Par dessus le mur, l'écriture
Maryse Vuillermet

Le Père Grand-Clément

Par Maryse Vuillermet

Le Père Grand-Clément courbé sur sa binette dans son potager, le long de la route du Crêt Joli, scrutait le contenu des voitures qui passaient et prenaient le chemin du Fourvier, une maison perdue dans les bois. Il pouvait dire les sexes, l'âge, les cheveux des passagers ( à l'époque, on remarquait encore les hommes à cheveux longs) la marque et la couleur de la voiture, le numéro de la plaque et combien de temps elle était restée, s'ils avaient passé la nuit, à quelle heure ils étaient repartis, si tous étaient repartis. C'était sa distraction à lui, fallait bien rire un peu, comme disait sa femme, ça fait de mal à personne et eux, tout le temps, ils inventaient des trucs qui nous faisaient rire. Eux, c'est Sandy et Muriel, un couple de jeunes, des hippies qui sont venus s'installer dans la ferme aux Millets.

Par exemple, ils se sont mis dans l'idée de nous acheter notre pain, nous, on le fait encore parce que le boulanger, il passe plus ici, trop loin, pas assez de monde, les routes mal dégagées, qu'il dit, pas rentable, alors on le fait, mais de là à dire qu'il est bon, c'est une autre affaire, eh bais eux, ils viennent, ils se le collent sous le nez, ils te le respirent, ils l'enveloppent dans un beau torchon qu'ils ont amené avec eux et ils repartent tout contents, faut dire qu'il leur en faut peu.

Ils sont arrivés un jour en deux chevaux bleue, en été, au début de l'été, ça devait être pendant les foins, avec mon fils Gilbert qui venait de reprendre l'exploitation, on en était au milieu à peu près. Ils ont loué chez Millet. C'est le notaire qui leur avait indiqué la ferme à louer. Lui, il est venu se présenter un bon sourire, un bon gars, il avait un drôle d'accent, slovène à ce qu'il paraît, c'est un coin de Yougoslavie et elle, c'est une parisienne, mais elle ressemble à une indienne avec ses grandes jupes et ses yeux tout bordés de noir, elle a des parfums, on n'a jamais senti ça ici, ça pourrait bien venir aussi des Indes. Ils sont très indiens, je sais pas pourquoi, tout ce qui vient de ce pays pour eux, c'est bien, ils ont des tentures au mur, ça vient de là-bas, une pommade pour les maux de tête, du baume du tigre, ça vient de là-bas et des amulettes qui sont accrochées au rétro de la deux chevaux, ça vient de là-bas aussi. Tout ce qu'on fait là-bas leur plait. Bref, ils sont venus nous dire qu'ils voulaient vivre ici. Mon fils Gilbert a failli s'étrangler avec son morceau de pain.

Le soir, on en a parlé à table, on s'est dit, ils vont rester l'été et pis ils vont repartir, voilà ce qu'ils ont dit, vivre ici alors que nos enfants ils pensent qu'à une chose, c'est foutre leur camp et aller travailler en ville, eux, ils veulent vivre ici. De quoi, ils sont pas très sûrs mais ici, ils sont sûrs.
Je leur ai bien fait remarquer qu'ici, c'est dur qu'il y a beaucoup de neige, ils ont rien voulu savoir, je les aurai prévenus, ils ont qu'à s'en prendre à eux-mêmes si leur affaire, elle marche pas. Encore si y avait une affaire, mais au début, ils faisaient rien, lui, il jouait de la guitare et elle des tablas bais oui des tablas, c'est un petit tambour double, ça vient d'Afrique, dehors au soleil, toute la journée, et ils me disaient :
-Vous trouvez pas que c'est le paradis ici ?
Je riais sous cape bien-sûr, en moi-même, je voulais pas les décourager, ils sont jeunes, ils ont le temps d'apprendre. Mais si ça avait été mes enfants, je les aurais mis au boulot, vite fait. Bref, à l'automne, lui, il est venu me trouver et m'a demandé où on pouvait trouver du bois ?
J'ai dit :
-- Du bois ? Dans la forêt pardi, y en a tout autour, vous voyez pas ?
Il a insisté :
-- Non, je veux dire, où est-ce qu'on peut couper du bois ?
--J'ai dit, on coupe du bois si on en a, si on a pas de forêt, faut l'acheter.
--Je comprends, mais je voudrais trouver du bois que les bûcherons laissent après les coupes et je le découperais moi-même.
-- Mais avec quoi, petit, il faut une tronçonneuse pour couper du bois, ça se fait plus à la hache comme au moyen âge.
Qu'est-ce que je m'amusais ! Et c'est là qu'il s'est montré plus malin que moi, faut le reconnaître, ils ont de drôle d'idées mais ils sont malins ;
-- Vous en avez une vous de tronçonneuse, vous pourriez me la prêter et en échange, je vous couperais aussi le vôtre.
J'ai pas pu refuser la tronçonneuse mais mon bois, ça faisait deux ans qu'il séchait sous l'auvent coupé par mon fils Gilbert et en bonne lune encore.
Ah! J'avais bien ri mais lui aussi.
Bon, il a fait son bois, il a marqué un point.

J'en ai parlé au facteur, je lui ai servi son verre de rouge sur le coin de la table et il m'a raconté qu'ils étaient pas les seuls, qu'y en avait d'autres qui étaient arrivés comme les nôtres, presque en même temps, il y en avait aux Grandes Molunes et tenez-vous bien, ceux-là, ils avaient des chiens de traîneau, ils voulaient promener les touristes en traîneaux. Je vous jure, ils ont des idées incroyables, et d'autres à La Pesse, à l'Embossieux, plus exactement, ils veulent élever des bisons, pourquoi pas des mammouths ? Le facteur, il est comme moi, il comprend pas tout mais il laisse venir, ils font rien de mal et ça fait des sujets de conversation. De la distraction, ça pour sûr, on en cause !

Et avec eux aussi, quand ils venaient chercher leur pain, on causait. Ils nous ont expliqué qu'ils étaient végétariens, qu'ils mangeaient pas de viande, comme les Indiens, qu'on mangeait trop de protéines animales et que la protéine animale c'est un excitant et qu'on serait en meilleure santé et plus calme si on mangeait plus de céréales. Mais comme ils venaient toujours à l'heure du casse-croûte, à cinq heures, (on a gardé l'habitude de bien manger avent la traite du soir et après on mange juste une soupe) eh bais quand on leur offrait notre bleu, celui de la fruitière et le saucisson des Moussières, ils refusaient pas, ils disaient : celui-là on peut le manger parce qu'on sait qu'il est naturellement bio. Première fois que j'entendais ça, notre bleu, " naturellement bio " et mon rouge, il en buvait des grands verres, il devait être bio aussi.

Elle a prêté un livre à ma femme sur les plantes médicinales, nous aussi, on a bien quelques tisanes, la verveine, le tilleul et les queues de cerises mais quand on est vraiment malades, j'ai bien dit vraiment, une pneumonie ou une blessure à la tronçonneuse, on préfère voir le médecin. Ils ont des idées différentes de nous sur tout, ils veulent tout naturel, tout bio, pas d'électricité, pas de machines, laver leur linge à la main bien-sûr mais aussi sans savon, avec des plantes savonneuses, elle l'a lu dans le livre. Elle, Muriel, elle est plus fanatique que lui, lui, il est bon vivant et quand il a bu un verre ou deux, il oublie un peu le bio, leurs principes, moi j'appelle ça des principes parce que ça régente leur vie, mais elle non, elle est toujours à faire attention à tout, pas de beurre, pas de crème, tout ce qui est bon quoi, d'ailleurs elle est pas grosse, et un peu triste avec ses grands yeux de biche perdue, ils doivent pas festoyer tous les jours, lui, il se rattrape chez nous.

Alors, eux, ils se promènent tout le temps, je les vois partir en deux chevaux et ils reviennent le soir ou le lendemain ou deux jours après, il me dit " on va voir des amis ", ils ont des amis alors qu'ils viennent d'arriver, ça doit être les autres, ceux de la Pesse avec les chiens ou " on est allés au festival ", j'ai pas osé demander mais je sais pas ce que c'est un festival. Ça doit être un genre de fête ou de foire parce qu'elle, elle y a vendu des bracelets, elle fait des bracelets en macramé, elle les a montrés à ma femme et moi j'ai regardé aussi, c'est un peu comme une cordelette, c'est pas très joli sauf quand elle y met des perles, mais c'est bien fait et c'est très long à faire, bref, voilà elle espère vivre de ce commerce-là. On n' y aurait jamais cru, on savait même pas que ça existait le macramé, j'vous dis, c'est tous les jours quelque chose de nouveau avec nos hippies.

Avec tout ça, l'hiver est arrivé et ils sont restés, et ils ont même continué à aller voir des amis et ils ont continué à avoir des visites. Les visiteurs laissaient les voitures au bord de la route si on peut appeler ça des voitures, des 4L toutes vilaines ou pleines de bosses et peinturlurées fallait voir comme et ils montaient à pied ou à ski, bais comme nous avant, pareil. Ils revenaient à l'ancien temps. C'était ça qui me faisait drôle, leurs idées qu'on n'avait jamais connues mais aussi, leur idée principale, c'était de vivre comme nous on avait vécu dans notre jeunesse, à la dure, sans l'électricité, sans outils modernes et nous on avait tout fait pour changer, s'adapter, aller avec les progrès et eux, ils le refusaient, on n'y comprenait plus rien.. Ils ont continué à venir chercher le pain, mais ils faisaient marquer et la note s'allongeait, on disait rien, on n'est pas à une miche de pain mais on se faisait un peu de soucis pour eux on se demandait ce qu'ils devaient manger d'autre, il y avait pas de festival en hiver.

Heureusement avec le printemps, leur soleil est revenu, elle est partie travailler deux mois dans un hôtel en Suisse, ils sont très débrouillards, vous savez et lui il s'est mis en tête de faire du miel. Il est revenu un jour avec trois ruches toutes neuves qui sentaient bon le sapin frais, à l'arrière de la deux chevaux, je l'ai aidé à les installer, à la lisière du bois, entre la prairie et les épicéas, pour le miel toutes fleurs et le miel d'épicéa, ça m'a plus tout de suite, les abeilles, il m'a tout bien expliqué, et il a trouvé trois essaims dans le bas Jura, je sais pas où et voilà, c'était parti, encore une nouvelle idée et un nouveau métier.

Je suis monté souvent cet été-là, j'avais rien à faire, j'voulais pas être sur le dos de mon fils Gilbert qui supportait pas mes conseils alors j'allais voir Sandy. Qu'est-ce que j'ai rigolé quand il m'a montré leur potager : trois rangées de salades et deux de carottes qui se battaient en duel et toutes petites, sans engrais bien sûr, tout bio. Sandy tout fier : on veut vivre en autarcie, c'est-à-dire de notre production, de nos légumes.

Je rigolais, ils avaient même pas mis un carré de pommes de terre ou de choux, et il n'avait pas refait de bois pour l'hiver alors qu'ils n'avaient plus aucune réserve. Je leur donnais des conseils et j'ai acheté la moitié de leur production de miel. Mais j'avais toujours envie de rire quand je l'écoutais parler de culture sans engrais et d'une vie avec moins de travail, moi qui avais travaillé comme une bête toute ma vie, qui me payais enfin du bon temps à soixante-dix ans parce que mon fils avait repris la ferme, je trouvais vraiment drôle de choisir un pays si dur pour moins travailler.

Un jour, vers la fin de l'été, ils avaient des visites, une voiture immatriculée 75, mais je suis monté quand même parce que Sandy m'avait dit qu'il allait récolter le miel et je voulais assister à la manœuvre. Je suis monté sur les coups de dix heures du matin, pas trop tôt mais pas trop tard non plus, toujours pour la coulée du miel. Il faisait bon, un soleil chaud, pas de vent. Je tourne le coin de la maison et là qu'est-ce que je vois ? Deux femmes nues étalés sur une couverture dans l'herbe, toute nues, on voyait tout, les seins, les poils tout. J'ai été si saisi que j'ai cru attraper un coup de sang, je suis reparti vite fait et j'en ai jamais parlé à personne, mais je suis sûr qu'ils y voyaient pas malice, et pas vice, ils aimaient le naturel, et les corps, c'est naturel.

Ça m'a fait quelque chose quand ils sont partis, presque autant que quand mes propres enfants sont partis. C'est elle qui est partie en premier, elle est partie avec sa sœur et le bébé de sa sœur, elles voulaient faire comme une cantine dans les festivals, vendre des casse-croûte, bio bien-sûr, deux femmes avec un bébé enfin, on n' a rien dit et lui s'est retrouvé tout seul, enfin pas vraiment, on a vu défiler beaucoup de copines comme il les appelait. Et même des femmes mariées d'ici mais je me tais. Et à la fin, je regardais même plus.

Il allait travailler l'hiver aux stations de ski comme les jeunes d'ici, et l'été, il s'occupait de ses ruches mais un hiver, il y a eu tellement de neige que les abeilles sont toutes mortes, étouffées sous la neige. Et ça l'a découragé et il est parti à son tour. Moi, j'ai racheté ses ruches, ça m'occupe, et il m'avait bien expliqué. Au début, ils nous ont manqué. On s'y était bien habitués, et on avait bien rigolé.

Maryse Vuillermet