Ursula Priess

Ursula Priess, née en 1943, est la fille aînée de Max Frisch (1911–1991). Après des études de littérature à l'université de Zurich et une formation en pédagogie curative, elle quitte la Suisse pour travailler en Ecosse, en Suède et en Allemagne. Mère de quatre enfants, elle a beaucoup voyagé notamment en Turquie. Ursula Priess travaille et habite aujourd'hui dans le nord de l'Allemagne et à Berlin.
Elle a publié dans plusieurs anthologies et a réuni en 2008 une série de textes littéraires pour le livre Istanbul , dans la série «Europa erlesen».

 

La chute à travers tous les miroirs

Alors Frisch, c'est votre père!?
Elle sursauta – il n'avait pas dit Max Frisch, ou Monsieur Frisch, et surtout: le ton sur lequel il avait dit cela! Lui aussi semblait surpris. Elle détourna le regard.

Jusque là, ça n'avait été qu'un jeu, rien de plus. Ils s'étaient parlé au téléphone tout l'été; il l'avait appelée encore et encore. Elle aimait qu'il l'appelle. Toujours plus souvent. Jusqu'à l'automne. Il l'appelait d'un peu partout, même lorsqu'il était en route, de sa voiture, du train, de l'endroit où il chassait. Elle, elle ne l'appellerait jamais, comme elle le lui avait promis après peu de temps; sans même qu'il le lui demande.
Elle aimait ses appels; ils étaient drôles et légers, ses paroles la faisaient souvent rire; une fois, un dimanche après-midi, d'une forêt slovène: ce matin tôt, j'ai tiré un cerf, et maintenant je suis très heureux, alors j'ai pensé à vous et je vous ai appelée...
Lorsque plusieurs jours passaient sans qu'il n'appelle, elle commençait à attendre; espérant l'entendre à chaque sonnerie du téléphone; et lorsque l'appareil restait muet, elle tendait une oreille, au cas où il sonnerait enfin; en même temps, elle se demandait si elle l'avait peut-être ennuyé lors de leur dernière conversation et s'il n'avait plus envie de discuter avec elle.
Souvent, le matin, elle écrivait ce dont elle avait rêvé la nuit ou ce qu'elle avait lu la veille, pensant que cela pourrait lui plaire quand elle le lui raconterait au prochain appel. Tout ce qu'elle lut cet été là, tous les textes qu'elle avait réunis pour son anthologie sur Istanbul, elle les lut toujours aussi dans la perspective de lui en parler, pour peu qu'ils fassent l'affaire.

Et puis voilà: j'aimerais bien vous voir, j'aimerais vous rencontrer n'importe où et vous parler. Bien sûr, elle avait espéré en arriver là. Elle aussi le voulait.
      Ce fut Venise: une exposition les intéressait tous les deux, «Venezia e l'Islam» – lui en tant que collectionneur d'art islamique, et elle, qui durant son travail était souvent tombée sur Venise, voulait voir quel regard on portait sur Istanbul depuis la Lagune.
Elle s'y était donc rendue, mais c'était surtout pour le voir lui.

Alors qu'elle se rapprochait de la colonne de Saint-Marc, elle ne vit personne qui lui ressemblait; même si au fond, elle ne se souvenait plus de quoi il avait l'air. Voilà plus d'un an qu'ils ne s'étaient vus, depuis cette seule et unique fois, au vernissage de cette exposition. Il avait parlé des précieuses broderies en fil de soie d'Asie centrale, de leur fabrication et de leur usage, de la signification des ornements et, ce qui lui plut beaucoup, des histoires qui pouvaient être rattachées à chaque pièce – qui étaient les brodeuses, qui les commanditaires, quelles fêtes ces broderies avaient parées, dans quelles familles, et aussi: qui les avaient amenées en Russie, en Europe, en Inde, et par quels chemins, qui étaient ceux qui les avaient emmenées en Israël. Ce qu'elle trouva plus charmant encore, c'est qu'il ne se gênait pas d'exprimer son enthousiasme pour la beauté des textiles exposés, pour leurs couleurs et leurs formes, le reflet délicat et soyeux de la broderie, et qu'il en caressa l'un ou l'autre de la main, presque avec tendresse, du moins lui sembla-t-il.
      Bien sûr, elle le reconnaîtrait immédiatement, elle en était persuadée.

Elle fit une fois le tour de la colonne, regarda autour d'elle, puis regarda vers l'eau – que se passerait-il s'il ne venait pas!
      Elle avait rêvé qu'il ne viendrait pas; et avait envisagé d'annuler son voyage. Laisser enfin libre cours aux illusions! Oui mais voilà: quoi qu'il advienne – saisis la balle au bond! Et s'il ne vient pas? Pense à comment cela aurait pu être.

– Alors, vous êtes là!
      Cette voix qui l'avait ensorcelée tout l'été, charmée et séduite – maintenant qu'elle se trouvait face à lui, elle était surprise – cet homme lui était si étranger! Elle dit tout de même:
– Quel bonheur que vous soyez venu. Sur quoi il la prit dans ses bras – elle s'étonna: c'était si facile; que les choses en soient arrivées là.
– Pourquoi ne serais-je pas venu, lorsque je dis que je viens –
Il rit, ses yeux brillèrent; elle riait aussi.
Et tout semblait très léger, très simple.

Mais voilà, au moment de l'apéritif au Florian:
Une homme et une femme, tous les deux plus si jeunes, tous les deux avec une longue histoire – chacun la sienne, et que l'autre ne connaît pas. La magie de ne pas savoir, voilà ce qui était séduisant par-dessus tout, laissant ouvert bien des possibilités, cette danse sur le terrain glissant du présent.
      Il n'avait qu'une question: s'ils quittaient tous les deux un court instant leurs mondes respectifs, pouvait-elle s'imaginer un troisième monde en commun?

Ils étaient assis à une table à l'avant, vers la fenêtre, le garçon de café demanda ce qu'ils voulaient boire – lui, un whisky, elle, un sherry – ils ne savaient même pas ce que buvait l'autre; ils ne s'étaient encore jamais côtoyés, par exemple à l'apéritif – et lorsqu'il dit au serveur quel whisky et comment il le voulait, elle l'entendit parler italien pour la première fois, avec une intonation qu'elle trouva aimable et dansante, douce et harmonieuse.
      Quelles langues pouvait-il encore parler, en plus de l'allemand et de l'italien. Trilingue, depuis l'enfance, apprit-elle, puis elle lui posa des questions sur ces trois frontières dont il lui avait souvent parlé au téléphone: cette région montagneuse, où la Carinthie et le Frioul touchent le petit pays au nord-ouest de la Yougoslavie disparue. La particularité de cet endroit, la question du mélange des peuples, ce qui les différencie, ce qui les lie.
– Comme vous vous occupez de littérature, vous connaissez peut-être Ingeborg Bachmann.
– Ingeborg Bachmann? Oui, bien sûr que je la connais; et comme elle avait été un temps la compagne de mon père, je la connaissais aussi personnellement, du moins un peu.

Pourquoi lui avait-elle dit cela – pour quelle raison!

Ursula Priess
Début du roman "Sturz durch alle Spiegel" ("La chute à travers tous les miroirs"), traduit de l'allemand par Simon Emmanuel.