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Lettres alémaniques

 

Histoires d’en raconter...

Cette année, un vent de légèreté a soufflé sur les lettres alémaniques; pourtant, ce n’est pas du camp des jeunes auteurs que nous vient cet air vivifiant. Hugo Loetscher (70 ans), Peter Bichsel (64) et Markus Werner (55) ont créé la surprise en laissant libre cours au plaisir du conteur.

Hugo Loetscher

Il vient d’avoir septante ans, Loetscher, et Past, le narrateur de son dernier roman, aussi. Past a sillonné le monde comme lui, et comme lui il est conscient que sa vie désormais se compose surtout d’un passé. Il est à la veille de son déménagement, celui qui le conduira dans un petit meublé où il ne lui restera plus qu’à se souvenir... Or c’est le moment que choisit le mandarin représenté sur la couverture d’un livre pour l’interpeller. Et la question qu’il lui pose va projeter Past dans une course d’images effrénée. Impossible de résumer ce qui suit. Hugo Loetscher, avec la distance et l’ironie qu’on lui connaît, y fait défiler cultures, siècles et continents, s’interrogeant sur les diverses manières de voir un seul et même monde, un monde dont le chaos laisse le narrateur perplexe. Mais la force de ce roman réside ailleurs: alors qu’il respire la vie, c’est de la mort qu’il traite, sans fausse pudeur et sans donner de leçons. C’est à cela aussi que se reconnaît une fois encore le talent de conteur de Loetscher, à sa capacité de formuler les pensées les plus sérieuses avec une légèreté déconcertante, et ceci dans un assemblage d’histoires, d’images et de réflexions qui rappelle étrangement les deux romans-clés de l’auteur, Le Déserteur engagé et Les Papiers du déserteur engagé, qui mériteraient bien un petit pèlerinage...

Peter Bichsel

En quête de paradis...

Pour une fois, Peter Bichsel, le maître de la miniature, s’est lancé dans un récit d’une centaine de pages. Il n’en fallait pas plus pour allécher critiques et lecteurs. Et pourtant, on se gardera bien de parler d’un "roman". Non seulement on y raconte mille petites histoires, mais en plus, le personnage principal a une curieuse tendance: plus on apprend sur lui, plus il devient inconsistant. A la fin du récit, il a disparu... Mais Bichsel ne s’en tient pas là. Non content de faire disparaître un personnage, il fait coexister deux récits sur une même page! Le premier occupe le haut de la page. Il y est question d’un Cherubin Hammer, un homme très cultivé, mais incapable de communiquer. Archiviste introverti, il rêve d’une postérité de poète célèbre, et sa vie sur terre ne doit servir qu’à nourrir sa future légende. Le second, lui, occupe l’espace réservé aux notes de bas de page. On y parle d’un autre Cherubin Hammer, entrepreneur, marchand de vin et d’antiquités, un charmeur, une grande gueule qui vit de ses escroqueries. En dehors de leur nom, ces deux Cherubins ne partagent qu’une seule chose: le rêve de la réussite. Des personnages bourrés de défauts et dont les données biographiques ne sont qu’un leurre, une histoire qui ne cesse de s’interrompre pour faire plonger le lecteur dans les notes de bas de page: Peter Bichsel a misé sur la persévérance et le sens de l’humour, et pourtant, jamais le plaisir ne cède la place à l’effort. Vous avez dit miracle?

Markus Werner

Enquête ou fiction?

Echecs, parcours interrompus, nouveaux débuts: les thèmes du dernier opus de Markus Werner sont ses thèmes de prédilection. Quoi de neuf alors? Sa grand-mère est morte... et lui a laissé un cahier dans lequel elle raconte la vie de Heinrich Bluntschli, son arrière-arrière-grand-père. L’auteur, intrigué par la légende familiale qui entoure son ancêtre, a donc décidé de faire toute la lumière sur ce personnage. Toute? Non, loin de là. Car ce qui pourrait apparaître comme la véritable histoire de Bluntschli vaut bien mieux que cela: c’est l’histoire d’un narrateur qui se construit un ancêtre à partir de quelques faits et documents tout sauf fiables... Que nous importe si Bluntschli a bel et bien participé à la construction du Canal de Suez, s’il a été inspecteur général pour le vice-roi Abbas Pascha, directeur des salines d’Egypte ou de la poste d’Ismailiya? Markus Werner, en réécrivant sa légende, s’est fait du mystérieux ancêtre un ami qui n’a plus rien d’héroïque, un petit traître et menteur peu doué pour la vie, mais avec qui il fait bon se promener dans la Suisse et dans l’Egypte du 19ème et du 20ème siècle. S’adonnant aux joies de l’invention, Markus Werner ne s’est jamais montré aussi léger et enjoué que dans ce livre qui peut se lire aussi bien comme un roman sur l’art du récit que comme une enquête policière, un roman d’amour, un livre politique ou un traité d’ethnographie.

Patricia Zurcher

Hugo Loetscher, Die Augen des Mandarin, Diogenes Verlag, Zurich, 1999.
Peter Bichsel, Cherubin Hammer und Cherubin Hammer, Suhrkamp Verlag, Frankfurt, 1999.
Markus Werner, Der ägyptische Heinrich, Residenz Verlag, Salzburg u. Wien, 1999.

 

Page créée le 11.05.00
Dernière mise à jour le 20.06.02

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