Frédéric Pajak

Dessinateur et écrivain, Frédéric Pajak est né en 1955 dans les Hauts-de-Seine. Marié à la dessinatrice romande Lea Lund, il passe son temps entre Lausanne et Paris, où il dirige la collection Les Cahiers dessinés des Editions Buchet-Chastel. Il est l'auteur d'une vingtaine de livres parmi lesquels plusieurs «récits écrits et dessinés» et un roman, La Guerre sexuelle .
Son œuvre confronte images et textes, juxtapose souvenirs, anecdotes et lectures – Friedrich Nietzsche, Primo Levi, James Joyce… «Pajak utilise d'abord les mots des autres pour traiter son drame intime, l'universaliser. C'est entre les lignes des œuvres et des vies de figures littéraires mythiques qu'il apprend à lire sa propre douleur» (Julien Burri, Le Passe-Muraille , mai 2005). Cette douleur est celle de l'absence. Ses dialogues imaginaires avec les auteurs l'ont conduit à Turin, où Nietzsche est devenu fou, où se sont suicidés Levi et Pavese. A ces voix se mêlent celles d'amis et de parents disparus, de son père notamment, et ce sont ces fragments qui peu à peu constituent un livre, où les dessins viennent faire contrepoint à ses méditations sur la solitude, l'enfance, l'amour. Pajak a reçu le Prix Michel-Dentan 2000. apd

 

Un homme seul

Un lundi matin sous la pluie, parfois des éclaircies, un vent doux, et peu avant dans la nuit de gros insectes noirs couraient sous mes draps. Je me suis relevé. J'ai réchauffé des pâtes en me brûlant la main sur la cuisinière à gaz, sans ressentir de douleur. Je me suis recouché en avalant deux somnifères et un anxiolytique.Comme si je n'existais pas, les insectes continuaient à s'agiter dans mon lit. Au réveil, j'étouffais. J'ai ouvert la fenêtre, j'étouffais davantage. J'ai couru dans la rue : c'était pire. Je devinais les passants, leurs regards navrés, et ceux qui détournaient la tête. Dans le métro, j'ai vu mon visage livide dans le reflet de la vitre.

Plus tard dans la matinée, j'ai pris un train pour le bord de mer. J'ai loué une piaule dans un hôtel vide. Pour le déjeuner, j'ai bouffé des moules un peu sales avant de m'affaler sur la plage déserte. J'étais seul à perte de vue. À la tombée du jour, j'ai enfin aperçu une silhouette au loin, très loin, comme un point qui s'avançait à ma rencontre. J'observais son pas glissant sur le sable. C'était un homme probablement. Il paraissait tituber. En vérité, il traînait une patte malade. Quelques nuages jetaient leur ombre sur lui, puis le soleil couchant redessinait sa silhouette. Nous n'étions plus très loin l'un de l'autre. Je distinguai son visage. Il me dévisagea à son tour. Il souriait, comme un idiot. Il m'a pris dans ses bras, m'a embrassé sur les joues. Il avait l'air gentil, mais tellement plus vieux que moi. Il m'a dit :

— Tu n'as pas changé.

— T'es qui, toi ?

— Je suis toi.

— Qui, moi ?

— Oui, toi, tu es moi.

— Moi, je suis toi ? Je regrette : moi, je suis moi ! Et toi, je ne sais pas qui tu es.

— Et pourtant je suis bien toi. Par contre, toi, tu n'es pas moi.

— Toi, tu es moi, et moi je ne suis pas toi ?

— Exact.

— Tu te fous de moi ?

— Comment pourrais-je me moquer de toi sans me moquer de moi ? Je le répète : je suis toi, et toi tu n'es pas moi. C'est une question de temps, voilà tout.

— Ah ?

— Oui, le temps passe, mais il ne passe pas pour toi comme pour moi. Parce que je suis toi dans un temps qui n'est pas à toi. N'oublie jamais que le temps a plusieurs temps, et que mon temps n'est pas le tien.

Quel casse-couilles. Je me suis levé et je suis parti en lui tournant le dos. Il s'est mis à crier :

— Profite de me voir, le temps s'en va.

Je me suis arrêté. Je l'ai regardé dans les yeux, en faisant mine de m'apitoyer.

— Oui, a-t-il ajouté en baissant la voix, je passe, je ne fais que passer.

— Et où vas-tu comme ça, mon pauvre vieux ?

— Même si je le savais, je ne te le dirai pas.

J'ai ricané. Il suffoquait :

— Moque-toi seulement de moi, c'est bien ton genre. Tu n'es qu'un prétentieux, narcissique et insolent !

— Qui te permet de m'insulter ? Allez, casse-toi de mon bout de ciel, vieux con, casse-toi de ma plage et va t'admirer auprès d'un autre que moi !

Il a couru derrière moi en criant :

— Combien vis-tu d'heures dans une journée ?

— Je m'en fous.

— Vingt-quatre heures, n'est-ce pas ? Eh bien sache que mes journées à moi n'ont que dix-neuf heures. Par conséquent, je gagne cinq heures par jour sur toi, soit mille huit cent vingt-cinq heures par année.

— Vieux con !

Rien à faire, il poursuivait son monologue :

— Depuis que nous sommes nés ensemble toi et moi, ou plutôt moi et moi, nous n'avons jamais compté le même temps, car je suis toi, mais en accéléré. Tu comprends, ou je vais trop vite ?

— Je suis peut-être lent, mais je ne suis pas con. Mais dis-moi : puisque tu es si malin, pourquoi viens-tu te traîner dans mon temps à moi ?

— Mais ton temps est le mien, puisque je l'ai vécu avant toi.

— Soit. Mais, en revenant dans mon temps : que devient le tien, ton temps plus rapide que le mien que tu juges si lent ?

— Mon temps est passé.

— Eh bien, laisse-moi vivre ma vie, laisse-moi seul dans mon temps et retourne dans le tien.

— N'oublie pas que je suis mort. Je n'ai donc plus de temps à moi sinon ton temps qui est le mien et qui va bientôt passer. Lorsque tu seras mort, tu iras te voir dans ce temps plus lent et tu verras comme tu seras accueilli par toi-même, je veux dire par moi.

— Parce que tu seras encore là, toi ?

— Quelle question !

— Je suis peut-être idiot, mais c'est par ta faute. Je te rappelle que tu es moi.

— Non, c'est moi qui suis toi. Et puis, peu importe. À propos d'idiot, je ne te parle pas de celui qui vit trente-deux heures par jour.

— Mais c'est toi.

— Ah non, c'est toi !

— Moi ? Eh bien je serai déjà mort quand cet idiot me verra pour la première fois.

— Et qui te dit que ce sera la première fois ? Et d'abord, cette première fois n'est-elle pas déjà passée ?

— Que veux-tu dire ?

— Eh bien, tu crois peut-être que ce temps que tu veux tant ralentir viendra plus tard. Et si par malheur il devait arriver plus tôt, il aurait passé depuis longtemps. Tu sais, il faut rester prudent avec le temps qui passe, surtout s'il ne passe plus.

— Donc, un jour nous serons morts avant de venir au monde ?

— Et qui te dit que nous sommes venus au monde ?

— Tu es là. Je suis là. Nous sommes bien là ?

— Oui, je suis là, mais je suis mort. Et, puisque je suis toi, tu es mort comme moi. Et puis, lorsqu'on est mort, on ne vient plus au monde…

— À moins que.

— À moins que quoi ?

Il s'est levé sans un mot et il est reparti dans la nuit qui tombait..

Dès qu'il y a trop de soleil, trop de vent, trop de ciel sur ma tête, je m'assieds sur la plage tout seul, toujours tout seul, et je compte les heures à m'emmerder. Je regarde les vagues jamais pareilles et pourtant toute cette agitation de crachats mousseux ne varie guère. Et ce bruit, cette rumeur, ce sifflement du vent, je l'entends, c'est tous les jours pareil. Parfois il passe un bateau au bout de l'horizon, qui s'efface aussitôt. Des oiseaux viennent criailler dans le coin, des chiens perdus traînent en sanglotant. Jamais ils ne m'approchent. Et puis à nouveau ce vieux con qui me ressemble et qui chaque jour vient à ma rencontre, me serre dans ses bras, m'embrasse sur les joues et vient me dire que lui c'est moi et que moi c'est lui, et toutes ces conneries de temps qui ne passe pas. On finit toujours par s'engueuler avant qu'il ne disparaisse dans le soir qui tombe. Je fixe le dernier morceau de soleil jusqu'à la dernière seconde où il coule à pic au fond de la mer. Je m'emmerde. J'enfile un pull-over, je marche jusqu'à l'hôtel. Je prends une douche et descends dans la salle à manger vide. La vieille patronne qui finit sa vie ici me sert un potage, un bout de poisson avec des frites, un yaourt et bonsoir bonne nuit.

Je n'allume pas la lumière, ni le téléviseur. J'avale des somnifères, fixe le plafond et je m'emmerde jusqu'au moment où le sommeil me gagne enfin.

Je dors. Je ronfle. Je ne rêve plus.

Lorsque je me réveille, c'est reparti pour la même journée. Je me traîne jusqu'à la plage, je m'assieds à la même place.

Je suis seul, toujours seul. À midi je retourne bouffer des moules, ou un truc dans le genre avant de m'étendre sur la plage à la même place en attendant la fin du jour quand le vieux con se ramène et qu'on se redit les mêmes niaiseries :

— Toi c'est moi et moi c'est toi…

Toute cette petite comédie a duré un bon moment, quelques années peut-être, jusqu'au jour où le vieux con n'est plus venu, parce que lui, ce n'était que moi.

Frédéric Pajak