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Yvette Z'Graggen

  Yvette Z'Graggen / Un Etang sous la glace
 

" J'éteins la radio. Je vais affronter mes fantômes. La petite Agnès a tant de chose à dire, elle qui a eu le courage - ou la lâcheté ? - de se taire pendant toute une vie. "

A l'occasion d'un banal rendez-vous chez le dentiste, Agnès, une femme âgée, se trouve dans un quartier neuf de sa ville où elle est certaine de n'être jamais venue. Pourtant, quelques indices la troublent, de très vagues réminiscences. Jusqu'au moment où elle voit, encastrée au milieu des immeubles récents, une vieille maison à la façade jaune. C'est alors comme un voile qui se déchire. Cette maison, elle la connaît : elle jouxtait autrefois la propriété de son grand-oncle située là où s'élève aujourd'hui un immeuble bleu et blanc. Agnès reste dans sa voiture, qu'elle a garée de l'autre côté de la rue. Le décor qu'elle a sous les yeux se déconstruit peu à peu. A sa place, elle voit la villa, le jardin, l'étang, tout ce qui n'existe plus.
Elle se souvient des dix jours qu'elle a passés là, il y a très longtemps. Elle avait treize ans. Dix jours qui ont pesé lourd, mais qu'elle a essayé d'oublier en les enfermant dans une épaisse gangue de glace. Elle a réussi à vivre avec le secret des deux drames qui ont eu lieu près de l'étang où nageaient de vilains poissons blancs et voraces.
1933. Elle était une adolescente sentimentale et ignorante, mais en même temps, sans le savoir, sensuelle et provocante. Amoureuse d'un jeune Italien de vingt-cinq ans et jouant avec un danger dont elle n'avait pas conscience. Attentive aussi à la souffrance de son arrière-grand-mère que la famille avait décidé de placer contre son gré dans une maison pour personnes âgées.
La découverte brutale de la sexualité et la compassion qu'elle éprouvait pour la vieille femme s'étaient trouvés liés de manière inattendue et tragique.

Le roman, qui a recours à un je de fiction, raconte la descente d'Agnès jusqu'aux racines de sa mémoire.
Derrière l'immeuble bleu et blanc, il n'y a plus d'étang, mais une trace suffit pour abolir le temps.

Yvette Z'Graggen, Un Étang sous la glace, Roman, Editions de l'Aire

 

  Inédit
 

Un Étang sous la glace

En sortant de l'école, l'après-midi, j'avais pris l'habitude de m'asseoir sur le banc au bord de l'étang pour travailler et rêvasser.
Pour être seule. Ici, c'était paisible, presque trop. L'eau ne bougeait pas, les quelques nénuphars étaient comme morts, pas un frémissement, rien. Il n'y avait que les affreux poissons qui s'approchaient de temps en temps, la bouche grande ouverte. Ils croyaient que j'allais leur donner à manger, mais ils se trompaient. Ils auraient dû savoir pourtant que je ne leur jetais jamais une miette de pain. J'avais beau leur faire des grimaces, leur crier des méchancetés, ils restaient là, ils attendaient. Maman m'avait dit " ne te baigne jamais dans cet étang, le fond est plein de vase, tu t'enliserais, tu ne pourrais plus te dégager ", mais moi je pensais que le danger venait plutôt des poissons qui m'auraient bouffée avec un drôle de plaisir.
Cet après-midi-Ià, tout au début de notre séjour, j'étais sur le banc, un livre posé sur mes genoux, quand j'ai vu quelqu'un qui venait sur le sentier: Mamidèle, appuyée sur sa canne. Elle allait être contente, le portail était ouvert, d'habitude il était fermé à clé et elle n'avait pas la force de faire tourner cette grosse clé rouillée, elle avait beau essayer, s'acharner .ArIette m'avait recommandé de ne jamais oublier de fermer le portail à double tour quand je quittais l'étang, elle craignait que Mamidèle s'approche trop de l'eau, glisse et se noie.
Moi, à treize ans, je m'étonnais un peu de cette sollicitude, alors que personne, apparemment, n'hésitait à infliger à Mamidèle ce qu'elle redoutait le plus, l'installation dans une maison pour personnes âgées où elle se sentirait abandonnée.

Mamidèle s'est assise à côté de moi, bien plus petite que moi, je voyais à la hauteur de mon épaule sa tête qu'elle branlait presque continuellement, avec les cheveux gris tirés en un maigre chignon à moitié défait. Je me souviens de son angoisse et, presque mot pour mot, de notre conversation :
- Ma pauvre chérie, quand je pense... Quand je pense à ce jour où ta maman t'a déposée chez moi, un petit paquet tout blanc, tu n'avais presque pas la force de pleurer .
J'ai essayé de lui expliquer qu'elle se trompait, que ce n' était pas moi mais maman que grand-mère Hélène avait déposée chez elle, et puis que c'était une très vieille histoire, qu'elle ne devait plus y penser.
- Ta pauvre maman, tu es sûre ? Jenny ?
- Oui, voilà, Jenny, et elle va bien, tu ne dois pas te faire de souci pour elle.
- Alors, toi ?
Elle avait caché son visage dans ses mains.
- Alors, toi, tu serais...
- La fille de Jenny, oui, la petite-fille de celle qui n'est pas revenue.
- Elle est morte, ma pauvre petite Hélène. Elle était si jolie, si gentille. Qu'est-ce qui lui est arrivé, je ne me souviens plus, ça s' est passé il y a si longtemps.
- C'est pour ça qu'il faut arrêter de te tourmenter.
Elle s'est tue un long moment. J'essayais de me concentrer sur ma conjugaison latine. Les poissons faisaient des clapotis devant nous, le plus gros repoussait les autres, ils croyaient encore qu'on allait leur jeter du pain, ces goulus.
- Mais alors, excuse-moi... elle hésitait, n'osait pas... alors, qui est Thérèse ?
Je commençais à avoir envie de pleurer.
- Mais tu sais bien, Thérèse c'est ta fille, ton autre fille, la soeur jumelle de celle qui est morte...
- Mais où est-elle ? Il y a si longtemps qu'elle a disparu...
- Elle n' a pas disparu, elle est en vacances, elle va revenir bientôt.
- Tu es sûre ?
Elle a dit encore d'une très petite voix, une voix de souris " c'est difficile, tellement difficile de se souvenir ". Après un moment de silence - j'entendais sa respiration tout près de moi, irrégulière - elle s' est redressée :
- Thérèse! Mais oui, bien sûr, ma fille Thérèse, c'est elle qui veut me mettre à l'hospice !
Je pensais très fort à ma chambre, là-bas, de l'autre côté de la ville, à mon balcon d'où l'on voyait le jet d'eau, la rade et la cathédrale. Ce que j'aurais voulu y être !
- Pas à l'hospice, dans une maison de retraite, ce n'est pas la même chose quand même !
Elle ne m' écoutait pas, elle pleurait, le visage dans ses vieilles mains toutes déformées :
- Toute seule à l'hospice, mais c'est affreux. Pourquoi ils me font ça ?
Attilio venait de franchir le portail, il s' est installé sur le banc à côté de moi :
- Pourquoi elle pleure, la nonna ?
Attilio avait vingt-cinq ans. Il était beau et rieur.
Nous nous connaissions peu. Les après-midi où nous venions, maman et moi, tenir compagnie à tante Thérèse, il restait en général dans sa chambre, ou bien il était ailleurs, quelque part en ville. Si on se rencontrait par hasard, on n'avait rien à se dire. Mais aujourd'hui, j'étais contente qu'il soit là, jeune, avec de belles mains lisses, et ce petit air de se marrer qui agaçait ArIette. Elle avait hâte qu'il trouve un appartement et qu'il quitte la villa. Quelquefois, elle l'appelait l'incrusté ou le pique-assiette. Moi, je pensais qu'elle était vexée parce qu'il ne faisait pas attention à elle.
- Je suis content que tu sois ici, a dit Attilio, ça met un peu de gaieté dans cette maison, tu aimes la musique ?
- Ben, je sais pas, ça dépend quelle musique.
- Le jazz, tu aimes le jazz ?
J'ai fait oui de la tête au hasard, je n'osais pas lui dire qu'il y avait une chanson que j'adorais, Parlez-moi d'amour, chantée par Lucienne Boyer, à la maison je l'écoutais souvent cinq ou six fois de suite.
- Je te jouerai quelques morceaux, tu verras, je suis sûr que tu aimeras.
Je lui ai demandé pourquoi il me tutoyait, alors qu'on ne se connaissait presque pas.
Il a ri. Ses dents étaient très blanches, larges :
- Mais tu es encore une petite fille, et puis vouvoyer c'est difficile en français. Si tu veux, tu peux aussi me dire tu.
J'allais lui répondre que non, que je ne le tutoierais sûrement pas, du moins pas si vite, mais Mamidèle m'a tirée par le bras :
-Qui est ce monsieur ? Je ne l'ai jamais vu.
Alors, nous nous sommes regardés, Attilio et moi: nous avons compris que nous partagions le même chagrin, la même compassion.

Yvette Z'Graggen

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© Le Culturactif Suisse

Page créée le 15.01.03
Dernière mise à jour le 15.01.03

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