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Noëlle Revaz

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Depuis septembre 2007, Le Courrier, Culturactif.ch et Viceversa Littérature publient en partenariat des textes inédits d'auteurs de Suisse. Ces textes paraissent un lundi sur deux, et sont disponibles soit sur nos pages, soit en dernière page du Courrier ou sur le site de ce quotidien: www.lecourrier.ch


  Noëlle Revaz

Noëlle Revaz Née en 1968 à Vernayaz, en Valais, Noëlle Revaz a fait des études de Lettres à Lausanne puis a enseigné le latin durant quelques années. Depuis 2001, elle se consacre à l'écriture.
Dans son premier roman, "Rapport aux bêtes" (Prix Schiller, Prix Marguerite Audoux, Prix Lettres Frontière, Prix Henri Gaspoz), elle inventait un parler oral pour dire les relations frustres d'un paysan et de sa femme, surnommée Vulve. Le roman a fait l'objet d'adaptations théâtrales en Suisse et en France. Dans "Efina" (prix Dentan 2010), Noëlle Revaz tisse un va-et-vient amoureux virtuose et fantasque entre T, grand acteur de théâtre, et l’une de ses admiratrices: une liaison entrecoupée de ruptures et qui durera toute une vie, entre attirance et répulsion, intimité et éloignement, ennui et fascination. Noëlle Revaz est également l'auteure de deux pièces radiophoniques et enseigne à l’Institut littéraire suisse de Bienne, cité où elle vit. Nous publions ici le début d’une nouvelle inédite, «Passages du train».
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  Passages du train

Il s'était retrouvé dans la situation de devoir traverser son village en train deux fois par jour. Le village s'ordonnait de chaque côté de la ligne, petites maisons et jardins. Sa mère était courbée dans le jardin. That old woman, disait une femme. Son mari levait les yeux. Les enfants grignotaient.
Les touristes encombraient cette ligne. Ils regardaient avec distraction son village. Il n'aimait pas être coincé dans cette situation: son village étalé sous le regard des touristes, et lui-même au milieu d'eux, connaissant chaque maison. Généralement il se passait que les touristes, ayant pris place, au bout de quelques minutes fouillaient dans leurs sacs et mangeaient. Il était clair que c'était par réflexe et non par appétit. Les touristes déballaient leurs sacs et le village à ce moment était traversé par le train. Sa mère debout dans le jardin. Il arrivait à saisir une parcelle de son visage, qu'elle avait penché au-dessus du compost, qu'elle relevait, et à ce moment il passait le train. Il sentait un agacement ou une déception que la mère ne soit pas vue sous son meilleur angle.
Un matin, il avait travaillé avec la mère au jardin. Le printemps. Il avait désherbé et tassé avec les pieds les chemins entre les plates-bandes. A présent il était dans le train et son travail était contemplé de loin du haut de la ligne. Les touristes traversaient les maisons et les jardins. Dans l'un d'entre eux se courbait une femme. Il était attentif à leurs réactions. La plupart du temps les touristes ne se rendaient compte de rien. Ils faisaient peu de commentaires. Il restait attentif à la moquerie. Jusqu'à ce jour, il n'avait pas surpris de moqueries au sujet de la mère ou du jardin. Les yeux des touristes glissaient sur le village et ce qui était vu devait être: maisons, maisons, jardins, maison, jardin, vieille femme, autres maisons, autres maisons, autres jardins, autre femme. Les touristes ne se posaient pas la question de savoir pourquoi la mère dans le jardin n'était pas vue en compagnie du père. Ses yeux à lui observaient ce vide, mais les yeux des touristes croyaient que le jardin avec la mère était déjà entièrement plein. Les touristes avaient l'air de se contenter d'une grande imprécision dans le paysage.
Aux beaux jours, avant d'aller travailler, il secondait la mère au jardin. Il remplissait des arrosoirs que la mère versait sur les plantons. Au bruit du train, il redressait les épaules. La main de la mère dispersait l'eau inégalement. Au moment où l'arrosoir était presque vide son poignet se relâchait et le pommeau pissait sur ses chaussures de jardin. Les plates-bandes étaient vues au passage depuis le train. Les plages de terre arrosées, d'une couleur différente des chemins qu'il avait tassés sous ses semelles une demi-heure avant. Le derrière de la mère dépassait des feuilles de rhubarbe. Il comprenait qu'il s'agissait d'une tarte qu'elle avait tout à coup eu pour projet de confectionner.
La maison était semblable aux maisons du village, avec les courantes variations. Elle devait avoir quelque chose pour que certains touristes tournent la nuque dans sa direction. Il guettait ce mouvement chez les touristes. Une Japonaise avait dit quelque chose en posant la main sur la manche de son amie. Elles s'étaient longuement penchées. Il ne pouvait dire si ceci s'adressait à la maison. Quand la mère n'était pas visible, il y avait dans le jardin la question de son emploi du temps. La question était bordée d'angoisse. Mais il n'aimait pas non plus que la mère soit vue par les touristes. Elle se montrait dans n'importe quel geste. La mère aurait dû être consciente du passage des trains, elle n'aurait pas dû se montrer insouciante.
Au retour, en train, dans le crépuscule. Les fenêtres éclairées des maisons. De simples maisons, dressées dans le paysage. Les hommes ne pouvaient pas vivre sans augmenter et agrandir. C'était la règle. Quand ils naissaient les hommes étaient une cellule et quand ils mouraient une superficie de toits et de murs. Tout ça n'était pas vu par les touristes. Les touristes ne voyaient pas parce qu'ils étaient craintifs. Leurs regards restaient dans le train. Quel dommage que les touristes aient des regards endormis. Lui seul était réveillé. Les touristes, tout en ayant peur, faisaient route. Ils voulaient voir, mais avançant ils étaient craintifs. Il comparait dans sa mémoire son village vu depuis la ligne avec les villages traversés en car lors de deux voyages. Des alignements de blocs de béton aux fers dressés dans le vide. De maigres lessives sur des cordes. Son œil avait parcouru quantité de ces habitations. Il semblait qu'elles n'étaient qu'une seule. Il ne gardait que le souvenir du chauffeur du car.
Son village traversé par le train, un matin de gel. Un groupe d'élèves avec deux profs. Les profs s'étaient assis du côté de la vitre. Ils parlaient français. Ceux-ci n'étaient pas des touristes. Ils pouvaient se permettre une plus grande proximité et précision dans les commentaires. L'un des profs, les yeux sur les toits, lâchait une appréciation. Il était clair qu'elle était née dans des préjugés. Effectivement le village n'était pas riant, et personne effectivement ne devait rêver de s'y installer. Mais la remarque du prof était dure. Il la recevait comme une baffe. L'autre prof concédait qu'il fallait être né dans cet endroit pour pouvoir y vivre. Dans sa bouche, pouvoir signifiait quelque chose de très pénible et très éprouvant. La mère était dans le jardin. Les bras pendants, visage tourné en direction de la ligne et du train. Il n'osait pas faire de signe, et la mère avait le regard flottant. Les profs faisaient un commentaire sur le caractère de ces villageois. Le visage de la mère était nu. La mère n'avait jamais su ou voulu être une autre. Elle n'était jamais différente. La mère immobile dans la terre n'était pas une vision agréable. Sa solitude était visible. Il ne savait pas jusqu'à quels endroits la mère était consciente. Il songeait à la prendre dans le train pour qu'elle puisse regarder la maison et le jardin depuis la ligne.
Une autre fois la mère était sur le balcon. Elle imperméabilisait des chaussures. Il était bien de voir la mère aller et venir dans les mouvements quotidiens. Elle conservait la forme. Depuis qu'il était petit, la mère en hiver était vue en train d'imperméabiliser des chaussures. Les ailes du nez étaient pincées et les lèvres fermement serrées pour ne pas respirer le produit.
Un dimanche il emmenait la mère. Ils montaient les deux dans le train. Il sentait derrière lui le pas inaccoutumé de la mère dans son avancée dans le wagon. La mère s'asseyait du bon côté, celui de la maison et du jardin. Le village était traversé et la mère penchée examinait la maison. A la hauteur de la scierie elle disait qu'elle devrait faire repeindre les volets et qu'elle voulait essayer de semer des asperges. Elle commentait les maisons des autres et il se sentait agacé de la voir plonger avec avidité dans la moindre ouverture possible. Elle observait les jardins. Elle avait la satisfaction de voir que les autres n'étaient pas plus avancés que le sien. Son regard était sélectif. La mère voyait les plantes, les chambres par les fenêtres ouvertes, et les bric-à-brac. Il voyait les maisons et les touristes. La mère était étonnée de ne voir personne autour des maisons. Elle se demandait ce que faisaient les gens. Un chat blanc dormait dans un berceau d'herbe au bas de la ligne. Il était curieux de penser que la mère et lui savaient vers quelle maison il se dirigerait quand son estomac serait vide. La rivière et le pont de l'autoroute étaient dépassés. Le village était loin derrière. La mère au milieu de la campagne faisait la remarque que la maison était devenue grande.

(...)

Noëlle Revaz

Retrouvez une note biographique et les publications de Noëlle Revaz sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

 

Page créée le 21.01.11
Dernière mise à jour le 21.01.11

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