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Alice Schmid

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Depuis septembre 2007, Le Courrier, Culturactif.ch et Viceversa Littérature publient en partenariat des textes inédits d'auteurs de Suisse. Ces textes paraissent un lundi sur deux, et sont disponibles soit sur nos pages, soit en dernière page du Courrier ou sur le site de ce quotidien: www.lecourrier.ch


  Alice Schmid

 

Alice SchmidNée à Lucerne en 1951, Alice Schmid travaille comme productrice de cinéma à Zurich. Elle a obtenu de nombreux prix pour ses films documentaires sur le sort des enfants dans différentes parties du monde. Ses films interrogent les rapports complexes qui lient l’enfance à la violence. Elle tourne actuellement Kindheit am Napf (“Une enfance dans le Napf”), qui suit la vie d’enfants scolarisés à Romoos, dans la région de l’Entlebuch. Voir sa filmographie sur www.aliceschmid.ch
L’extrait publié ici est tiré de Dreizehn ist meine Zahl (“Treize est mon nombre”), son premier roman. L’histoire se déroule dans un village lucernois pauvre des années cinquante, plongé dans une atmosphère étouffante de bigoterie et de violence. Lilly, 9 ans, raconte sa vie, celle de sa famille et de ses voisins. Elle confie sa crainte de ne pas être aimée par sa mère qui la bat, et parle des rituels qui lui servent à conjurer l’angoisse qui l’étreint en permanence. De rares moments d’idylle viennent soulager l’enfant quand elle est chez ses grands-parents ou passe un moment avec ses rares amis sous le tilleul.
TWR

 

  Treize est mon nombre

Depuis que je sais compter, je compte. Ça aide. Treize est mon nombre. C’est le nombre de fois que ma mère me frappe sur le dos. Je compte aussi quand je fais pipi de peur. ça reste chaud le temps d’arriver à treize, ensuite, ça devient froid entre mes jambes. Quand il fait noir, j’entends frapper treize coups à mes oreilles. C’est la mort dans la cage d’escalier. […] Tout marche de travers chez nous, dans la région du Napf. Qui habite de l’autre côté de la montagne est protestant bernois. Qui habite de ce côté est catholique lucernois. Ces deux mondes coexistent difficilement sous le même toit. Tant que ma mère est protestante, elle est encore joyeuse. Mon père est catholique, il est silencieux. Et personne ne se doute de la noirceur de mon cœur, tous m’admirent, ils me disent: «Ton père est si gentil. Ta mère est tellement belle. Un jour, tu seras comme elle.»

Ma mère est pour moi la plus grande. Elle aurait toujours le droit de me taper. Je lui donnerais tout pour qu’elle m’aime bien. Un jour, elle m’aimera, ça j’en suis certaine, car personne ne l’aime autant que moi.
[…]
Tout a commencé par un mensonge. […]
Je dois apprendre à écrire. Mon premier mot a été «OMO». Il est toujours encore écrit en haut de l’armoire.
Je préfère le calcul mental. Là, je suis vive, rapide, imbattable. Je sais le faire, parce que je compte tous les jours les bobines de mon père. Même Mademoiselle Sidler s’étonne. Jusqu’au premier jour de la nouvelle année scolaire, quand Vreneli m’a traitée de menteuse. Nous reculons tous d’une rangée. Vreneli et moi sommes maintenant dans celle du milieu, tout devant, il y a les nouveaux de première année, et au dernier rang, il y a les grands, les sixièmes.

Nous nous levons l’un après l’autre pour dire le métier de notre père. Mademoiselle Sidler écrit tout dans son livre, pour chaque enfant. La plupart disent: «Mon père est paysan.» Viertalabnüni, ce qui signifie 9 heures et quart, dit: «Distilleur.» Son père tourne autour du Napf en vélomoteur, tirant sa machine à schnaps. On voit LU 915 se balancer sur sa plaque. Ici ou là-bas, le père de Viertalabnüni distille les pommes et les poires pour les protestants du canton de Berne ou les catholiques du canton de Lucerne. Presque tous les pères ont un deuxième métier, parce que c’est vraiment galère et dur de gagner assez d’argent comme paysan.
[…] Avant, mon père était boucher. Maintenant, il est fabricant de métier. En réalité, il est inventeur. Je choisis le travail régulier et je me lève: «Mon père est fabricant.» Vreneli me coupe la parole en se relevant, bien que ce soit mon tour et pas le sien. «Lilly ment, son père est ouvrier d’usine.» Bien sûr, Mademoiselle Sidler me croit moi. Elle sourit et l’inscrit dans son livre. Vreneli ne peut pas savoir que mon père, avec son silence, est quelqu’un de spécial.

[…] Notre maison est située directement au-dessus de la cuvette de l’Änziloch. Bless aussi a faim, tire sur sa chaîne et me saute dessus en aboyant. Je m’arrête dans l’entrée. J’écoute et je compte, sinon je n’arrive pas à passer le seuil. Quand j’ai compté jusqu’à treize, je sais si ma mère est de bonne ou de mauvaise humeur. Je sens tout, postée sur le seuil. J’entends mon père ronfler et le tictac de la pendule dans le salon où nous mangeons le dimanche et où ma mère fait son travail de couture à domicile.
Quand ma mère est de bonne humeur, elle me permet de couper les longs fils dont elle a besoin pour les cravates en soie. Je passerais toute la journée à lui marquer les prix et les étiquettes à la craie. Les espaces doivent être justes, au millimètre près. Ma mère n’aime pas quand je m’approche d’elle. Alors elle occupe l’espace, se lève de sa chaise et porte ses longues cravates de soie vers la planche à repasser. Elle a de brusques sautes d’humeur. Son visage se durcit, ses yeux rétrécissent à la taille des têtes d’épingles qu’elle utilise pour coudre. Avec elle, je ne sais jamais où j’en suis.
Maintenant arrive l’écoulement chaud. Je ne peux pas le retenir, il est plus rapide que moi. Ma mère est dans le couloir avec le mètre. Il se balance dans sa main comme un pendule. Elle regarde mes mains entre mes jambes et comment le pipi ruisselle sur le seuil. Elle dit: «Qu’ai-je fait pour mériter ça?» Tout ce qui arrive après, je le supporte parce que je compte. Je me tiens au bord de la baignoire et je compte les coups de ma mère. ça m’aide, car je sais que tout s’arrête à treize. Je rince ce qui est humide dans le lavabo. J’essuie le seuil et le couloir, nue jusqu’aux fesses rougies par le mètre. Ma sœur Dora et mon frère Res passent sans un mot à côté de moi. Ils ne me regardent pas. C’est toujours pareil. Ils arrivent de l’école, ils ont faim, ils mangent sans moi. Dès qu’il y a un repas sans viande que j’arriverais à avaler, ils mangent sans moi.
Je me tiens accroupie sous la tente en tissu, faite des chutes du travail de ma mère, et j’écoute les bruits derrière le mur. Mon père est réveillé, je l’entends. Parce que maintenant, on n’entend plus voler une mouche à côté. Pas un ronflement. C’est de ma faute, je l’ai réveillé. Si seulement je pouvais lui parler. Il me comprendrait. Parfois il me regarde, mais il se tait. Je ne sais pas s’il est au courant pour cette chose avec moi. Je suis sûre qu’il m’aime bien. La nausée, le tremblement dans les épaules me reprennent. Des sanglots secouent ma gorge. Je respire à toute vitesse, puis j’ai des vertiges sous ma tente. J’écoute les voix qui viennent de la cuisine. Quand ils parlent, ça me fait mal. Ils mangent, ils discutent, ils prennent du bon temps. […]
Pendant le catéchisme, le curé nous pose des questions sur la chance. Il y a, dans la vie, des choses qui portent chance. Si quelqu’un a une idée, il peut aller la dessiner sur le tableau. Vreneli se lève déjà. Une odeur de charcuterie fumée passe à côté de moi. Je l’entends encore dire «fer à cheval». Après, je ne sais plus. Tout disparaît par la fente de mes paupières. Je ne vois pas comment Vreneli dessine le fer sur le tableau, par contre, quand elle revient, se rassied et me secoue par le bras, je suis à nouveau tout à fait éveillée. Maintenant elle a dû se rendre compte, pour mon sommeil. Cette fois, j’ai même parlé, je me souviens avoir dit: «Mon grand-père est mort.» Vreneli prend mon bras, veut me consoler. «Une chose pareille, il faut tout de suite la dire à Monsieur le curé, très vite.»
Heureusement, Viertelabnüni lève la main: «Le treize porte malheur, Monsieur le curé.» Monsieur le curé fait oui de la tête et écrit lui-même le nombre sur le tableau et l’entoure d’un cercle. «Méfiez-vous de ce nombre! Certaines personnes n’entreraient jamais dans une pièce où le numéro treize est inscrit sur la porte.» Je me dégage tout de suite du bras de Vreneli.
Viertelabnüni lève encoure une fois la main. «Un ramoneur porte chance ou si un oiseau de basse-cour tourne au-dessus de toi. C’est encore mieux s’il chante.» – «Avec les chats noirs, ce n’est pas pareil», l’interrompt Vreneli. Monsieur le curé hoche la tête et confirme: «Si un chat croise votre route le matin, ça porte malheur.» Ueli secoue la tête, veut dire non, ce que dit Monsieur le curé n’est pas vrai. Mais celui-ci lui met déjà la craie dans la main. «Vas-y, Ueli, lève-toi et dessine un chat sur le tableau.»
Je pense à mon chat préféré, chez mes grands-parents protestants qui vivent derrière le Napf, d’où vient ma mère. Il s’appelle Mizli et son pelage est totalement blanc. Jusqu’à maintenant, il m’a toujours rendue heureuse.
Ueli a fini son dessin. ça ne ressemble pas à un chat, on dirait un rat. Il reste debout devant le tableau et le regarde fixement. Monsieur le curé lui dit: «Ueli, tu peux retourner à ta place.» Ueli continue à regarder fixement devant lui et dit: «C’est toujours le matin.» Une fois de plus, il n’arrive pas à en dire davantage. Il regarde dans le vide, au lieu de nous expliquer enfin ce qu’il veut dire avec son «toujours le matin». Pourtant, il a tellement bien commencé cette fois.
Je me demande bien ce que qui se passe chez Ueli le matin. Mais Monsieur le curé continue simplement le cours. Mademoiselle Sidler, j’en suis sûre, aurait laissé parler Ueli, parce que chaque enfant a le droit de finir sa phrase.

Extrait de «Dreizehn ist meine Zahl», Zurich, Nagel & Kimche, 2010.

Alice Schmid
Traduit de l’allemand par Tanja Weber.

 

Retrouvez une note biographique et les publications de Alice Schmid sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

 

Page créée le 17.05.11
Dernière mise à jour le 17.05.11

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