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Karin Richner

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Depuis septembre 2007, Le Courrier, Culturactif.ch et Viceversa Littérature publient en partenariat des textes inédits d'auteurs de Suisse. Ces textes paraissent un lundi sur deux, et sont disponibles soit sur nos pages, soit en dernière page du Courrier ou sur le site de ce quotidien: www.lecourrier.ch


  Karin Richner

Karin Richner Karin Richner est née en 1980 et vit à Rombach (Argovie). Après avoir débuté des études de Lettres à l’université de Bâle, elle change d’orientation pour se tourner vers l’éducation. Elle se consacre aujourd’hui à l’écriture, tout en travaillant comme enseignante.
Son premier roman, "Sind keine Seepferdchen" («Pas des hippocampes»), est très bien accueilli par le public et la critique. Karin Richner obtient une bourse d’écriture du Literarisches Colloquium de Berlin, ainsi que du Kuratorium d’Argovie et de Pro Helvetia.
Nous publions ici un extrait de son deuxième roman, "Sieben Jahre Schlaf" («Sept ans de sommeil»), qui vient de paraître et confirme ses excellents débuts littéraires. Karin Richner traite à nouveau des relations familiales, de la solitude et du sentiment d’abandon, en s’intéressant aux rapports complexes entretenus par trois générations de femmes: Lucie, la narratrice, sa mère et sa grand-mère. Le texte raconte l’enfance de Lucie et comment son chemin vers l’âge adulte est influencé par des décisions prises, parfois dans un passé lointain, par ces deux autres femmes. "Sieben Jahre Schlaf" explore un espace et une durée hypnotiques, sous la chaleur anesthésiante du Sud de la France, en suivant les souvenirs d’une femme en quête d’identité.
TWR
Photo © Rita Palanikumar

 

  Sept ans de sommeil

Prologue

Simon a trouvé mon passeport. Depuis, il évite mon regard ou le cherche désespérément, essayant d'atteindre la personne que je suis en réalité sous les strates du mensonge.
«Tu ne t'appelles pas Vanessa.»
Incrédule, il répète cette phrase. Jusqu'à ce qu'il enchaîne:
«Alors rien de ce que tu m'as raconté sur toi n'est vrai?»
Je suis presque soulagée en recevant l'appel du Sud de la France. Simon est assis sur le sofa et m'observe, mais mes réponses monosyllabiques ne lui permettent pas de deviner de quoi il s'agit. Je raccroche et me tourne vers lui.
«Je dois m'en aller, dès demain.»
Il hausse les épaules en faisant tourner l'eau minérale dans son verre. Il est assis, le dos courbé, fixe le sol et serre les dents. Je ne pense pas qu'il sera encore là quand je reviendrai. C'est à ce moment-là que tous ses prédécesseurs ont décidé de me quitter.

***

[…] Plus je descends vers le sud, plus la lumière change. Le paysage devient soudain si tranchant qu'il me semble que les ceps de vigne couvrant les coteaux escarpés, que les cyprès aux branches et aux troncs noueux, que les vastes champs de lavande, d'un violet étincelant, et que les éclats de pierre sur l'asphalte pourraient me couper au sang. La climatisation est poussée au maximum. La radio s'interrompt momentanément quand la route passe dans une vallée, le reste du temps j'accompagne les mélodies en sifflotant, mes doigts tambourinant nerveusement sur le volant ou le tableau de bord. J'emprunte, si possible, des routes secondaires ou des chemins de traverse. Dans une petite ville, je me gare sur une place asphaltée à côté de l'église et je m'assois sous les parasols multicolores d'un café avec vue directe sur la mer. Le bruit de la chaise métallique traînant sur le sol quand je la tire à moi me fait frissonner. J'étire mon dos endolori par le long trajet, je ferme les yeux. Une légère brise de mer caresse ma peau et mes cheveux. Après un moment, j'ai un goût de sel sur les lèvres.
«Vous avez choisi?»
La jeune femme se tient à côté de ma table avec lassitude et feuillette son calepin. Indécise, je jette d'abord un coup d'œil à la carte des boissons, puis au menu, avant de commander une glace. On entend le ronronnement d'une machine à café dans le bistrot, le tintement de glaçons, une porte claque, les conversations des gens se fondent au murmure d'une fontaine qui coule quelque part.

[...] L'aide-soignante me mène à travers les corridors jusqu'au deuxième étage. Ses sandales blanches frappent le dallage en pierre. Les murs fraîchement peints et les niches aux plantes vigoureuses tranchent sur les couvertures bombées qu'on aperçoit derrière les portes ouvertes, les haricots sur les tables de nuit et les moniteurs clignotants. Les désinfectants ne parviennent pas à couvrir l'autre odeur. Je marche les bras croisés et le regard fixé au sol quand l'aide-soignante s'arrête devant une chambre au fond du couloir. Les volets sont clos. Des grains de poussière flottent dans la lumière qui filtre à travers les persiennes. Des tableaux sont accrochés au papier peint à fleurs. Une cruche métallique est posée à côté d'un verre utilisé sur une table. L'un des lits est vide, l'autre est occupé par une personne assoupie dont je ne reconnais pas le visage au premier abord. La partie gauche semble flasque et pend légèrement. Une sonde a été placée dans le nez, un mince tuyau mène le liquide d'un goutte-à-goutte jusqu'au poignet couvert d'un sparadrap. L'aide-soignante pousse une chaise vers moi, mais je secoue la tête.

C'est sa main qui me désarçonne: sa position inerte sur le drap bleu clair, sa peau crevassée et ridée couverte de taches de vieillesse brunes, ses ongles abîmés. Maman n'avait même pas quarante ans la dernière fois que je l'ai vue. Elle avait des mains soignées, aux ongles vernis en rose. La main sur le drap ne leur ressemble en rien. Peut-être n'est-ce pas ma mère, couchée là, mais quelqu'un d'autre que je ne connais pas.
«Ce n'est pas elle.»

[…] Céline fait tomber la cendre de sa cigarette. Maintenant le café ferme déjà en fin d'après-midi, seule, elle n'y arrive plus, dit Céline. Elle mordille sa lèvre, puis la peau autour de l'ongle du pouce jusqu'à ce que je voie du sang perler.
«As-tu déjà rendu visite à ta mère?»
Par souci de simplicité, nous avons décidé de nous tutoyer, nous sommes d'ailleurs à peu près du même âge.
«Oui, mais elle dormait. Je n'ai pas pu lui parler.»
Céline fume vite. Elle écrase soigneusement le mégot dans le cendrier avec l'index. Je sais comment ça sent quand on caresse le visage de quelqu'un, les mains encore imprégnées de l'odeur de fumée froide. Maman s'est mise à fumer à l'époque, d'abord une seule cigarette le soir en rentrant de ses visites, puis de plus en plus. Je me lève et j'ouvre la fenêtre. Céline me suit du regard et fronce les sourcils.
«Cela te dérange si je fume?»
Je secoue la tête et me rassois à côté d'elle.
«Au fait, quelqu'un a demandé pour la chambre d'hôtes. Est-elle à louer ou non? Je ne savais pas ce que tu comptes en faire, mais quelqu'un l'occupait la plupart du temps ces dernières années. On ne peut pas en demander grand chose, mais c'est toujours ça...»
Indifférente, je hoche la tête.
«Oui, tu peux accepter.»
Au moins, ça me donnera quelque chose à faire.
Quand j'étais plus jeune, mes parents louaient la chambre à diverses personnes qui cherchaient un logement pour une ou deux semaines. J'accompagnais parfois maman durant sa ronde matinale à travers les deux pièces. Elle passait un chiffon à poussière sur la table de nuit et la commode, balayait le sol, changeait les draps et les housses d'oreillers, nettoyait la salle de bains. Je m'asseyais dans un fauteuil, ramenais mes jambes sous moi et je la regardais. Je ne devais rien toucher. Ma mère aurait aussi préféré que je ne voie rien de tout ça: les lits défaits, les pyjamas froissés, les bouteilles à demi pleines, les taches par terre, les blaireaux et les flacons de parfum dans la salle de bains, les pots de crème, les serviettes utilisées, les livres ouverts. La pièce devenait un judas qui me permettait d'épier un monde qui changeait à chaque nouveau pensionnaire. J'attendais que maman et papa servent en bas, puis je me glissais prudemment dans la chambre, j'ouvrais les tiroirs, je passais le doigt sur le papier à lettres du bureau, je regardais les photographies... le froufrou des tissus quand je palpais les habits dans l'armoire... l'harmonica sur la table de nuit, le collier de perles, le papillon empalé, les journaux intimes. Je pénétrais des tranches de vie, rassemblant les morceaux que je trouvais et mon imagination comblait les lacunes. Certains hôtes se doutaient peut-être que je fouinais dans leurs secrets. Le soir, ils me prenaient à part devant le bistrot, quand on buvait du vin en discutant, quand papa était assis devant ses aquarelles et que maman faisait le café. Ils me parlaient en chuchotant de leurs tragédies, de leurs désirs inassouvis, de leurs pertes, de leurs rêves inaccessibles, de leurs espoirs et désespoirs, de leurs bonheurs. Dans ma tête, toutes ces histoires n'en formaient plus qu'une.

Extrait de «Sieben Jahre Schlaf», Bilgerverlag, Zurich, 2011.

Karin Richner
Traduit de l'allemand par Tanja Weber.

 

Retrouvez une note biographique et les publications de Karin Richner sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

 

Page créée le 31.03.11
Dernière mise à jour le 31.03.11

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