d'attention au fond qu'à la forme, comme je le disais plus haut). C'est ce qui m'a donné envie d'aller y voir de plus près. Le débat politique envisagé de façon aussi décomplexée que les bagarres à coups de poissons pas frais dans Astérix, ça me convient bien ! (Après mes études, j'ai commencé par travailler à Charlie Hebdo, alors, côté virulence, j'ai été servie.)

Evidemment, il y a plein de choses qui m'exaspèrent : par exemple, le nombrilisme culturel des Français, leur complexe de supériorité, leur manque de curiosité, leur incapacité à envisager les autres cultures comme égales à la leur… Ça m'est très étranger, parce qu'à Genève, j'ai fait l'expérience d'une diversité culturelle assumée, sereine, et fabuleusement enrichissante (je ne sais pas si ça a évolué depuis…). Il y a un brassage incroyable dans cette ville - et pas seulement de princes saoudiens et d'émirs qataris, comme le prétendent les mauvaises langues ! On croise toutes les origines, on se fait l'oreille à toutes les langues, on attrape quelques mots de chacune… Une historienne des religions me faisait remarquer récemment que c'était aussi dû à la tradition protestante, beaucoup plus portée sur la tolérance et attachée à la liberté de conscience. Contrairement aux catholiques, les protestants ne savent que trop bien ce que cela signifie d'être une minorité potentiellement opprimée, ils en ont gardé la mémoire…

Il se passe aussi quelque chose de très pervers du fait que les Français ont proclamé beaucoup de grands et beaux principes au cours de leur Histoire : les droits de l'homme, la laïcité, ce genre de choses… Du coup, ils les défendent non pas comme des valeurs universelles, mais comme des particularismes culturels. Et ils courent le risque de confondre, de croire défendre des valeurs alors qu'ils ne font qu'exprimer un " racisme vertueux "…

Avez-vous affronté des décentrages plus extrêmes par des voyages dans des lieux plus lointains ?

Non, je suis moins globe-trotter que beaucoup de mes compatriotes.

A propos de la Suisse : on peut être surpris de votre " panorama subjectif de la littérature Suisse ", qui discute de quelques quelques livres signés Fritz Zorn, Grisélidis Réal, Robert Walser et Alice Rivaz. Personne n'aurait l'idée de qualifier un choix de 4 auteurs français " panorama ", fût-il " subjectif " de la littérature française…

Ce serait plus difficile, évidemment, parce que la France est un grand pays, avec une production éditoriale pléthorique… Mais de toute façon, je vous avais prévenu que j'avais une approche cavalière de la littérature ! Pour moi, le " subjectif " du titre a valeur d'avertissement… et de dédouanement ! Cet article était plutôt destiné à un public étranger, qui connaît en général très mal la littérature suisse (dans le meilleur des cas, les Français que je rencontre, qui sont rarement incultes, car je soigne mes fréquentations, me citent Ramuz et/ou Nicolas Bouvier, et basta). J'avais envie d'articuler ces auteurs, qui me sont chers, autour de cette double tendance à l'introspection et à la révolte, et je trouvais que ça fonctionnait bien…

Encore la Suisse : vous la qualifiez de " pays-cocon, resté toujours à l'abri de tout ". N'y a-t-il pas là une part de cliché ?

Ah si, bien sûr, c'est un cliché… Mais un cliché extrêmement vrai ! Je viens de lire la bande dessinée de Tardi et Vautrin Le Cri du peuple, sur la Commune de Paris : elle montre de façon saisissante le bain de sang effroyable qui s'est déroulé dans des rues et des lieux qui, pour la plupart, existent encore de nos jours. Je lis aussi en ce moment un roman historique avec des visions dantesques du massacre de la Saint-Barthélémy, toujours dans Paris… Récemment, je suis passée dans la rue qui abritait le siège de la Gestapo pendant la guerre, et devant l'hôtel où les déportés étaient regroupés à leur retour des camps de concentration et où leurs proches venaient les attendre… A tous les coins de rue, il y a des plaques avec le nom de Parisiens tombés à cet endroit pendant les combats de la Libération… On vient de commémorer le massacre des manifestants algériens jetés à la Seine le 17 octobre 61… Certaines stations de métro, certains noms de rues, restent attachés aux attentats qui y ont été commis… Cette sensation d'arpenter des lieux chargés d'une histoire souvent très violente, d'être dans un pays qui a pris de plein fouet les événements qui ont agité le monde, quand il ne les a pas initiés (la Révolution), est très nouvelle pour moi. Je ne l'éprouve pas du tout à Genève !

J'avais le sentiment de mener une existence très protégée quand je vivais à Genève, et le fait de quitter la Suisse me l'a confirmé. Surtout en débarquant dans le Nord-Pas-de-Calais dévasté par le chômage ! J'ai pris en pleine figure une violence sociale à laquelle je n'étais absolument pas préparée. Mais, en même temps, ce n'est pas ce que j'ai retenu avant tout : j'ai trouvé Lille accueillant, bariolé, vivant, chaleureux… En France, dans la rue, dans les contacts quotidiens, je trouve les relations humaines plus naturelles, plus spontanées, plus ludiques. Les gens s'adressent plus facilement la parole, échangent des plaisanteries… Certes, ils s'agressent, se hurlent dessus et s'insultent abondamment, aussi. Paris est une ville très dure. C'est à double tranchant : pour moi, la Suisse protège de tout ou presque, mais elle prive aussi de certaines choses. Les jours de découragement, j'inverse les propositions… Mais la plupart du temps, je ne regrette pas d'être partie. Cet équilibre à trouver entre le retrait et l'implication, la contemplation et l'action, la préservation et le risque, c'est une obsession que j'ai beaucoup développée dans La tyrannie de la réalité, et, en un sens, c'est une préoccupation très suisse !

Vous évoquez dans " La tyrannie de la réalité " le refus du corps, le conflit avec le corps (mal) vécu par de nombreux écrivains. Il existe des domaines artistiques ou le corps est tout à fait central, et ne peut qu'être assumé comme tel: la musique par exemple, ou bien sûr la danse. Vous intéressez-vous à ces formes d'art ? Arrivez-vous à les relier à vos réflexions ?

Ce qui m'intéresse, c'est d'interroger ce grand écart entre l'œuvre écrite et le monde physique. Effectivement, l'écriture est le domaine artistique dans lequel les manifestations physiques de l'œuvre sont le plus réduites : elle passe du cerveau de l'auteur au cerveau du lecteur sans créer de bouleversements spectaculaires sur son passage, alors qu'un film ou un spectacle, par exemple, nécessitent d'intervenir dans le monde physique, d'en combiner divers éléments (les corps des acteurs ou des danseurs, les décors, la musique…), de les déplacer, de les modifier, afin de produire l'illusion. L'œuvre écrite, par son côté sibyllin, abstrait, intangible, fixé une fois pour toutes, représente, elle, une sphère parallèle, dont les intersections avec le monde physique sont minimes, ce qui peut facilement tourner à l'antagonisme, produire un rapport conflictuel. Mais ce rapport conflictuel, je crois qu'on peut travailler à le pacifier, à le rendre plus fructueux que douloureux. La musique et la danse, mais aussi le théâtre et le cinéma, peuvent y aider, parce qu'ils démontrent concrètement la coopération, l'imbrication inextricable entre l'esprit et le corps, l'art et la vie, l'imaginaire et le réel - alors que les écrivains pourraient parfois avoir l'illusion que les deux mondes sont inconciliables.

La colère est bien présente dans votre énergie. Quelle place lui faites vous, laquelle lui refusez-vous ? Qu'est-ce qui distingue la saine colère de la détestation bilieuse (que vous stigmatisez chez un Houllebecq, mais dont on pourrait penser que vous n'êtes pas très loin à son endroit) ?

De la détestation bilieuse à l'égard de Houellebecq ?... Oh ! Non… Un peu de persiflage, tout au plus… Je ressens son succès comme une nuisance et une imposture, et dans ces conditions, le sarcasme me semble relever de la légitime défense. Je me rends compte que je déteste de plus en plus la posture nihiliste et désabusée. Elle se donne pour une attitude courageuse, lucide, subversive, etc., alors qu'elle relève de la facilité, de l'opportunisme, de la veulerie. C'est aussi pour cela que Nancy Huston, dans son récent essai Professeurs de désespoir, me semble avoir mis le doigt sur une question très importante. En fait, je crois que j'assume la colère quand elle est un " contre " au service d'un " pour "…

Critique de Professeurs de désespoir
http://www.peripheries.net/f-huston2.htm