Manuela Camponovo
journaliste culturelle au Giornale del Popolo (Lugano)

Le 1er mai sortira le deuxième numéro de Viceversa Littérature , la revue annuelle de littérature contemporaine suisse étroitement liée à notre site. Cette deuxième livraison contient un épais dossier sur la critique littéraire en Suisse. En parallèle, Culturactif.ch invite au fil du printemps trois personnalités significatives pour la critique littéraire de ce pays : Isabelle Rüf en mai, Charles Linsmayer en juin, et ce mois-ci, Manuela Camponovo.

 

Entretien avec Manuela Camponovo (par Anne Pitteloud)

Vous êtes responsable du supplément culturel hebdomadaire du Giornale del Popolo , qui paraît le samedi (quatre pages, dont une consacrée à la littérature).
Comme l'indique le dossier de Viceversa Littérature sur la critique (à paraître le 1 er  mai prochain), les autres quotidiens tessinois publient une à trois pages « Culture » par jour, mais davantage axées sur le divertissement: les livres y sont plus souvent traités par le biais d'entretiens avec les auteurs, ou d'annonces de parutions, que sous forme de critique. Vos pages littéraires privilégient au contraire la critique, publient des poèmes, etc. Vous êtes particulièrement attentive à la littérature tessinoise et suisse en général. Parlez-nous de ces choix.

Le fait de ne pas avoir de page culturelle quotidienne nous permet de moins être à la traîne des conférences de presse et de l'actualité plus contingente, qui trouvent néanmoins place dans les pages quotidiennes de chronique ou d'agenda, et de mettre davantage l'accent sur l'approfondissement. A la littérature, nous consacrons en effet une page, la seconde en général, et parfois même, en relation avec des événements ou des personnages particulièrement importants, la couverture.
Nous avons tout un groupe de collaborateurs à qui nous commandons les interviews, ou alors ce sont eux qui nous font des propositions, que nous évaluons de cas en cas. Mais, par exemple, le poète et critique Gilberto Isella, pour sa rubrique mensuelle « Il palchetto »( ce terme, qui dans un journal signifie « entrefilet », désigne aussi, suivant le contexte, le rayon d'une bibliothèque ou une loge de théâtre, N.d.T. ) , jouit d'une autonomie absolue dans ses choix, qui explorent surtout la poésie contemporaine, mais aussi les récits et les essais au plan international. Dans le numéro du 29 mars, il a présenté une anthologie de poètes israéliens quasi inconnus par rapport aux noms qui circulent constamment, Yehoshua, Oz, Grossman… Et c'est un choix de niche qui reflète parfaitement l'esprit de notre supplément. En italien, nous avons cette expression : « piove sul bagnato », « il pleut où c'est mouillé », c'est-à-dire là où ce ne serait pas nécessaire… Voilà, nous, nous ne voulons pas faire pleuvoir sur le mouillé : parce que c'est inutile et que quelqu'un d'autre, qui mérite l'attention, risque de rester « au sec », c'est-à-dire, dans notre cas, inconnu…
En parlant de « niche », de marginalité, la majeure partie de la littérature tessinoise, et suisse, entre dans cette catégorie, comparée au panorama mondial : alors, pourquoi parler du dernier best-seller ou du nom déjà connu et confirmé, dont tout le monde s'occupe ? D'un côté, nous sommes un journal régional, fortement enraciné dans le territoire. De l'autre, il faut voir aussi que le lecteur qui s'intéresse aux pages culturelles est un lecteur « transversal » : étant donné notre environnement italophone, il achètera le samedi La Stampa , quotidien de Turin, pour son supplément « Tuttolibri » et, le lendemain, l'édition dominicale du journal économique Sole24 ore , le supplément culturel italien le plus sérieux et qui fait le plus autorité. Nous ne nous mesurons pas à eux, ni ne voulons nous imposer avec les mêmes sujets : le peu de place dont nous disposons, il vaut mieux l'occuper pour valoriser ce dont les autres, d'habitude, ne parlent pas.

Vous publiez également des traductions de certains articles parus sur Culturactif (sur des livres d'auteurs romands ou alémaniques non traduits en italien). Quel est pour vous l'intérêt de cette collaboration?

La Suisse a un privilège, une richesse : le plurilinguisme, qui fait cependant obstacle à la connaissance réciproque entre les régions linguistiques et à la diffusion de la culture au niveau national, dans le domaine littéraire surtout. La voie royale pour surmonter ces barrières, c'est la traduction. Ces dernières années, on assiste effectivement chez nous à une multiplication des traductions d'œuvres suisses en italien. Mais on ne sait pas encore grand-chose des livres qui sortent en Suisse romande ou alémanique. D'où l'importance de la collaboration avec le Culturactif, qui permet au moins de faire passer le nom de quelques auteurs, de savoir ce qu'ils publient, quels sont les thèmes et le style qui les caractérisent. Chaque mois, je « pêche » donc sur le site ce qui me semble le plus intéressant pour nos lecteurs, compte rendu ou interview, et je le fais traduire : par exemple, j'ai suivi un peu le courant de l'immigration, thème très sensible chez nous aussi, en choisissant le kurde Yusuf Yesilöz, qui écrit en allemand, ou le roumain Marius Daniel Popescu, qui s'exprime en français…

Comment considérez-vous votre métier? Y a-t-il une responsabilité du critique, et laquelle?

En tant que responsable de la rubrique culturelle, je dois m'occuper un peu de tout au niveau de l'organisation. Sur le plan personnel, au fil des ans, je me suis « spécialisée » dans le théâtre et la littérature. Hélas, par manque de temps, je n'écris pas beaucoup sur les livres. Plus que d'« engagement » ou de « militance », je préférerais parler d'« honnêteté intellectuelle », qui est la véritable responsabilité que je sens à l'égard des lecteurs : écrire ce dont je suis réellement convaincue, sans conditionnements extérieurs…

Vous êtes membre de la Fondation Schiller: avec Walter Breitenmoser, vous décidez du prix Schiller italophone, ce qui vous donne une vision sur presque tout ce qui paraît aujourd'hui au Tessin. Que pouvez-vous dire de l'évolution des lettres tessinoises?

Nous sommes un canton hypertrophié, avec une offre incroyable dans tous les domaines de la culture, et c'est un crescendo sans fin. Une fois opérée la sélection indispensable, il reste de toute façon énormément de choses, par rapport à l'exiguïté du territoire et au nombre d'habitants. Pour ce qui est des lettres, chez nous comme partout ailleurs, il y a plus de poètes que de lecteurs de poésie… Mais c'est surtout dans ce domaine que l'on commence à observer une certaine relève des générations, avec les débuts de plusieurs jeunes talents prometteurs. Pour qui veut en savoir plus, je renvoie à Viceversa 1, qui consacre un dossier à la jeune poésie en Suisse italienne… Mais la surprise de cette année, pour le Prix Schiller, n'est venue ni de la poésie ni d'un jeune débutant : pour son originalité et son style raffiné, c'est Erika Zippilli-Ceppi qui s'est imposée avec Regine di confine. Elle y fait ses débuts de narratrice, à soixante ans, et, ce qui n'est pas un hasard, elle est traductrice de profession.

Et comment a évolué la place consacrée à la littérature et à la critique dans les médias du canton?

C'est la même chose partout : l'espace des pages littéraires a quelque peu diminué, et aussi, par voie de conséquence, celui consacré à la critique littéraire ; il semble que le bouche-à-oreille marche mieux que l'opinion du professionnel… Aujourd'hui, même les avis sur les livres finissent dans les blogs… Nous nous efforçons de nous défendre de notre mieux, en offrant à la critique littéraire un espace de survie : notre numéro du 22 mars (le dernier paru au moment de l'interview, N.d.R.), a accueilli un compte rendu analytique et détaillé, par Flavio Medici, des débuts poétiques de Fabio Contestabile, sur trois quarts de page !

Les conditions de votre métier ont-elles évolué?

L'évolution technique a eu des répercussions considérables sur les contenus et la manière de travailler. Vitesse et brièveté, voilà nos démons. Avant, on prenait le temps de rencontrer les personnes, de passer un après-midi en compagnie d'un écrivain… Aujourd'hui, les interviews se font au téléphone ou par courriel… On n'arrive presque plus à sortir de la rédaction…

Vous êtes deux journalistes culturelles à travailler au sein du journal, soutenues par des collaborations extérieures. Vous êtes donc une petite équipe: quels en sont les avantages et les inconvénients?

Etre petits veut dire être obligés de tout faire, de la conférence de presse au communiqué, à la « cuisine » interne, mais cela permet aussi d'avoir un contrôle total sur chaque aspect du travail et d'opérer des choix rigoureux. Etre petits veut aussi dire moins subir le chantage ou les pressions de la publicité…

Le Giornale del Popolo est le journal de l'église catholique. Cette coloration a-t-elle une influence sur votre travail ou avez-vous une totale liberté dans vos choix rédactionnels et dans le ton de vos articles?

Je suis beaucoup plus libre que je ne le serais probablement dans un journal subissant des conditionnements idéologiques, politiques ou économiques. Etre un supplément culturel inséré dans un journal catholique ne veut pas dire remplir les pages de thèmes ou de personnages religieux. Ce n'est pas une question de contenu, mais d'approche, de sensibilité particulière dans le regard posé sur le monde. L'an dernier par exemple, la veille de Pâques, la couverture de notre supplément n'était pas occupée par une image sainte, mais par la toile monochrome (rouge) avec une longue fente verticale de Fontana, que commentait notre critique d'art Davide Dall'Ombra. Choix courageux, qui a suscité quelque perplexité chez nos lecteurs les plus traditionalistes. Cette année, l'idée nous a été « chipée » par notre directeur, qui a demandé à Dall'Ombra de faire la même chose pour la une du 22 mars : le tableau choisi pour souhaiter Joyeuses Pâques est on ne peut plus laïc : c'est La repasseuse de Picasso ; car, pour citer le commentaire de notre critique, « la bataille qui se livre est celle, non moins périlleuse, qui consiste à dire oui à la vie simple, à donner un sens à l'espoir ».

Traduction Christian Viredaz
Propos recueillis par Anne Pitteloud