Bernard Campiche

Quatre importants éditeurs romands auront fêté en 2006 un jubilé: L'Age d'Homme, Bernard Campiche, les Editions d'en bas et Zoé franchissent ainsi leur vingtième, leur trentième, leur quarantième anniversaire...
A cette occasion, nous avons invité ce mois Bernard Campiche. Les Editions d'en bas sont présentées sur nos pages de ce mois à travers le livre par lequel elles célèbrent leur propre anniversaire. Les autres jubilaires devraient être présentés le mois prochain.

Entretien avec Bernard Campiche par Brigitte Steudler

En 2006, vous célébrez les vingt années d'existence de votre maison d'édition connue depuis 1986 sous la raison sociale Bernard Campiche Éditeur.
Quels réflexions, sentiments ou émotions cet événement vous inspire-t-il ?

Au moment où j'écris ces lignes, je viens de vivre la fête du 20e anniversaire, au Palais de Rumine, à Lausanne, le 27 octobre. Et, malgré le fait que je m'étais préparé et que certains m'avaient clairement fait comprendre qu'il y avait au même moment d'autres anniversaires plus prestigieux que " le mien ", j'ai été très touché par la qualité émotionnelle de cette soirée, que je voulais simple, due notamment à l'extraordinaire présence de Jacques Probst, qui m'a offert une lecture bouleversante. Gilbert Salem m'a lui aussi offert un portrait qui figure dans l'une des vitrines de l'exposition. Ce qui a beaucoup frappé les très nombreux spectateurs de cette soirée, c'est le lien établi avec ceux qui m'entourent et la qualité visible de ce lien.

Si, à l'image d'un livre, vous deviez narrer l'histoire de votre maison par chapitres quels en seraient les titres - ou pour le dire autrement, quels ont été à vos yeux les moments les plus importants de ces vingt ans de travail éditorial ?

La première étape, c'est la collaboration avec la défunte revue littéraire Écriture, dont j'ai été, dès 1981, l'administrateur, à l'arrêt des Éditions Galland, aux côtés de Roland de Muralt, puis avec la Rédaction suivante dont j'ai fait partie. C'est là que j'ai appris les bases du métier et, surtout, que j'ai eu la grande chance de travailler auprès d'écrivains comme Georges Borgeaud, Nicolas Bouvier, Maurice Chappaz, Anne-Lise Grobéty, Jean-Pierre Monnier ou Alexandre Voisard. Ce sont d'ailleurs Anne-Lise Grobéty et Jean-Pierre Monnier qui ont été les premiers à me faire confiance en tant qu'éditeur. Le livre a de toute façon toujours été présent dans mon existence : un grand-père et un père qui ont publié des livres, le métier de bibliothécaire (appris après un diplôme de l'École de commerce) qui m'a notamment enseigné l'approche du lecteur (ce qui, pour l'édition, n'est pas négligeable). Je me suis lancé en 1986 et j'exerce professionnellement ce métier depuis 1989 (en assumant seul pratiquement tout le travail autour du livre…). Tout cela s'est donc construit progressivement.
Ces vingt ans forment pour moi une histoire homogène. On peut néanmoins évoquer quelques " balises " : la confiance de Jean-Pierre Monnier et d'Anne-Lise Grobéty, le succès rapide (en 1987 déjà) de La Parole volée, de Michel Bühler. L'arrivée inattendue, mais fortement souhaitée de ma part, d'Anne Cuneo (les plus gros succès, notamment avec Le Trajet d'une rivière et Le maître de Garamond), puis l'éclosion d'auteurs, presque tous devenus des amis, comme par exemple Jacques-Étienne Bovard, Sylviane Chatelain, Claire Genoux, Elisabeth Horem, Jean-Louis Kuffer, Asa Lanova ou Jean-François Sonnay. Enfin, le passage " obligé et pleinement réussi " au livre de poche, dès 2002, avec une nouvelle ouverture culturelle importante vers le théâtre… Et maintenant, place au " beau livre " (une nouvelle collection : campImages), ce qui élargit mon champ d'activités et rendra possibles de nombreux projets passionnants à l'avenir… Et je suis aussi très heureux d'avoir publié les Œuvres complètes de Jean-Pierre Monnier et la Poésie complète de Jacques Chessex, et maintenant L'Intégrale d'Alexandre Voisard.
Comme, chez moi, les vies professionnelle et privée sont étroitement liées, je ne saurais évidemment passer sous silence le drame familial (mort d'un enfant) qui aura marqué la deuxième décennie de mes éditions.

À titre d'éditeur, nous vous imaginons recevant quantité de manuscrits. Avez-vous constaté au fil des deux décennies écoulées une évolution dans le style, la forme romanesque, ou dans les sujets abordés de textes que vous avez reçus et choisi de ne pas publier ?

Je reçois en moyenne un manuscrit par jour… Et je n'en publie guère plus d'un par année, car je pratique avant tout une politique d'auteur et j'essaie de réagir très rapidement aux souhaits de publications de mes auteurs, qui ont par conséquent la priorité.
La thématique des manuscrits est souvent liée à une mode. Depuis quelques années, on peut remarquer une présence accrue des textes de voyage, probablement à la suite de l'incroyable succès, hélas post mortem, de Nicolas Bouvier… Auparavant, il m'a semblé pouvoir constater un afflux de " romans historiques ", vraisemblablement en raison des succès de Gisèle Ansorge ou d'Anne Cuneo. Mais ce qui me frappe le plus dans ces envois, c'est que la plupart des auteurs semblent tout ignorer de l'éditeur auquel ils s'adressent… Ainsi, une bonne partie des textes proposés ne correspond pas à mon catalogue… La " courbe " des manuscrits est également liée au succès de la Maison : quand un livre " marche ", il y a beaucoup de manuscrits, quand la Maison traverse un " désert ", les manuscrits se font plus rares…

Quels critères spécifiques vous font-ils retenir des manuscrits ? Peut-on, selon vous, parler d'une " ligne " Campiche, et si oui quelle est-elle ?

Le miracle, c'est qu'il n'y a justement pas de " ligne " Campiche, ce que j'ignorais en débutant dans ce métier, car j'étais, forcément, soumis à influence. Mais mon goût de lecteur a rapidement pris le dessus, et je suis donc passionné par " qui va lire un texte " plutôt qu'à établir une ligne éditoriale. En revanche, il va de soi que le soin et l'attention, quasi maniaques, que j'accorde aux livres que j'édite ont constitué un formidable réservoir de fidélité, tant pour les lecteurs que pour les auteurs.

Vous est-il arrivé de refuser de publier un manuscrit d'un auteur édité par la suite par un confrère et qui se serait dès lors taillé un succès honorable ?

Comme tout éditeur, il m'est arrivé, en toute connaissance de cause, de refuser un manuscrit en pensant que d'autres seraient mieux à même de le servir… Cela n'est pas arrivé souvent et je n'ai jamais regretté cette façon de faire…

De fait, à la lecture des titres de votre catalogue, il semblerait que la part réservée aux " découvertes " (hormis les textes récompensés par le Prix Georges-Nicole qui sont par définition les premières publications de leur auteur) soit désormais plus réduite. Pourriez-vous évoquer ici les motifs de cette évolution ?

Cette question va enfin me permettre d'infirmer très sérieusement la véracité d'un tel propos (en 1998, déjà, Monique Laederach me disait, assez violemment, la même chose…).
Tout d'abord, proportionnellement, je publie autant de premiers romans, voire plus, que mes confrères helvétiques. Je ne publie que huit livres par année, et il y a pratiquement toujours un auteur débutant. Ces dernières années : Jean-Euphèle Milcé en 2004, Nicolas Verdan en 2005, Éric Masserey en 2006 et un Prix Georges-Nicole en 2007…
Lorsque l'on évoque l'apport du Prix Georges-Nicole dans mon travail éditorial, on oublie (mais souvent on ne le sait pas…) que c'est moi, seul, qui ai relancé le Prix Georges-Nicole en 1987, dans le cadre d'Écriture, et que je suis, depuis de nombreuses années, le secrétaire de la Charte du Prix Georges-Nicole. De plus, je ne prends plus en compte les manuscrits des premiers romans qui me sont adressés une année avant chaque Prix, conseillant aux auteurs de postuler pour le Prix. Ainsi, pratiquement tous les derniers lauréats ont adressé leur manuscrit au Jury sur mon conseil, ignorant, jusqu'ici, l'existence du Prix. Le Prix Georges-Nicole ne tombe pas tout rôti dans mon escarcelle : j'en suis l'un des principaux animateurs… Il y a eu une interruption de onze ans dans l'existence du Prix, et aucun éditeur ne s'était alors manifesté pour le relancer .
Cela dit, il conviendrait également de signaler l'important travail que j'ai réalisé avec des auteurs qui ont, pour une raison ou pour une autre, quitté leur précédent éditeur. Cela a souvent été l'occasion d'un renouveau exceptionnel pour eux. Qu'il me suffise simplement de citer Anne Cuneo (qui n'écrivait plus…), Jean-Louis Kuffer ou Jean-François Sonnay…

Au fil de ces années, il vous est arrivé à plusieurs reprises de publier des traductions d'auteurs tels Barbara Groher (1991), Hansjörg Schertenleib (en 1993), Walter Vogt (en 1994, 1995, 1998), Laure Wyss (en 2001) ou encore Daniel Mayer (en 2002), soit huit œuvres traduites en vingt ans. Quelles motivations ou raisons pourraient faire augmenter ou au contraire réduire la part des traductions dans votre catalogue ?

Il manque à cette énumération deux textes qui m'ont beaucoup touché : Le Grand-Père, de Dante Andrea Franzetti, et Suisse sans armée. Un palabre, de Max Frisch.
Effectivement, j'avais pensé, au départ, publier régulièrement des traductions. Je me suis rapidement rendu compte que, avec ma manière de travailler, ce type de publications posait des problèmes… Aussi me suis-je résolu à ne plus éditer que des traductions réalisées par des auteurs que je publie régulièrement. Ainsi le magnifique travail de François Conod sur Walter Vogt, les belles traductions de Sylviane Roche (Daniel Mayer) ou d'Anne Cuneo (Laure Wyss)…
À cela s'ajoutent le respect que j'éprouve depuis longtemps pour certains confrères spécialisés dans les traductions… et la difficulté toujours croissante d'obtenir des droits de traduction (on attend que les Parisiens disent non avant de contacter les Romands…).
La place de la traduction restera donc probablement secondaire dans mon travail éditorial.

Dans un mouvement inverse, bon nombre de titres que vous avez publiés (vingt au moins sont signalés sur le catalogue de vos éditions sur le site internet consacré à vos éditions) ont été traduits en langue allemande pour la plupart. Quelle réception ces différents titres ont-ils reçu en Suisse alémanique voire en Allemagne ?

Je n'ai pas les chiffres en tête, mais c'est certainement plus de cinquante titres qui ont été traduits en vingt ans, ce qui, sur cent nonante livres parus, est considérable. C'est effectivement une part non négligeable de mon travail que de nouer et d'entretenir des contacts avec des éditeurs étrangers. Mais ce travail s'est sérieusement ralenti en raison des restrictions intervenues dans les aides publiques et des réorientations des priorités. Néanmoins, je parviens encore à faire publier deux ou trois titres à l'étranger chaque année. C'est aussi le résultat d'un service de presse très volumineux, puisque j'offre près de trois cents exemplaires de chaque titre… J'ai aussi engagé, par exemple, une collaboratrice italienne pour prendre en charge la recherche d'éditeurs intéressés…
La réception est en général favorable, et il n'est pas rare que d'autres titres du même auteur suivent. On peut constater aussi qu'un livre qui " marche " dans une langue ne " marchera " pas forcément dans une autre… Exception notable : Anne Cuneo dont pratiquement tous les titres ont été publiés dans des collections de poche allemandes à plus de vingt-cinq mille exemplaires…

Cela étant, le dernier de vos livres à avoir été traduit est celui de Jean-François Sonnay, Les Contes du tapis Béchir, et cette traduction réalisée en albanais date de 2002, alors que la dernière traduction en langue allemande remonte à 2000 : il s'agit de L'Italienne avec pour auteures Sylviane Roche et Marie-Rose De Donno. Pensez-vous que l'on puisse lire dans cette constatation un intérêt de moins en moins grand pour la littérature romande dans les autres régions de la Suisse et du monde non francophone ? Comment l'expliquez-vous ?

Mon site n'est plus à jour - il le sera dans les jours qui viennent. Mais il y a eu de nombreux titres traduits ou en cours de traduction depuis 2002, entre autres Le Temps des Cerises, de Sylviane Roche, en espagnol et en italien, Les Passantes, de Sylviane Roche, en grec, Demi-sang suisse, de Jacques-Étienne Bovard, en allemand, Le maître de Garamond et Hôtel des cœurs brisés, d'Anne Cuneo, en allemand, Fables des orées et des rues, d'Alexandre Voisard, en irlandais, Une main sur votre épaule, de Sylviane Chatelain, en albanais… Cela dit, il y a un ralentissement dans les projets de traduction, en partie imputable à un apport plus restreint des subsides par Pro Helvetia, à la disparition de plusieurs éditeurs alémaniques (et à la reprise d'autres maisons d'édition par des éditeurs allemands), de même qu'à une sélection beaucoup plus " pointue " de la Collection ch. Je ne m'explique pas, par exemple, pourquoi le beau roman de Thierry Luterbacher, Un cerisier dans l'escalier, a été refusé par la Collection ch. Le livre a obtenu trois prix littéraires, l'auteur est bilingue et l'éditrice se lançait courageusement…

Depuis 1997, les textes que vous publiez bénéficient d'une diffusion en France (en Belgique ? au Canada ?) assurée par Vilo. Quel écho les auteurs très majoritairement romands que vous publiez rencontrent-ils dans le reste de la francophonie ? Cela a-t-il changé ou orienté votre travail d'éditeur dans un sens ou dans un autre ?

En mars 2004, la Bibliothèque nationale de France a organisé des ateliers autour de l'édition littéraire dans la Francophonie. Un atelier était consacré à la Suisse française, avec, notamment la participation annoncée de Jean-Pierre Monnier (pourtant, hélas, mort en 1997…). Un commentaire précisait, sur le site internet de la BN, que " Aujourd'hui l'édition francophone romande reste le fait surtout de quatre éditeurs rivaux : L'Âge d'Homme, les Éditions de l'Aire, les Éditions Zoé et Bernard Campiche, petites maisons souples, plus adaptables, qui font presque toutes de la distribution, et souvent orientées vers un public rural, sachant que les grands écrivains et souvent les débutants de la littérature romande sont publiés à Paris. " Lorsque vous lisez des propos aussi stupides sur un site officiel français, vous ne vous étonnez plus du silence assourdissant qui prévaut à l'égard des parutions romandes dans les jurys littéraires, les médias et les librairies. Les Français, dans le fond, nous plaignent d'avoir la malchance de ne pas être parisiens ! Dans ce contexte, je ne puis qu'être heureux d'avoir trouvé un diffuseur qui accepte de jouer le jeu et qui me défende de son mieux. Grâce à une bourse bienvenue de la Fondation Pro Helvetia, j'ai pu engager durant plus d'une année une attachée de presse à Paris. Avec elle, nous avons " quadrillé " les médias, n'hésitant pas à payer des voyages en Suisse (trains et hôtels de première classe !), pour un piètre résultat. L'étiquette provinciale nous colle littéralement à la peau : si nous publions à l'extérieur du VIe arrondissement de Paris, c'est forcément que c'est moins bien… J'ai d'ailleurs toujours pensé que, comme Adrien Pasquali le disait au sujet des Œuvres complètes de Catherine Colomb, si on mettait sur nos pages de titre la mention " Traduit de l'allemand ", nos livres seraient lus et commentés à Paris !
Il faut aussi dire que nous ne sommes pas particulièrement aidés par les " officiels " qui choisiront en priorité un auteur édité à Paris pour représenter la Suisse. Il n'est que de voir, par exemple, les sélections pour Les Belles Étrangères ou pour le dernier Salon du Livre de Paris (francophonie invitée d'honneur)… Tous les éditeurs littéraires savent aussi la différence révoltante qui prévaut dans la réception médiatique, en Suisse comme en France, d'un premier roman édité en Suisse ou " chez Gallimard, excusez du peu " !
Cela dit, je constate avec bonheur, et c'est dû en partie à mon site internet, que ma " cote " est en pleine ascension à l'étranger (mais on part du plancher !). De plus en plus de demandes me parviennent. Je me rends aussi compte que la décentralisation joue un rôle et qu'un intérêt soutenu se manifeste dans les régions limitrophes à la Suisse (Rhône-Alpes, Franche-Comté, Jura, Doubs…). Et il y a aussi l'immense chance de vivre en Suisse romande, et non à Limoges ou à Belfort… Ces confrères-là rencontrent encore plus de difficultés que moi dans la reconnaissance de leur travail à Paris et ne sont pas reconnus chez eux ! Enfin, j'ai pu, en vingt ans, saisir l'importance du suivi éditorial que nous pouvons apporter aux auteurs, par rapport à de grandes maisons qui ne leur consacrent que quelques minutes. Je raconte souvent l'histoire de Marcel Arland disant à Georges Borgeaud, qui venait de publier Le Préau chez Gallimard : " Vous êtes dans l'hôtel particulier, mais vous n'avez qu'une chambre de bonne ! " Pensez par exemple, entre autres, aux œuvres d'Étienne Barilier, de Maurice Chappaz, de Georges Haldas, de Jean-Marc Lovay ou d'Yvette Z'Graggen : sans le soutien quasi inconditionnel de leur éditeur suisse, ces auteurs n'auraient guère eu l'occasion de publier leur travail…
Notons aussi avec amusement que tous les prix littéraires visant la Francophonie sont systématiquement attribués à un auteur publié à Paris ! Le palmarès du Prix des Cinq Continents est éloquent à cet égard : tous les lauréats désignés à ce jour ont été publiés à Paris… Celui de l'éphémère " Ruban de la francophonie ", lancé à l'époque par Espace 2, n'avait pas fait mieux…

Vous avez créé en 2002 une collection de livres de poche joliment appelée camPoche à laquelle vous avez adjoint depuis 2004 une série Théâtre en camPoche. Rencontrent-elles toutes deux le succès escompté ? Modifient-elles le type et la composition du public auquel vous vous adressez depuis vingt ans ? Dans l'affirmative, à quel contexte (contraintes économiques ? nécessité d'atteindre peut-être un public plus jeune ?) cet élargissement serait-il dû ?

La naissance de la collection camPoche, en même temps que la parution du roman d'Anne Cuneo, Le maître de Garamond, m'a en quelque sorte sauvé ! Je n'avais, à la mort de ma fille, plus aucune envie de travailler, plus aucun goût à rien. Le fait de devoir créer une nouvelle ligne éditoriale et la confiance sans faille de mes auteurs dans ces temps douloureux ont fait que j'ai été stimulé par cet enjeu.
Durant longtemps, j'ai refusé de créer une collection de poche. Mais, en plus de dix ans, aucun confrère ne m'a demandé des droits sur un livre de mon catalogue… C'est à ma demande réitérée qu'un de mes ouvrages a finalement paru en poche, et l'éditeur m'a remis un forfait de CHF 1'500.-. Un deuxième a suivi : une simple photocopie de mon édition et j'ai reçu le livre par la poste sans avoir donné mon autorisation ni signé un contrat… Là j'ai touché CHF 1'000.-. Pour le troisième, on m'a proposé un forfait de CHF 500.- (à noter que le même éditeur me demandera, peu après, CHF 3'500.- pour les droits poche d'un livre de son catalogue !). À ce moment-là, j'ai donc décidé de créer ma propre collection, dont Jacques-Étienne Bovard a trouvé le titre : camPoche ! Cela m'a permis de rééditer des titres importants épuisés et, surtout, de pouvoir remettre en vente (en " offices-nouveautés ") ces ouvrages. Puis le poche est devenu un complément indispensable de mon travail habituel, me permettant notamment de publier du théâtre (en partenariat avec la Société Suisse des Auteurs) et, dans un avenir proche, des ouvrages plus documentaires et des inédits. De plus, je suis déjà à la moitié (quatre volumes parus) de L'Intégrale d'Alexandre Voisard, un projet ancien qui peut se réaliser dans un cadre de qualité, car tous " mes " poches sont remis en pages (il ne s'agit pas de photocopies…), recorrigés et dotés d'un dossier critique et d'une séduisante couverture. Avec près de trente titres parus depuis l'automne 2002, on peut d'ores et déjà dire que cette collection a trouvé son public et qu'elle constitue un apport non négligeable au fonctionnement de ma Maison, notamment auprès des écoles, ce que je n'avais absolument pas envisagé au départ… Le fait que la Fondation Pro Helvetia ait décidé de donner la possibilité à tous les éditeurs d'obtenir des soutiens pour les livres de poche a également été un facteur déterminant dans ma décision et me permet de publier des livres plus difficiles à vendre au format de poche.

En quoi le métier a-t-il changé d'un point de vue technique au cours des vingt dernières années ? L'informatique et internet ont-ils modifié en profondeur ou seulement superficiellement votre travail d'éditeur ? Quels nouveaux changements voyez-vous venir ? Êtes-vous tenté ou non par l'édition électronique et le multimédia, et pourquoi ?

Je ne peux vivre, très modestement, de l'édition que parce que je fais pratiquement seul tout le travail autour du livre. Et là, évidemment, l'informatique s'est révélée indispensable. Je n'ai pris la décision d'abandonner mon ancien métier qu'en changeant d'imprimeur (pour celui avec lequel je travaille depuis 1989) et en mettant en pages les livres moi-même. Plus tard, pour les mêmes raisons, je me suis décidé à élaborer également mes couvertures. Cette façon de faire a également des répécurssions favorables sur la qualité du travail éditorial : il m'est beaucoup plus facile d'accepter des corrections d'auteurs nombreuses si je les passe moi-même… Mais l'informatique ne peut assurer à elle seule la qualité du livre : l'approche " intellectuelle " est indispensable et les rapports humains restent prioritaires. Un " mauvais " éditeur fera des " mauvais " livres, avec ou sans informatique ! Pour ma part, l'édition restera toujours artisanale.
Mon souci actuel porte sur l'invasion du marché par l'impression numérique, soit une impression de qualité mais à un nombre d'exemplaires très réduit. Ainsi, certains peuvent " arroser " le marché sans prendre trop de risques, puisque les tirages sont très bas. Cela ne me dérange pas, mais le problème est que ces éditeurs-là touchent autant d'aides financières officielles que moi, qui imprime au minimum à deux mille exemplaires et confie tous mes travaux à un imprimeur…
Je pense que le " livre-papier ", en littérature, a encore de beaux jours devant lui. Les supports informatiques seront un soutien mais ne pourront pas remplacer le papier… Cela dit, il faut travailler avec son temps et il est évident que nous devons utiliser les outils informatiques. Internet nous rend de grands services à l'étranger, et je publie cet automne un livre/DVD avec un film d'Anne Cuneo (Opération Shakespeare à la Vallée de Joux) !

Souhaitant matérialiser vos vingt années de travail d'éditeur vous avez monté une exposition visible jusqu'au 25 novembre dans les locaux de la Bibliothèque cantonale et universitaire (Palais de Rumine), à Lausanne, agrémentée de deux soirées festives dont la seconde, le 23 novembre, invite le public à venir rencontrer Jacques-Étienne Bovard à l'occasion de la parution de son dernier ouvrage La Pêche à rôder). Quels sont les projets qui vous animent au moment de souffler ces vingt bougies ?

Pour " marquer le coup ", j'ai publié seize livres cet automne ! Dont deux " beaux livres " et, tardivement, La Corde de mi, le nouveau roman qu'Anne-Lise Grobéty m'a fait la surprise de m'offrir pour mes vingt ans… Donc, dans l'immédiat, je dois surtout songer à " payer " cette production ! Et j'aimerais aussi souffler un peu : je pense donc que le programme du printemps sera mince ! Mais ce beau programme d'automne, très riche et varié, représente parfaitement l'ensemble du travail réalisé à ce jour et donne les lignes directrices pour l'avenir.
Parmi les projets qui me tiennent à cœur, la publication des chansons complètes (cent quatre-vingts chansons avec les partitions) de Michel Bühler, ajournée pour cause de subsides insuffisants, prend une place de choix. 2007 verra le terme de la publication du théâtre complet de Jacques Probst (quelle découverte formidable !) et de L'Intégrale d'Alexandre Voisard.
Je souhaite aussi poursuivre tranquillement, à mon rythme, le travail amorcé,… Il y aura donc une production plus restreinte… Mais tout cela reste dépendant du succès ou non des sorties de l'automne 2006…
Je me réjouis aussi d'avoir enfin le temps et l'énergie de mettre mon site à jour et de le développer dans les semaines qui viennent.
Et j'ai déjà en tête le projet de trois " beaux livres ". Mais c'est musique d'avenir.

Propos recueillis par Brigitte Steudler