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Philippe Rahmy

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Depuis septembre 2007, Le Courrier, Culturactif.ch et Viceversa Littérature publient en partenariat des textes inédits d'auteurs de Suisse. Ces textes paraissent un lundi sur deux, et sont disponibles soit sur nos pages, soit en dernière page du Courrier ou sur le site de ce quotidien: www.lecourrier.ch

 

  Philippe Rahmy

Philippe Rahmy

Né à Genève en 1965, Philippe Rahmy a étudié les Lettres à Lausanne, où il réside. Il est philosophe de formation, «égyptologue de prédilection » , indique-t-il sur le site littéraire remue.net, lancé par François Bon en 1996, et dont il est aussi membre fondateur. (1)
Dans son premier livre de prose poétique, Mouvement par la fin , paru en France chez Cheyne Editeur, il questionnait les dimensions de la douleur. Dans son «chant d'exécration», sous-titre cruel de son deuxième ouvrage Demeure le corps , il «renonce à toute espèce de compassion comme aussi bien à toute complaisance à souffrir», écrit très justement son éditeur, et atteint «une densité poétique qui bouleverse et comble le lecteur».

Philippe Rahmy a tiré une vidéo-livre à partir de cette œuvre (sélection officielle du New York International Independent Film & Video Festival 2008 et Prix spécial du Jury de «Oblò Underground Short Film Festival 2007»). Il travaille actuellement à Nu intégral , un long récit en prise avec la violence contemporaine, dont nous publions ici un extrait.
APD

(1) Voir sa page sur remue.net

 

  Nu intégral
 

Je me suis engagé dans le Corps des Marines au terme d'une longue et pénible convalescence. La guerre m'apparaissait alors monstrueuse. Une éducation chrétienne m'avait convaincu des bienfaits d'une vie réglée selon des principes clairs. J'avais, plus que tout, la passion de la justice. A mes parents, à mes maîtres, auxquels il m'arrivait de m'opposer sans raison apparente, avec une rare violence, alors que j'étais d'un naturel doux et obéissant, je répondais, une fois l'orage noyé dans les larmes: si la justice n'existe pas, si elle ne vaut pas d'avantage que nos vies, davantage même que mon amour pour vous, comment se fait-il que le mensonge n'ait pas tout recouvert, comment se fait-il que nous puissions même nous parler? J'avais beau sentir, à la tristesse de leurs yeux, qu'ils partageaient un savoir dont j'étais exclu, je me rassurais vite, lisant dans ce regard la résignation de l'âge. Pour être franc, je ne croyais pas un mot de ce qu'ils me racontaient. Mais trop tendre pour admettre la conclusion qui s'imposait – nous sommes les plus vils des animaux – je me blottissais dans leurs bras et, cherchant leurs caresses, je chantonnais «tout est faux, tout ricoche comme une nuée de hannetons». On trouve encore de temps en temps la carcasse intacte d'un hanneton en plein décembre, fichée sous un rebord étrangement épargné par les fourmis, qui ne se sont pas aventurées à cette hauteur, jusqu'à cette portion de crépi agressif dont la jointure crème, pourtant replâtrée chaque année, n'a jamais vraiment pris avec les moellons apparents du mur romain, se fendant d'une profonde crevasse en éclair, aux bordures franches, où les deux premières phalanges de l'index disparaissent à l'aise, humectées par une fuite du réservoir à pétrole qui alimente le moteur du congélateur communal, boulonné sur le toit. En juin, l'épaisse chevelure du saule avait repoussé les hannetons, suspendus quelques heures entre terre et ciel, déployant un embrouillamini de trajectoires vrombissantes, chacune imprévisible, mais obéissant au mouvement d'ensemble de l'essaim, planer tant qu'on peut et s'écraser, à cette misérable nécessité de vivre, sauf celui-ci, planté le cul à l'air, comme un clou à béton, pour durer.

La voix est le fantôme du corps.

Plus le combat est acharné, plus s'étire la zone jonchée de débris et d'épaves de toute sorte, pour la plupart impossibles à identifier, au milieu des pierres et des corps dont on ne se demande plus, tant leur condition d'êtres humains apparaît ici dérisoire, s'ils sont morts ou vivants. Certains objets tranchent pourtant sur ce fond de catastrophe, car absolument indemnes, comme transportés par une tornade aussi vite formée que dispersée, depuis une ville lointaine qui se délasse au même instant, si loin de ce champ de bataille, dans un monde bercé par le soir et la verte rumeur des parcs, tel ce parapluie à poignée d'acajou, tombé, on ne sait comment, entre ces deux cadavres en hardes, dans sa housse noire et cuivre, avec l'étiquette de prix en livres sterling, au bout d'une cordelette rouge. Ce sont ces mêmes trésors improbables, raquette de tennis, robe de mariée, qui jonchent les terrains vagues entre deux quartiers huppés, ou qui serpentent, parfois pas plus larges qu'un couloir, entre deux cours d'immeubles. Rien ne distingue vraiment la ville de la guerre. Toutes deux déploient un artifice de cuirasses sur une ossature famélique. Espaces éventrés de verticales et d'horizontales, où chacun apprend sa leçon de ténèbres.

Une vidéo, tournée peu après mon arrivée sur zone, montre le capot en gueule de raie du Humvee «Dracula», contre lequel se presse une bande de gosses en tuniques, sautillant, gesticulant, les bras levés, suivant les injonctions d'une voix d'homme qui leur apprend à chanter «s'il te plait, bousille-moi sous les bombes». Puis des rires. L'orage est sur le point de se détacher, mais personne ne le voit tomber.

Ce n'est pas ce qu'ils ont fait, ou ce qu'ils ont vu, qui hante le plus ceux qui reviennent, mais ce qu'ils n'ont pas vu, le fait que personne n'ai prononcé, là-bas, cette simple phrase: «Ceci est interdit par la loi.» C'est le scandale de ce silence qu'on ne cesse de ressasser, une destruction de parole qui ouvre le champ au crime, et qui accroche entre eux, par la gorge, ceux qui les commettent. Lorsqu'un des nôtres est tué, un nœud remplace sa tête sur la corde, qu'on trempe alors longtemps dans le sang frais, pour qu'il devienne dur comme la pierre sous le soleil du Moyen-Orient. Nous sommes seuls à connaître l'existence de cette corde qui serpente d'unité en unité à travers le désert, éclair de lame, de poignard à poignard, nous sommes seuls à passer chaque jour nos mains sur les nœuds, en faisant nos incantations, le long de ce chapelet de crânes. Semper Fi! Je n'ai aucun souvenir de la guerre. Mes yeux ne cessent de scanner les mouvements, décomposant chaque arête, et jusqu'à l'obstination des mouches à sucer les restes sur mon assiette. Je demeure ainsi, prisonnier de l'intervalle, entre deux boucles de cette ligne, à raturer fébrilement les blancs. Je n'ai aucun souvenir, car chaque jour, chaque nuit, les obus continuent de tomber. Je ne vivrai pas assez vieux pour en voir la fin, à moins de ralentir mon pouls jusqu'au cadavre pour suivre mentalement le cortège des civières qui remontent du front, suspendues aux parois réfrigérées des camions-morgue convertis en ambulances, au milieu d'une foule débraillée, tous ces corps qu'on rapatrie (la moitié de ceux qu'on entasse ici respirent encore à leur prise en charge), durant un trajet de vingt heures, officiellement acceptable pour une évacuation sanitaire, mais qui en prend au moins quarante, à cause de l'état des chauffeurs, plus défoncés que la piste, dont l'un dit «Chier, man, ça commence à chlinguer», et l'autre «T'as qu'à monter la clim'», tandis que ceux sanglés aux civières n'ont plus la force de respirer, leurs poitrines écrasées par la morphine.

Les vétérans présentent, pour la plupart, les altérations neurologiques d'un parkinson avancé. Parfois ils se tiennent raides comme des statues dont le regard saccadé, noir comme celui des araignées, dévore tout avec avidité, parfois ils se ruent, les bras le long du corps contre un mur, ou contre rien, puis ils se tordent, dans l'arc d'une décharge, parfois on les voit avancer le long du couloir, en tâtant le mur du bout des doigts, levant les genoux à toucher leurs mentons, puis lançant les jambes loin devant, comme des chevaux de cirque, paradant inlassablement, même quand l'immeuble de brique se sera vidé et que la relève aura distribué les repas, avant la tournée des médicaments, puis se sera retranchée dans ses quartiers, ils continueront à défiler jusqu'à l'aube, effleurant la peinture lisse d'une paume légère, la plaquant toutefois au mur tous les dix à quinze pas, d'un geste ralenti, évoquant un petit module rebondissant à la surface de la lune, ou la main d'un danseur sous l'éclair d'un stroboscope, ce mouvement gracieux tranchant avec celui des jambes, couvertes de bleus, en particulier des tibias lancés avec rage, et des pieds nus, ou en baskets, giflant le plancher, comme si le haut du corps avait trouvé la paix tandis que le bas, à partir des hanches, luttait contre d'invisibles barbelés, à la recherche d'un enchaînement aussi fluide, aussi sûr, aussi banal, que le bruit des stores dans les segments du soir.

Cette démarche est celle de l'Occident, la démocratie en haut, la Grèce de façade, à la taille de guêpe, tandis qu'en bas, sous la ceinture, c'est la jungle frénétique, bondissant sur ses huit pattes velues. L'homme est une race très ancienne que n'intéresse durablement ni la terre, ni la fortune, ni le sexe. Rien, si ce n'est ce qui intéresse les morts.

(extrait d'un travail en cours)

Philippe Rahmy

 

Retrouvez une note biographique et les publications de Philippe Rahmy sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

 

Page créée le 09.06.09
Dernière mise à jour le 09.06.09

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