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Anne-Lou Steininger

  Anne-Lou Steininger
 

Anne-Lou Steininger
est née en 1963, en Valais et vit actuellement à Genève. Elle est l’auteur de La maladie d’être mouche, (Gallimard, 1996), qui a été adapté et joué au théâtre. En 1998, elle a reçu le prix de la Fondation Edouard et Maurice Sandoz pour un recueil de récits, Les contes des jours volés (Bernard Campiche Editeur, 2005). Le texte présenté ici en est extrait. Elle est également l’auteur du Destin des viandes, qui a reçu en 2001 le prix de la Société genevoise des écrivains et que certains ont pu découvrir à la Comédie de Genève (avril 2002) ou sur Espace2 (mai 2002).

Présentation de l'Inédit proposé

A travers ses différents récits, le recueil Contes des jours volés tourne autour de la question: qu'est-ce qu'un être de temps? un être qui habite le temps et qui est travaillé par lui. L'altération, la mort, et une pincée de merveilleux ....

 

  Inédit
 

Capitaine des nausées

Des abricots pas mûrs serrent leur petit poing de boxeur dans une coupe de porcelaine. Et moi, tous les jours avant l’aube, ouvrant les yeux avec appréhension, je m’éveille dans le roulis de son sommeil, je m’assois sur mon lit et je fixe dans le ciel l’endroit où les montagnes vont apparaître en me répétant, le cœur battant : Elle dort encore, je suis seul, seul ! comme si je m’exerçais à vivre dans un monde dont elle serait absente, ce que, bien sûr, je n’arrive même pas à me représenter, de sorte qu’au lieu de s’apaiser ma crainte se fige en une sale terreur qui ne me lâche plus, et je me dis que c’est cela, le temps : une souffrance qui continue quand nous aurions déjà dû en mourir plus de mille fois, qui s’acharne à nous humilier, etje n’ose plus bouger car je me sens si peu de chose dans ces moments-là, si léger, si vide, qu’un battement de cils me roulerait au sol ; je ne bouge plus, respire à peine, et de toutes mes ridicules forces, je pense à mes cheveux, là où ils tiennent en cuir, à mes ongles, à mes dents, je me concentre sur tout ce qui en moi, dans ma chair, s’ancre, s’attache, s’enracine, je m’agrippe à moi-même afin de ne pas m’envoler, et c’est ainsi, recroquevillé au pied des montagnes dont les dents s’illuminent, méticuleusement crispé sur ma peur et ma honte, que j’attends son réveil comme un malade attend la mort. Ma mère…

Ma mère aurait pu se contenter d’un chien, elle fit un enfant. Puis deux, puis sept. L’instinct maternel : J’ai toujours aimé jouer à la poupée. Ma mère, quand elle en parle, plonge ses mains tragiques dans le pétrin de ses seins. La Nature, gémit-elle. C’était plus fort que moi. L’Amour. Et ajoute, grinçante : Pas comme ces femmes dégénérées, ces égoïstes, ces intellos qui font des gosses du bout des trompes de Fallope ! Voici pourquoi, et non un chien, j’existe et suis aimé : par force du tout-puissant, de l’authentique et infaillible instinct de Femelle ma Mère, moi, le premier enfant, et le seul à n’avoir pas su trouver « la sortie »

– Cet enfant est idiot.

à n’avoir pas compris

– Regardez ses frères et sœurs. Eux, ils ont fait le pas. Ils sont devenus des adultes, avec de vrais désirs d’adultes. Le fric, le pognon, le flouze, voilà ce qui les intéresse !

moi l’attardé, le demeuré, qui reste là, bouche collée contre ses seins, tête enfouie dans ses chairs, écœuré et docile

– Ils me tapent, ils me volent. Ces amours ! Tournent autour de moi comme des mouches à miel. Et ils n’en ont jamais assez…

incapable d’être comme eux, même en miniature, cynique et fanfaron ; d’être dur, d’être fort, et de jouer les petits messieurs de bois vernis, ainsi font font font, mais bègue d’âme et cœur puceau, rester…

– Par le lait, puis par l’argent : c’est ainsi croyez-moi que l’on tient les enfants. Il faut voir comme ils savent mendier, et ruser, et mentir pour m’extorquer quelques petits sequins de plus ; avec quelle fidélité, ils viennent ramper devant ma couche, arranger ma literie pour pouvoir la sonder, et sucer mes bagouses dans un long baiser de ventouse pour tenter d’en arracher les plus belles pierres. Je ne suis pas dupe, mais je laisse faire. Qu’ils ne puissent se passer de mon fric, et nous resterons une famille unie. Que pourraient-ils faire contre ma générosité ?

sous les yeux infiniment vides de ma mère, rester l’idiot de la famille, celui dont elle parle toujours à la troisième personne.

– Les enfants doivent comprendre qu’ils ne sont que nos enfants, et pour toujours. Non des égaux, des êtres humains normaux et accomplis, comme nous, avec lesquels il serait possible de discuter, de commercer ou de se battre. Non. Ils sont et resteront nos créatures, nos petits, nos choses : des sortes de caricatures amoindries de nous-mêmes, des miroirs plus ou moins sales dans lesquels nous ne pouvons que regretter notre jeunesse. La jeunesse que nous leur avons sacrifiééééééée…

Et voilà ! ça recommence ! Le iodel de ses sanglots trébuche sur la bibeloterie, rue dans les lustres, s’engouffre de salle en salle par les murs éventrés, et je sais, où que je sois, quand elle entame la pleurnichante des miroirs ou autre rengaine de la même eau salée, qu’il n’est plus un espace dans tout le château où je pourrai lui échapper. Maintenant, tout le monde l’a entendue. C’est le signal ! L’une après l’autre, les machines à coudre hésitent puis s’arrêtent, et les marteaux, les pinceaux, les scies, et enfin, tout en dernier parce que la cuisine est loin, le ramdam des casseroles. Dans le silence qui s’installe par à-coups, on dirait que la maison, de tout son poids, comme un immense convoi, vient de faire halte en pleine campagne pour une obscure raison d’aiguillage ou d’horaire, et que les voyageurs, habitués, en profitent pour se dégourdir les jambes. Les couturières s’ébrouent, les maçons sortent leur casse-croûte, la volière des dames de compagnie s’éparpille dans un sillage de miettes de cake et de cartes à jouer. Tous se réjouissent. Tous, sauf moi. Elle m’appelle. Elle m’attend.

La voix de moi-idiot, je l’entends, la voix sincère et suppliante que je n’emploie qu’avec les insectes et les escargots pour leur demander pardon de les manger : cette voix dit non et se tortille au fond de mon ventre. Non, non, non. Me retourne comme une bête qu’on écorche. Je ne veux pas. Déjà, les outres tièdes de ses mamelles, qui couvent un immonde gargouillement de glandes, bombent et se mettent à perler. Non, non, non.

– Il a faim, et il refuse de manger ? Ce n’est pas gentil, ça.

Lait gris, sale et vitreux, lait aux reflets violets, au goût rance et au relent de viande faisandée, lait poisseux comme le sang et presque aussi salé, lait vieux de ma mère vieille qu’elle me force à téter – tandis qu’elle fouille mes poches à la recherche d’une larve ou d’un scarabée que j’aurais oublié de jeter.

– Et il avale ces cochonneries, exprès pour me faire de la peine. Il ne sait pas ce qui est bon pour lui.

Me pince l’oreille entre ses ongles. Lait de mon dégoût, de mon vieillir-enfant. Lait de mon impuissance. J’ai quatre-vingt-sept ans. Ma mère depuis longtemps n’a pas d’âge, par coquetterie, mais du lait toujours, oui ; ce qu’elle appelle du lait, sourdant de ses larges tétons tannés ; du lait comme un pétrole visqueux qu’elle me gicle en bouche, dont elle me gave et m’étouffe depuis quatre-vingt-sept ans. Car je n’ai jamais osé…

– Après tout ce que j’ai fait pour lui ! Cet enfant n’aime pas sa mère. Il veut me tuer.

jamais pu refuser. Si je n’accours pas assez vite, elle prend le sac où sont enfermés la dépouille et les os de mon père. Mon père le très-mort, très-feu mon père, que je ne me souviens pas avoir connu vivant, mais que je crains encore. Délicatement, elle le presse contre elle, l’agite un peu. La peau séchée craque, mes poils se dressent, les os bilboquent. Et je cède à ce bruit. Je cède toujours.

– Voilà qui est mieux.

Elle range le père Craquel dans son bahut. Et se dépoitraille d’un soupir rugissant.

– C’est qu’il est si petit, et je pourrais être si grande…

Les couturières en maugréant déroulent des mètres de ruban gradué, l’architecte aux yeux de cachou mâchonné attend en vain qu’on applaudisse son entrée, les dames de compagnie, aux fesses démangées par un patient velours se grattent du bout des gants. Et moi, pauvre de moi, agrippé à son sein comme un criquet sur le ventre d’une vache, je me mets à téter docilement.

Je tète. Et c’est elle qui gonfle, elle qui se remplit. Comme chaque fois, depuis quatre-vingt-sept ans, dès que mes lèvres touchent son sein, elle reprend sa monstrueuse croissance. Et grossit, se dilate, se répand dans l’espace au fur et à mesure que j’aspire son lait. Ma mère, la « Généreuse », s’accroît quand elle nourrit – ses dons lui profitent ! Je sens sous moi gronder le pouls, rouler les viandes, et les maçons ricanent : Combien, le tour de poitrine ? Quinze mètres ? Vingt ? Qui veut parier ? Continue, gémit-elle. Des poufs de graisse glissent sous la peau comme des bancs de méduses, les muscles distendent leur vieil accordéon. Je me cramponne, ballotté par ce tremblement de chair. Encore ! Encore !… Je m’exécute – il le faut bien – et grinçant, gémissant comme les poutres du toit par un vent de tempête, la carcasse écartelée s’étire et se distend. Jusqu’où ira-t-elle ? Son corps échoué emplit bientôt tout le château. Jusqu’où pourrai-je aller ?

– Des coussins, vite.

– Madame est en train de gagner l’orangerie.

– Des coussins, des coussins.

– Ses pieds passent la brèche.

– Dépêchez-vous.

– Elle a un coude dans l’escalier de service.

On amène des coussins, des planches, des fauteuils, on la soulève avec un treuil, on la cale avec des matelas et des meubles qui cèdent sous son poids. On l’installe tant bien que mal. Je me demande souvent pourquoi, malgré son impotence, ma mère veut toujours avoir l’air assise.

– Vous ne m’avez pas demandé, je suis là. Toujours au service de votre épanouissement. Chère Madame…

L’architecte se débabine à force de sourires.

– Il est clair qu’un nouvel aménagement s’impose. Je commencerais par abattre ces murs, puis je relèverais ce plafond. Là, je verrais un entablement néo-post-after pour camoufler l’étai. D’ici demain, parole d’architecte…

Les couturières mesurent, coupent, rapiècent et se disputent, des épingles plein la bouche. J’ai envie de vomir. Ma mère comme d’habitude, se plaint de l’enfant-moi à la compagnie des dames compatissantes.

– J’étais mince avant lui. Vous m’auriez vue ! Une déesse. Et un de ces culs ! J’avais tous les hommes à mon panier. Mais ensuite, hélaaaaaaaaas !… Je n’ai jamais récupéré de ma première grossesse. Et pour quoi ? Pour ça ! Un enfant n’est jamais qu’un amant impuissant.

Et les dames hochent tête.

– Mais laissons cela. Et revenons à notre sujet : L’électuaire des bonnes manières, chapitre 67 : « Les asperges ». Mesdames, s’il est de la dernière muflerie de les manger entières, vous éviterez de n’en croquer que la pointe : ce geste signifierait que vous ne les trouvez pas assez tendres, pas assez cuites. Quel affront pour la maîtresse de maison ! Quant aux petites asperges vertes…

Et les hoches dament tête.

La maison trépigne, le convoi s’ébranle et repart au ronron nerveux des machines à coudre. Scies, blablas, petits marteaux, chutes de pierre, chuchotis – le train-train. Et moi, salement pris de mal de mer, je me cache pour vomir le lait sombre au goût de mort, pour vomir, ma mère, ta Nature, ton Amour tout-puissant, la vie que tu m’as donnée et que tu t’acharnes à me conserver afin qu’infiniment je te la doive, moi l’idiot écœuré, le capitaine des nausées, je me vomis jusqu’au fond de l’âme.

 

Bouffée de chair, exhalé cimetière. Elle est morte en soupirant et en douceur. Ma mère est morte ! Dire que j’avais si peur ! Elle s’est évaporée, tout simplement : pouf ! Comme si la mort était partout sauf en elle-même et qu’elle l’avait rejointe. Peut-être qu’ayant atteint ses limites de dilatation, elle s’est comme pulvérisée. Il est également probable qu’elle ait voulu nous ravir son corps, car elle n’avait confiance en personne. Il ne resta de son immensité qu’une marée figée de chiffes dans laquelle nous découvrîmes le regard hypocrite, la nudité ébréchée d’une très vieille poupée de plâtre qui tendait vers nous, comme si elle cherchait à nous agripper ou pire – mais vainement – ses mains aux doigts brisés. À tout hasard, nous l’avons enterrée – les couturières me soutenaient – afin de pouvoir dire : Voilà sa tombe, et de pouvoir y croire – elles me consolèrent avec des petits verres d’alcool jaune. – R.I.P. de bronze sur une lourde pierre – me disant, taquines, qu’il était temps que je sois sevré, et que maintenant je pourrais enfin profiter de la vie.

De la vie ! Quelle vie ? Celle qu’on m’avait prêtée ne pouvait plus servir. Et pour en inventer, j’étais incompétent. Fallait-il qu’à mon âge j’entreprenne d’exister, usé par quatre-vingt-sept ans d’enfance prolongée ? Et le temps qui allait se mettre à passer pour de bon !… Les couturières, moqueuses, rembobinaient les fils, ramassaient les épingles. Je pleurnichais : Non ! je ne lui survivrai pas. Et je le pensais vraiment. J’étais l’idiot qui raisonne, le miraculé mélancolique, une tête fêlée qui préfère les coups au silence. Ta mère était un monstre, lançaient-elles en pliant les étoffes. Je sais, je sais mais je ne veux pas le savoir. Arrête de chialer, tu devrais être content ! Elles ont mis leur plus jolie robe. Maintenant tu es libre !… Attention au départ ! Leurs sourires flous tressautent aux fenêtres du train. Libre ?… Une machine à coudre emporte le paysage. Mon cœur mis au zigzag, mes entrailles picorées par l’aiguille. Le temps, tout le temps que je n’ai pas vécu s’engouffre d’un coup dans ma carcasse. Je sens l’effort de chaque souffle, le poids de chaque goutte de sang, et les faux plis des rides : comme j’ai mal d’être vieux ! Adieu, adieu.

– Vous êtes d’ici ?

– Heu !… Non. Non.

– Est-ce que, par hasard… Est-ce que vous attendez… l’autre train ?

Je n’avais pas envie de discuter :

– C’est cela. L’autre train.

– Oh !… Merci. Merci, merci. Si vous saviez le plaisir que vous me faites ! J’attends ce moment depuis plus de cinquante ans. Voyez-vous, Monsieur, deux trains s’arrêtent chaque jour dans ma gare : deux omnibus, mais très modernes, avec savon dans les toilettes et moquette en première. Eh bien ! vous ne croirez pas : depuis que je tiens cette gare, tous mes voyageurs prennent le train de midi quinze, tous. L’autre, celui de quinze heures douze, qui va dans la direction opposée : personne, jamais. Vous serez le premier. Vous comprenez ? Voilà plus de cinquante ans que je mets ma casquette, que j’agite mon drapeau pour un train vide. Et l’on s’étonne que je déprime et que ma femme me trompe ! Mais vous êtes là. Enfin. Je n’aurai pas vécu pour rien. Merci, merci.

Il me serra dans ses bras, mêla son odeur d’angoisse à la mienne, et nous restâmes ainsi un moment, rides contre rides, jusqu’à ce que j’ose lui demander :

– Et il va où, ce train ?

– Où ?! Monsieur le Voyageur se moque de moi. Je ne suis que chef de gare, Monsieur. Ce n’est pas moi qui pars.

Quinze heures douze. Je vis le drapeau rouge battre de l’aile, et quand je le saluai, l’homme s’effondra sur le quai, foudroyé et ravi.

Adieu, adieu.

Le diable l’a emportée ! j’ai oublié ma mère, je ne parle plus ses mots. La langue maternelle : cette langue entravée des idiots. Je ne suis plus l’idiot de personne, je ne parle plus la bouche pleine. Le monde, qu’elle avait étouffé de ses vagissements de baleine échouée, qu’elle masquait de sa masse sismique, ce monde sans elle est si limpide – si simple, si beau. Et j’y vis. Je vis. Elle ne peut plus m’atteindre. Je danse sur les tombes, je crache dans le lait noir des ensevelisseuses – et me méfie de l’amour au goût de marécage et de Femelle Viande morte : l’amour, je ne veux en connaître que les gestes précis, épurés, mâles, la mécanique des squelettes. Je vis, je me moque du reste. Je vis si bien d’ailleurs que je m’éloigne de la mort. Le temps que je craignais si fort, le temps m’a donné ma revanche : l’une après l’autre, il me rend les années volées. Il passe toujours, oui, mais à reculons. Je rajeunis. Je ne sais pas comment, par quelle loi aberrante, mais c’est ainsi. Je me découvre chaque matin un peu plus leste et plus fringant. J’ai perdu mon teint de momie, retrouvé mes cheveux et mes dents, mes rides s’envolent et mes yeux brillent frais comme l’œil rond des poissons dans le panier du mareyeur. Je vis, je triomphe. Si vous me rencontrez, au hasard de mes vagabondages, soyez mon ami un soir, deux soirs, un mois si ça vous chante, mais jamais plus : vous ne pourriez pas comprendre – et vous seriez jaloux – que ma vie ne suive pas la vôtre dans sa décrépitude ; vous ne me pardonneriez pas ce détachement, quand je vous vois vous échiner pour une idée ou quelques sous, qui me fait tout railler. Mais laissez-moi plutôt, car j’aime être seul. Enfin seul. Enfin vivant.

Une seule chose m’inquiète…

La goutte blindée d’un mini-scarabée roule et toque au fond de la coupe. Pris au piège ! Que vais-je devenir ? Quand je serai petit, tout petit, que fera-t-on de moi ? Et dire que je n’y pensais pas ! Que j’étais si heureux ! C’est logique pourtant, mathématique. Le compte à rebours a continué. Les jours, les semaines, les années s’envolant l’une après l’autre. Déjà, je n’ose plus sortir : j’ai trop jeuni, j’ai rétréci. Comment leur expliquer que je suis un adulte sous mes airs de gamin, que je compte plus de cent soixante ans aller retour ? Qui me croirait ? Je passe des heures à fixer le miroir, désespéré. Je ne veux pas redevenir enfant, je refuse ; être à nouveau cette chose débile qui se laisse triturer, manipuler, humilier avec une confiance naïve. Je hais l’enfance. Ce que je donnerais maintenant pour me mettre à vieillir ; j’irais gaiement vers la mort, mains dans les poches, en sifflotant. Mais rien à faire, je m’embambine et je me rembobine, je continue à remonter le temps, et de plus en plus vite, inexorablement, comme si là-bas, dans le néant des origines, une force m’aspirait, un siphon, un trou noir…

Elle est là, je le sens. Et c’est pire que la mort. Elle ne m’a pas oublié, au contraire ; elle m’attend, elle m’attire, me ramène patiemment au bout d’une petite ficelle. Et moi, comme un yoyo, je remonte me jeter entre ses mains. Entre ses seins ! Moi, l’incurable idiot. Et je me croyais seul, et je me croyais libre, je pensais lui avoir échappé alors que chaque effort que je faisais pour m’éloigner me rapprochait d’elle. Toujours elle. Pourquoi, ma mère ? Pourquoi ne m’as-tu pas abandonné ?

Oh non ! Ma première dent de lait !

extrait de Contes des jours volés

Anne-Lou Steininger

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Page créée le 28.08.02
Dernière mise à jour le 28.11.06

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