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Marie-José Piguet

  Marie-José Piguet
 

Marie-José Piguet
est née à Lausanne en 1941. Elle y a fait des études commerciales, langues. Ecole d'infirmière à l'hôpital cantonal. Elle s'installe en Angleterre où elle publie Reviens ma Douce en 1974 et reçoit successivement le prix George Nicole et Alpes Jura en 1975 pour ce premier roman.

Elle a terminé un roman Mademoiselle J. grimpe sur scène, encore inédit, qui a reçu une bourse de Pro Helvetia en 1999.

Actuellement elle travaille sur une thèse de MPhil (Master of Philosophy) sur le thème du Sacré chez Catherine Colomb à l'Université d'Exeter.

Publications

Reviens ma Douce, Ed. Bertil Galland, 1974
Jean Fantoche, Portrait bouffon d'une auguste famille, Galland, 1981
Une Demoiselle éblouissante, Ed. de l'Aire, 1987
Petits Contes d'Outre-Manche, , Ed. de l'Aire, 1990
L'un de ces contes "Courtship" est publié en anglais dans l'anthologie mini-sagas 1999 publié par le Daily Telegraph et Avron Foundation

Séminaires

Words in Action,
Séminaires publiés en 1989 à la faculté des langues modernes, Université d'Exeter
"Ricochets"
Séminaires publiés en l997 sur le thème du "Cycle" à cette même faculté

Présentation de l'Inédit proposé

Il s'agit de l'ouverture d'un dernier dernier roman inédit:

Une femme à la fois âgée et sans âge, célibataire et sans enfants, exilée de son pays natal, y revient pourtant régulièrement tous les étés. Cet après-midi-là, elle le passera, comme les autres, sur une terrasse au bord du lac et observe la scène dont elle se sent exclue. Un petit enfant qui fait ses premiers pas va attirer son attention et la passionner au point qu'elle va se prendre pour la mère - elle qui n'a jamais su ni pu se faire une place, ni jouer un rôle dans la vie. Nous suivons la trajectoire - les impulsions et les aléas de ses pensées.

 

  Inédit
 

Mademoiselle J. Grimpe sur scène

"Quand je vis, je ne me sens pas vivre. Mais quand je joue, c'est là que je me sens exister"
Le théâtre et son double
Artaud

L'été remontait sur scène, ardent et magnifique, et ramenait du même coup, sur la terrasse d'une guinguette au bord de l'eau, la silhouette vieillie et quasi démodée d'une demoiselle Juniper oscillant sur ses jambes usées.

C'est que chaque été, aux premiers beaux jours, un rayon de soleil la remettait à flot, une main invisible la tirait de l'ombre où elle avait déjà trop longtemps somnolé et la reconduisait toujours vers cette même terrasse de cette même petite guinguette au bord de l'eau où le mobilier, comme dans un décor, avait retrouvé sa place attitrée. Alors, dans un geste de glaneuse, elle rassemblait dans ses mains l'ample paquet de ses jupes à godets et s'installait là, avec ses pensées, face au lac et aux Alpes.

Or cet après-midi-là, on la verra, comme tous les étés, s'avancer de sa démarche de crabe, repérer dans un coin de la terrasse un siège resté inoccupé, ramasser dans un geste qui lui est devenu propre les plis de ses jupes grises à pois blancs et les glisser discrètement sous ses cuisses, sourire au souvenir bien précis de cet insecte minuscule sauvé des balayures un jour d'hiver et qu'un rayon de soleil avait rendu à la vie - une patte qui se déplie, puis l'autre, encore une autre, et les élytres... - prononcer tout haut qu'il n'y avait somme toute que bien peu de différence entre le décor d'une guinguette qui se rouvre, top! à l'heure précise des ruches et des taupinières et celui d'une cathédrale à l'ouverture des matines quand un roulement d'orgue amène les choristes ou celui d'un tambour les artistes d'un théâtre forain, hésiter, poussée par le souffle, dans son dos, d'un dieu dingue, à se hisser elle aussi sur les planches comme si c'était là, sur scène seulement, qu'on pouvait se permettre de dénouer son fichu, de retirer ses mitaines et, comme l'insecte revenu à la vie s'élance à la verticale vers la lumière, de jeter en l'air dans un geste de victoire son lourd chapeau cloche et se mettre à
...

Chanter ou donner la réplique?

C'est que le monde se relevait lui aussi de toute la souplesse vibrante du printemps et rassemblait, dans un mouvement de fièvre commune, la troupe des baigneurs sur les dalles tièdes de la terrasse.

Sous un ciel d'une exquise transparence, délicatement tendu d'un bout du lac à l'autre et ramené à d'humaines dimensions par le feuillage d'un tilleul argenté, le lourd rideau rouge qui clôt la saison ou l'annonce se levait sur le décor d'un lac indolent et mou qui berce, dans un geste maternel, le corps aérien des montagnes.

Mais la réplique ... Ah non, ma fille, tu ne vas pas te lancer dans une carrière théâtrale! Le théâtre, ce n'est pas la vie, c'est du thé-â-tre. Une farce. De la comédie!

... la réplique se noua dans sa gorge comme elle se rasseyait face à l'effectif du bistro où des sommelières bronzées ouvraient d'un coup sec des parasols bariolés tandis que les baigneurs, entrés impérieusement sur scène, comme sous la baguette d'un leader, laissaient tomber un à un, dans un bruit de cloche sonore, leurs lourds souliers de fer.

C'est donc bien en spectatrice qu'elle resserra sous ses cuisses l'ample pli de ses jupes à godets. Le chant pourtant habituel des vagues sur les galets avait pris aujourd'hui un ton nouveau, comme si deux mondes - le vrai et le faux, le petit et le grand, l'ancien et le nouveau - deux mondes se mêlaient dans un oubli des frontières, comme si hier cédait sa place à aujourd'hui dans un geste de gratuité.

Tu sais bien ma chérie, revenait en sourdine la voix disparue mais toujours aussi ferme de sa mère, que les Juniper ne sont pas faits pour les planches! Et, bien évidemment, le rideau, ce jour-là, était retombé entre elle et le plateau, la privant du même coup de son rôle sur scène comme il l'isolait aujourd'hui, sur cette petite chaise de café, aussi singulière et insolite dans cet accoutrement grotesque qu'une ingénue prise dans le piège de l'intrigue.

C'est ainsi qu'un premier acte avait débuté sans elle un bel après-midi d'avril quand les écolières ressortent de leurs berceaux leurs poupées pâlies par l'hiver.

La fille du cafetier, une Emma grande et forte qui sentait le tabac et la piquette, avait invité ses petites copines pour son anniversaire. Il y avait Rose, Marie et Ferblantine; Josette, elle, la fille du charpentier, celle du cordonnier, dans la cour de l'hôtel sous les grands sapins noirs du parc.

Le jeu de quilles, immobile, livrait déjà le parfum tiède de son bois et, dans un même souffle, s'élevaient l'odeur de résine et de petit vin clair, l'arôme vanillé des gaufres du goûter.

O y aller en robe courte! les cheveux lâchés, légère et libre comme la reine des prés!

Mais voyons, Astrance! Il n'est pas question de montrer tes genoux! Des genoux sont faits pour être cachés!

Et elle était partie dans sa longue robe de laine en tricot où des papillons de feutre, à jamais pris dans la griffe d'un point de croix, s'étaient faits à l'idée de rester sur sa robe,

partie les cheveux coiffés d'un noeud fraîchement amidonné, autoritaire et glorieux sur sa tête, mais qui n'avait pas, pensait-elle, le pouvoir aspirant de l'hélice ou la puissance d'une paire d'ailes pour la soulever.

Du moins c'est ce qu'elle croyait, lourde et mal à l'aise dans sa robe de laine, tandis que le sol se dérobait bel et bien sous ses pieds, que l'hôtel se rapetissait sous elle avec son jeu de quilles et ses sapins, que les têtes de ses camarades se renversaient sous le ciel:

Mais où vas-tu Juni? Le bon Dieu n'habite plus là-haut, il n'habite nulle part le bon Dieu. Il n'existe pas. Redescends, on a des gaufres pour le thé et du sirop de grenadine!

Comme ces petites guêpes sveltes qui planaient, immobiles, des minutes entières sur ses tartines de confiture avant de s'y poser, elle amorça la descente et faillit buter sur une quille à l'atterrissage. La bande aussitôt l'encercla. Toutes en jupettes courtes, cuisses nues et cheveux lâchés; elles promenaient leurs poupons en caoutchouc, tout nus déjà, alors que sa poupée - un vieux modèle en porcelaine - cachait sous ses robes et ses jupons les articulations ridicules de son anatomie.

Tu l'habilles encore en hiver, bécasse?

Il faut dire que sans ses bas et ses culottes longues Marion aurait été la risée de la troupe et ça, elle ne l'admettrait pas. Et puis, elle n'avait pas comme les autres ce petit trou entre les cuisses d'où pouvait sortir l'eau sucrée des biberons.

Les langes des bébés-mouilleurs tombaient dans l'herbette; les frais, pliés en triangle, étaient fermement épinglés entre les cuisses dodues

Ote-lui son chapeau,! Retire ses bas et ses brassières! Montre-nous ses nichons, son derrière!

Elle n'en a pas! déclara Emma

Fais voir! hurla le choeur

L'affaire avait tourné court. Drôlement pour les unes; tragiquement pour l'autre.

Un petit messager, tombé sur scène tout essoufflé, était venu prier Astrance d'aller faire une course pour sa maman après quoi elle pourrait retourner jouer avec ses amies.

Tu entends, Juny! une course, rien qu'une petite course. File! On t'attend pour les gâteaux et le sirop, sous les sapins, à la table de bois. Dépêche-toi!

Elle était partie en courant. Elle était revenue en courant.

Sous les arbres d'un noir funèbre - qui n'étaient pourtant que d'innocents sapins - sa poupée, le chapeau de travers et les bas en tire-bouchon sur ses chevilles, posait, hanches coudes et genoux tordus, à poil sur une table du bistro.

Les bras en l'air, elle écarquillait ses grands yeux de verre sur un monde implacable tandis que dans le ciel d'un bleu scolaire on avait remonté les échelles, bouclé les battants... on verrouillait les portes et on la laissait seule dans le parc de l'hôtel communal.

Comment faire alors pour reprendre sa place au milieu de ces têtes narquoises qui l'épiaient de l'autre côté du mur et qui avaient pris soin de relever la passerelle derrière elles, celles de Rose et de Ferblantine, d'Odette et de la grande Emma, toutes ces têtes rouges, si rouges, alors que la sienne demeurait obstinément blanche?

Quelle force, quelle autorité, quelle main - non plus dans son dos cette fois-ci mais devant elle - allait enfin se tendre pour la reconduire au milieu du monde - ou de la terrasse, c'était pareil - et la convaincre de se joindre, dans un élan de fièvre commune, au déshabillage des baigneurs? de laisser tomber, comme eux et en même temps qu'eux, ses lourds souliers de fer?

Sa tête - elle sortit de son sac à main un miroir de poche - n'avait pas changé : blanche comme neige après toutes ces années, et rouges, ou sur le point de le devenir, celles des baigneurs.

Les bulles de l'été avaient beau monter, pétillantes dans les verres, et la presser de se mettre à l'aise, d'envoyer promener son attirail vestimentaire, la mécanique à laquelle elle avait toujours obéi la fit ramener sous ses robes le bout de ses trotters (comme autrefois ses sandales vernies de petite-fille, ses chaussures de montagne ou le mocassin rouge sous les bancs scolaires) tout comme elle ramenait sous leurs robes pourpres les souliers à boucles des enfants de choeur prêts pour la cérémonie.

Car qu'était-ce, sinon un spectacle, ce rassemblement de baigneurs sur la terrasse d'une guinguette et son décor en toile de fond: le lac où se miraient, vaines mais solides, les montagnes de l'autre rive?

Qu'était-ce sinon l'ouverture d'une heure de louange, d'un instant de prière dans l'extase joyeuse de l'été revenu: la terre et le ciel jumelés, les créatures et le créateur, les tables et les stalles, les baigneurs et les choristes, les serveuses et les bedeaux, les voûtes et le feuillage, le murmure des vagues et les antiennes du choeur ... ?

Tantôt l'éventail des voûtes reprenait ses droits et le cortège des enfants de choeur, collerettes empesées et mains jointes, prenaient la place des baigneurs pour entonner le Te Deum ou le Jubilate, tantôt les voûtes s'ouvraient dans un geste d'invitation à la fuite et le choeur immense de l'univers prenait la relève

Holy! bourdonnaient les abeilles sur le chemin mystérieux tracé pour elles un premier jour du monde

Holy! s'esclaffaient les mouettes suspendues au souffle descendu des montagnes et elles se posaient sur l'eau avec la légèreté de pétales

Holy! murmurait-elle tout bas de crainte de se faire remarquer alors qu'elle aurait voulu le hurler, arracher son corsage, retirer ses bas, laisser tomber ses jupes et se jeter à l'eau la première avec ses taches et ses défauts.

Mais voyons, ma Cocote, les Juniper, tu le sais comme nous, n'ont jamais aimé l'eau!

Lo-lo-lo.... jamais-aimé-LO!

Est-ce que ces têtes d'acteurs - qui n'étaient finalement que des têtes de baigneurs ou était-ce le contraire? - est-ce que toutes ces têtes qui pourraient tout aussi bien que la sienne n'être que des têtes de spectateurs allaient l'intimider, arrêter net son élan un jour d'incontestable printemps?

Marie-José Piguet

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© Le Culturactif Suisse

Page créée le 29.04.02
Dernière mise à jour le 29.04.02

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