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Guy Poitry

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  Guy Poitry

 

Guy Poitry a publié un roman, "Jorge", en 1996, et un recueil de récits "Chutes", en 1998, tous deux aux Editions Metropolis. Depuis, il a publié de nombreux textes en revue. Nous l'avons à nouveau sollicité, et il nous offre "Amis éclatés", un texte bref et dur sur la maladie.

 

  Amis éclatés

Ils en arrivaient à avoir un air de famille 1. Des bras, des cuisses d'adolescent qui aurait grandi trop vite ; les fesses ayant fondu ; les yeux devenus caves - et de creux en creux, c'est tout un parcours qui s'offre à lire en ces corps, redessinés par évidement, vallonnés, ravinés : des zones sur lesquelles on glissait naguère à présent vous arrêtent, vous vous y perdez, vous oubliez le reste ; un paysage de chez nous : des combes, des emposieux... et les mots de chez nous au moment même où l'on ne s'y reconnaît plus.
Mais c'est toujours aux yeux qu'on revient : caves mais fixes, des yeux qui vont droit en vous ; tout en profondeur, leur béance ouverte, et forant en vous. Presque hallucinants de présence 2.
Puis par opposition, le flou du visage, le flou de ce corps qui voudrait se faire oublier, disparaître à la vue 3; la peau qui a pâli, qui semble vouloir blêmir encore pour mieux souligner, çà et là, ces taches roses, rouges, violacées, qu'on feint de ne pas voir même quand elles sont là, indissimulables - au visage.
Et quand on détourne les yeux, cette petite toux sèche, qui fait mal à qui l'entend, qui arrache parfois des larmes à qui la fait entendre...
Recroquevillés sur eux-mêmes, la tête sur les genoux, les genoux repliés ; prostrés. Devenus en tout point ascétiques, d'une chasteté souvent ombrageuse 4; n'ayant plus qu'un compagnonnage, celui de leur maladie, seuls en tête en tête avec elle, ne quittant plus la chambre, supportant mal d'autres présences...
La vie en réduction... Un lieu, un instant - tout le reste avait sombré*. Ici, maintenant, dans l'oubli d'un passé qui n'avait conduit qu'à ça ; dans la terreur d'un futur qu'ils savaient rôder autour d'eux ; dans la haine d'un dehors qui un jour s'était introduit en eux pour ne plus les quitter.
Leur fragilité face à ce dehors qui les menaçait encore, sous d'autres formes ; et la brutalité avec laquelle ils écartaient, rejetaient les êtres qu'ils ne voulaient plus voir, les choses qu'ils ne voulaient plus faire : ils n'avaient pas de temps à perdre (leur temps s'était déjà perdu).
Ici, maintenant, rien d'autre : et pourtant comme ailleurs, hors du temps. Ils s'étaient déjà détachés de leur corps - mon moi n'est pas mon mal - jeunes à jamais**.
Ceux qui restent, ceux qui leur ont succédé ont réappris la durée 5. Et les voilà plus seuls encore, circonscrits dans le temps : une dizaine d'années dans l'Histoire... Mais chez ceux d'aujourd'hui demeure peut-être ce sentiment à eux commun, qui pourrait fonder une famille : je ne donnerai plus la vie, mais je peux toujours donner la mort.

1 Certains, d'ailleurs, avaient constitué de petites communautés, ou plus simplement des groupes où ils se rencontraient entre eux, une ou deux fois la semaine: cherchant à lutter contre la désertion des amis ou des parents; trouvant ainsi un lieu où ils pourraient tout dire de ce qu'ils n'osaient dire... Mais d'autres, il est vrai, fuyaient au contraire ceux qui ne pouvaient leur ressembler qu'à travers ce qui leur faisait horreur. Peut-être n'y avait-il d'«air de famille», en fin de compte, que pour qui cherchait à s'opposer à eux, à s'en distinguer, voulant s'assurer d'avoir encore «la vie devant soi»...

2 Quand ils voyaient encore...

3 A. et son éternel pull à col roulé, dont il tirait les manches pour s'en couvrir les mains, et la tête enfoncée dans les épaules ; M., toutefois, en débardeur, impudique, provocant...

4 O. et ses poupées, ses bibelots : à quarante ans, prématurément vieilli et tardivement rendu à l'enfance ; qui ne connaissait plus le mot de « sexe ». Mais R., son ami, lui aussi touché, qui l'avait seul à la bouche, et mettait ses paroles en pratique, se terrant le jour, hantant les parcs la nuit dans les coins les plus sombres.

5 Ici, du moins, en ce pays qui peut s'offrir le luxe de la « trithérapie ».

* Lui (amant d'un ami qui avait été mon amant bien des années plus tôt), lui (apparu dans ma vie peu avant la mort de cet ami, et qui devait bientôt disparaître à son tour, frappé de ce même mal qu'il avait contracté avec lui), lui n'avait que deux questions aux lèvres, qu'il répétait sans cesse : combien ? quoi ? combien de partenaires avais-je eus ? (s'énervant à me voir hésiter : plus de cent ? oui ; plus de mille ? c'est possible... - hurlant alors, lui qui s'était donné à si peu d'hommes, n'en avait aimé qu'un) que faisais-je avec eux ? (et je finissais par tout dire, je lui confiais ce que j'avais follement aimé, qui ne peut plus se faire et ne vaut pas la peine d'être rappelé... mais lui insistant, exigeant des détails - hurlant à nouveau d'avoir si peu connu et de s'en trouver condamné, alors que j'avais échappé à tout...

** et invoquant sa jeunesse : me rappelant les dix années que j'avais de plus que lui, qui m'avaient permis, en toute quiétude, de jouir encore et encore de mon corps et de celui des autres - tous les plaisirs, tous les débordements - puis de trouver la stabilité, d'aimer un homme, de m'attacher à lui, me contentant de regarder les autres sans rien désirer au-delà de ces regards). Sa jeunesse arrêtée ; la mienne déjà en allée, et ma vie par rapport à elle désormais toujours dans un au-delà (à lui à jamais refusé) : nous ne voyions pas le monde avec les mêmes yeux. Il tenait à me le faire savoir, me le montrait sans cesse, par ses propos, ses attitudes, creusant encore le fossé qui nous séparait, avec toute sa violence, en procès perpétuel contre moi, contre tout... mais rêvant de m'attirer de son côté, s'y efforçant souvent, de manière plus ou moins ouverte. Et c'est alors vraiment que je sentais combien j'étais loin de lui - quand, après l'avoir couché, bordé, sur le point d'éteindre la lumière, je tendais mes lèvres pour ce baiser qui, disait-il, devait lui donner le goût du sommeil paisible, et que sa langue se cherchait un passage dont je ne savais si j'étais prêt à l'offrir. Ou ces nuits où, la boule à l'estomac, j'acceptais de m'étendre à ses côtés, dans des draps moites de sa sueur ; deux corps bientôt enlacés, qui mimaient chastement la tendresse en se hérissant d'horreur ou de haine.

Guy Poitry

 

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© Le Culturactif Suisse

Page créée le 07.12.05
Dernière mise à jour le 07.12.05

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