Raffaella Castagnola et Luca Cignetti
les deux éditeurs de l’anthologie
"Di soglia in soglia. Venti nuovi poeti nella Svizzera italiana"

Raffaella Castagnola enseigne la littérature italienne moderne et contemporaine à l’Université de Lausanne. Elle a traité des textes littéraires des 16 e , 19 e et 20 e siècles ainsi que de poésie contemporaine en assurant des commentaires et des éditions critiques. Elle vient de publier une monographie consacrée à Gilberto Isella ( Le cosmologie del poeta , 2008); elle a lancé une enquête sur les poètes de Suisse italienne que l'on peut découvir sur le site: www.unil.ch/poesit.

Luca Cignetti enseigne la linguistique et l'histoire de la langue italienne à l'Université de Bâle. Il y effectue également des travaux de recherche pour le Fonds national suisse. Il s’est avant tout occupé de linguistique textuelle, de la rhétorique et de la langue littéraire dans la seconde moitié du 20e siècle.

 

Entretien avec Raffaella Castagnola et Luca Cignetti (Yari Bernasconi)

YB : Raffaella Castagnola et Luca Cignetti, à la fin de l'année dernière, vous avez publié l'anthologie Di soglia in soglia. Venti nuovi poeti nella Svizzera italiana (Losone, Edizioni Le Ricerche). On trouve sur la quatrième de couverture la déclaration que voici : “Il ne s'agit pas de définir cette appellation générique de « jeune poète », mais, à travers de multiples réfractions, de dresser une sorte de constat générationnel ; le projet se veut un ensemble harmonieux rassemblant des voix dissonantes, une réflexion sur les façons de concevoir une partition encore en devenir ». De la même manière, Gerardo Rigozzi, le directeur de la Bibliothèque cantonale de Lugano, précise dans sa préface que le volume « ne veut être ni classement ni entreprise de promotion, mais tout simplement apporter un témoignage sur ce qui vit et se cherche sur notre territoire, sous des formes à la fois diverses, discontinues et embryonnaires ». Et vous mêmes, dans l'introduction Alle soglie del presente , parlez de « vocation à être un répertoire » et de « témoignage d'une société en germe ». J'en viens à ma question : si le projet Poesit 1, de par l'absence voulue de filtre, veut être un catalogue, pourquoi avoir choisi pour l'anthologie également une approche privilégiant plutôt des sujets sociaux que proprement littéraires?

D'abord merci de ces observations qui nous donnent l'occasion d'apporter un éclairage sur certains aspects importants de notre travail. Disons que très souvent, les anthologies servent à défendre une certaine idée de la poésie, à mettre en avant des noms ou à proposer des talents, à former une sorte de canon, de modèle normatif fermé, et ce assez fréquemment dans le cadre d'intérêts promotionnels. Il n'y a là rien que de très légitime, mais telle n'était pas notre intention. Nous avons eu la possibilité de travailler hors de ces délimitations et sans contraintes éditoriales. C'était de bon augure, surtout que nous ne nous y attendions pas vraiment. Notre sélection – plus on se familiarise avec le livre, et plus on s'aperçoit que nous sommes bien loin de proposer une manière de recensement – est le fruit d'un choix précis: on n'y retrouve pas tout ce que propose Poesit , même si nous avons tenu malgré tout à conserver l'idée de dialogue, d'où la présence de voix dissonantes, certaines relativement assurées et d'autres plus criardes. Et si se limiter à la production d'auteurs de moins de 35 ans ayant un recueil à leur actif constitue un critère éminemment sociologique, il n'est que complémentaire, et ne se substitue en aucun cas au critère littéraire qui reste bien entendu prioritaire.

La sélection que vous avez faite, au-delà de quelques découvertes/redécouvertes, continue cependant à me laisser un peu perplexe; je trouve notamment que la présence quasi injustifiée de certains auteurs (ou ne s'expliquant de mon point de vue que par le seul critère sociopolitique) peut s'avérer contreproductive pour les jeunes réellement intéressants et prometteurs, qui pourraient ainsi se perdre dans la multitude. Ce n'est pas un hasard si l'anthologie me paraît souffrir de hauts et de bas dans la transition d'un auteur à l'autre. C'est une représentation de la jeune poésie de Suisse italienne qui est pour le moins discutable. Qu'en pensez-vous? En outre, les quelques mots que vous donnez en introduction ne traitent jamais des points faibles et des éventuelles limites, des sujets qui pourraient être le point de départ d'une mise en discussion générale et pas seulement entre les auteurs, pourquoi?

Nous pensons qu'il est important de mettre en évidence la floraison d'une production littéraire de jeunes auteurs, et que la confrontation entre écrivains – pas seulement suisses – constitue un moment crucial de l'acte créateur. On attribue, en partie du moins, l'affirmation en Italie d'une génération entière de poètes « nés dans les années septante » (ou du moins dans les grandes lignes les contemporains des vingt auteurs que nous avons choisis) à la diffusion d'anthologies regroupant les auteurs de même génération, des anthologies peut-être liées à des revues ou à des festivals littéraires, mais en substance très semblables à la nôtre. Quant à nous, la lecture de tels recueils nous a permis de découvrir des poètes qui nous paraissent bons, que nous n'aurions pas connus d'une autre manière et qui figuraient à côté d'autres qui n'étaient pas vraiment à notre goût. Il n'y a là rien que de très normal. Nous ne croyons effectivement pas que la présence dans notre anthologie de quelques auteurs ayant moins de maturité, mais peut-être par cela même plus accessibles, puisse faire de l'ombre aux autres, et au vu des premières réactions, il semble bien que la majeure partie des poètes partage notre opinion. Une des questions les plus débattues ces dernières années concerne la séparation entre la poésie et son public, l'éloignement progressif des lecteurs qui se tournent vers d'autres formes de communication, plus proches et plus disponibles. Eh bien, lors d'une première rencontre, Di soglia in soglia nous a réservé de très agréables surprises, qui allaient bien au-delà de nos attentes. A partir de notre anthologie, de jeunes lecteurs et des étudiants à l'université se sont intéressés aux vingt poètes, ont commencé à les lire et à les étudier avec enthousiasme, au point que certains envisagent même d'en faire leur mémoire de licence. Quand le destin de la poésie vous tient à cœur, un pareil résultat, quand bien même nous y pensions, ne peut qu'être accueilli avec gratitude. Pour nous, en plus, cela signifie avoir atteint l'un des objectifs fixés au début de notre travail. Comme nous l'avons écrit dans l'introduction, nous ne voulions pas faire une anthologie au sens traditionnel, étymologique, mais plutôt, – vous le rappeliez dans votre question précédente – nous voulions marquer le début d'une réflexion sur les façons de concevoir un discours sur la jeune poésie, discours qui reste entièrement à écrire, mais qui sera écrit à plusieurs mains et en plusieurs temps. Mais vous savez, une fois ce seuil franchi, bien des résistances et des tensions disparaîtront petit à petit et la confrontation se fera plus aisée. Pour ce qui est de nos introductions, nous avons appliqué à chaque fois les mêmes critères. Nous sommes partis d'observations thématiques, pour passer à des considérations de caractère stylistique et linguistique, et quand cela nous semblait opportun, nous avons tenté de reconstruire de possibles ascendants littéraires, en nous limitant toutefois au strict nécessaire. Une analyse qui part de la forme ou de la structure immanente de l'œuvre d'art comprise comme un ensemble de mots et un langage, est sans doute la meilleure en ce qu'elle permet d'échapper aux préjugés et aux idéologies sans cesse à l'affût quand on a affaire à de nouveaux auteurs. Ce critère d'homogénéité appliqué à l'interrogation des textes n'empêche pas, bien au contraire, de mettre en lumière les limites et les lacunes de certains. Toute lecture attentive permet de se former un jugement; nous évitons simplement de l'énoncer dogmatiquement : disons que nous y mettons les formes. Parce que s'il est vrai qu'il convient d'éviter l'enthousiasme facile pour tel ou tel nouveau poète qui se présente au public, la même règle de prudence doit s'appliquer aux jugements dépréciatifs. Quand on se trouve dans la plus étroite contemporanéité, il est facile, dans l'acte même de la critique, de rester attaché à des perspectives dépassées ou liées à des modèles poétiques subjectifs ou partisans.

Selon vous, est-ce que le lien de ces vingt auteurs – les uns un peu plus, les autres un peu moins – avec la Suisse influence leur écriture de quelque manière et comment? Existe-t-il sous ce rapport à travers ces voix jeunes des tendances que l'on pourrait appeler communes?

Il est difficile de définir des tendances communes ; il s'en trouve peut-être parmi les auteurs représentés dans l' Antologia della durata , qui ont entre eux des affinités poétiques et stylistiques 2. Mais les uns et les autres ont en commun le fait que le lien avec la Suisse n'apparaît pas comme une urgence à travers leurs textes, pour autant que nous n'accordions pas d'importance à certains aspects superficiels comme les noms de lieu ou des objets et des expressions qui renvoient au contexte helvétique. Ce n'est qu'épisodique, jamais systématique. Il faut avoir présent à l'esprit le fait que pratiquement tous les poètes, que ce soit pour des raisons d'études ou de travail, ont passé de longues périodes loin de la Suisse italienne (les uns dans d'autres cantons, les autres en Italie ou ailleurs), et que beaucoup d'entre eux, aujourd'hui encore, n'y résident pas. Par conséquent, chacun d'eux met dans ses textes son expérience personnelle acquise au cours de ses voyages et dans ses contacts avec le monde.

Elargissons le propos: ces dernières années, l'intérêt critique et académique pour la littérature de Suisse italienne semble avoir augmenté de façon exponentielle, surtout grâce aux efforts de l'Université de Lausanne. Comment, depuis votre observatoire privilégié, expliquez-vous une pareille tendance? Que répondez-vous à ceux qui craignent que, au rythme où vont les choses, la quantité pourrait supplanter la qualité, avec pour conséquence – ainsi qu'on le voit désormais de plus en plus fréquemment – que la critique se ferait toujours plus hâtive et s'éloignerait toujours davantage des textes ?

L'Université de Lausanne a une longue tradition de travail dans le domaine de la littérature de la Suisse italienne qui remonte aux études de Jean-Jacques Marchand et de Antonio et Michèle Stäuble : pensez aux colloques, aux revues et aux anthologies, celle notamment toute récente consacrée aux écrivains grisons de langue italienne. L'activité d'un observatoire du travail littéraire d'une nation est importante, mais il est nécessaire d'agir en étroit dialogue avec d'autres centres d'études, comme les universités de Berne, Neuchâtel et Genève, avec les Archives littéraires suisses et d'autres archives de ce type. C'est de là qu'est née l'idée de réunir les forces et les compétences pour l'anthologie Di soglia in soglia . N'oublions pas non plus les colloques annuels organisés à Locarno; dans ce cas aussi, nos études ont pour objet les documents littéraires présents en Suisse, mais il s'agit de les mettre en contexte et de les interpréter dans un panorama plus vaste, européen. Comme vous le voyez, être dynamique, ne signifie pas privilégier la quantité mais plutôt la confrontation entre les textes, les écrivains et les différentes approches critiques.

De la critique à l'écriture créatrice : selon vous est-il possible de porter un diagnostic précis (et dans ce cas à l'aide de quels critères) sur l'état de santé de la littérature de Suisse italienne? Existe-t-il un lien entre la qualité/quantité de l'offre et l'épanouissement de la critique?

Notre littérature nationale souffre aujourd'hui des mêmes maux que la littérature italienne : de par la dispersion des matériaux on s'aperçoit que les points de référence communs font défaut. Pour cette raison, il est parfois utile de procéder à un prélèvement de sang, et faire une anthologie est un excellent test. Pour ce qui est de la critique, on assiste à un épanouissement intéressant de jeunes critiques militants, en Suisse également, qui sont aussi auteurs. C'est là une coïncidence dans laquelle nous ne voyons rien de pervers ou de biaisé.

En quoi consiste et comment expliquez-vous le manque de points de référence auquel vous avez fait allusion? Croyez-vous qu'il faut chercher à réagir à ce problème, et comment?

La question est complexe et touche à la crise de la critique que l'on a évoquée, à la mauvaise influence qu'elle exerce sur le système des équilibres régissant le monde culturel et de l'édition, et au manque de capacité, ou de volonté, de trouver des instruments idoines pour suivre les incessantes transformations du langage poétique. Il existe d'excellents critiques, naturellement ; je parle de ceux qui, en courant des risques, en se mettant en question, n'ont pas hésité à suivre la nouvelle génération d'auteurs apparus dans la dernière décennie. Mais la majeure partie des critiques se garde bien de pousser sa curiosité au-delà des noms que l'on a pris l'habitude de citer. A cela il faut opposer la vitalité des poètes, des jeunes avant tout, parce que si la critique agonise, la poésie est bien vivante. Et c'est de cette prise de conscience qu'il faut (re)partir.

Propos recueillis par Yari Bernasconi
Traduction de Jean-Paul Clerc

1 www.unil.ch/poesit est un projet « lancé en 2007 dans la section d'italien de l’Université de Lausanne » et qui « recense tous les poètes de toutes les générations ayant publié au moins un volume après 1990 ».

2 L’Antologia della durata (Viganello, Alla chiara fonte, 2004), éditée par Davide Monopoli, est un recueil de textes d’Alessandro Tedesco, de Flavio Moro, Daniele et Giona Bernardi, Elia Buletti et de Davide Monopoli lui-même. Cf .Culturactif de juillet 2004