Rose-Marie Pagnard

Née en 1943 à Delémont (Jura), Rose-Marie Pagnard vit aux Breuleux. Après des études à l'Ecole normale pour instituteurs, elle se consacre au journalisme. Elle écrit des chroniques littéraires à l'hebdomadaire Coopération puis collabore à la revue Ecriture et à différents journaux comme Le Passe-Muraille, Le Nouveau Quotidien et Le Temps.
Parallèlement, elle se consacre à l'écriture, mêlant les genres, les tons et les registres, explorant les gammes de la poésie et du fantastique, de l’onirisme et de l’humour.
Son œuvre tourne autour de trois thèmes majeurs: la constellation familiale et ses interactions complexes; l’art – musique, littérature, peinture –, qui densifie le réel en mettant l’imagination au service de la vie; les valeurs, porteuses de sens, et notamment la capacité de donner et de se donner.
Le texte que nous publions ici est extrait du roman Le Conservatoire d’amour, à paraître prochainement aux Editions du Rocher.

 

Le Conservatoire d'amour (extrait)

Curieuses

– Notez les interdictions suivantes, nous dit Klara Swan: interdiction d'aller ailleurs que dans vos chambres, dans la cuisine et dans votre salle de bain. Interdiction de répondre et même de penser à tout ce qui pourrait ressembler à une voix en provenance d'un point de cette maison. Cette dernière interdiction, je vous demande de jurer de la respecter, allez, jurez!
Nous avons levé trois doigts de la main droite.
– Bon. N'oubliez pas que je peux vous ramener là où je vous ai ramassées. Maintenant, mangez, dormez, je vous réveillerai à temps pour que vous arriviez à l'heure au Conservatoire.
A l'heure! comme si elle le connaissait, ce Conservatoire.
Klara Swan, tenant sa robe d'une main et de l'autre un cartable et une pochette de cuir blanc, descendit l'escalier et sortit de la maison.

***

Dès que la voiture eut démarré, nous avons décidé, ma sœur et moi, de visiter la maison de fond en comble, un serment fait de la main droite, selon Gretchen, n'étant rien de plus qu'une crampe de trois doigts dans un signe d'adieu. Adieu! adios Klara Swan! Nous nous donnions la main pour partager la désobéissance et la mélancolie. Oui, la mélancolie aussi, qui menaçait de nous envahir, à cause du silence de la maison et de la présence invisible, autour de cette maison, d'un cercle de pierre et de chair, celui de la ville étrange. «Pour rien au monde je ne retournerais au château, ne retournerais... – Oui, m'interrompit Gretchen, d'accord, mais ne crie pas! —Pardon, dis-je, les mots ont été criés malgré moi.»
Nous sommes montées à l'étage supérieur par un large escalier. Les parois et le plafond peints a fresco de couleurs pastel composaient un espace nuageux et trompeur à travers lequel nous passions avec un bruit de tonnerre, écrasant une marche puis une autre, nos fronts barrés par le souvenir d'un modèle de lit Gesualdo-Von Bock que nous avions testé en famille et dont la tête était enduite de mortier et peinte exactement de cette manière-là. (Combien de mots savants papa ne nous avait-il pas appris!)
L'escalier se terminait par une barrière en bois. Gretchen a posé la pointe de sa chaussure de l'autre côté, sur le sol qu'elle a tapoté prudemment: «Un truc pour bébé ou pour les courants d'air...», a-t-elle dit en enjambant ce ridicule obstacle, sa jupe haut levée, découvrant ses genoux blancs et lisses, enfantins et aventuriers, pensai-je avec un fou rire qui me fit compter et recompter les portes qui se dressaient devant nous, au fond d'un immense palier, trois, trois, rien que trois! Un, deux, trois.
Celle-ci, décida Gretchen. Et nous avons ouvert la première porte. Nous sommes entrées dans une salle de bain, quatre fois plus grande que celle du château, plus froide et plus triste aussi, sans les flacons de parfum de maman, sans musique (chez nous Hänsel a transformé le bruit de la ventilation en chantonnements très doux, indécis comme nos humeurs du matin ou du soir). Devant la baignoire était disposé un marchepied recouvert de peluche blanche. De l'eau savonneuse stagnait dans le lavabo. Mais la robinetterie! Dorée jusqu'au moindre centimètre de tuyau! Gretchen lécha le robinet du lavabo et déclara sérieusement qu'il était en or véritable. La fortune de Klara Swan, ajouta-t-elle. Je lui fis remarquer que Klara Swan ne portait aucun bijou. «Sur elle, ce serait... une aberration, je suppose. Si Klara Swan est riche à ce point, mais je peux me tromper à propos de ces tuyaux, Gretel, elle n'utilise pas sa fortune comme tout le monde, voilà! Mais elle héberge des auto-stoppeuses, elle conduit une voiture de poupée, elle possède une maison... – dont deux portes demandent qu'on s'intéresse à elles sans attendre!» continuai-je en me heurtant à un petit séchoir à linge que je n'avais pas encore vu et qui m'effraya avec ses tringles rouillées au milieu desquelles pendait une robe noire d'une ampleur sans rapport avec la mince silhouette de Klara Swan. «Hé! Gretchen, c'est bizarre...» Mais Gretchen avait déjà quitté la salle de bain et ouvert la deuxième porte.
Chez nous, au château, l'exiguïté des pièces nous a toujours enveloppés d'une illusion d'abondance, matérielle mais surtout humaine. Nos modestes grottes accueillent nos va-et-vient, nous avons l'impression d'être mille à vivre là, au milieu de nos biens ordinaires, de notre collection de lits miniatures conçus par le directeur et créateur et disposés par lui, papa, «aux endroits où nous aurions envie de nous asseoir ou simplement de passer, Emilio», ironise maman qui oublie l'utilité pour elle, en certaines situations d'ébriété, de ces points d'appui rapprochés. «L'homme n'est pas fait pour vivre dans un espace illimité, mais limité, dans un nid bien garni – extension du lit, notez! –, disposition naturelle qui nous oblige à remplir les vides, m'obligera incessamment à poser un tableau sur ce demi mètre encore nu de paroi, dans notre chambre à coucher, Pelva!» a joyeusement déclaré notre père pas plus tard qu'aujourd'hui dimanche, juste avant notre promenade en voiture.
C'est donc sans préparation, pour ainsi dire en oisillons de premier âge, que Gretchen et moi sommes restées perchées sans voix sur le seuil de la deuxième pièce: le vide exécré de papa, l'espace! De la lumière sur rien, presque rien, des parois tendues de toile écrue, une distance... et Gretchen qui s'aventure à faire des pirouettes, toujours plus loin... «Reviens, criai-je, ce n'est pas une salle de danse!» Le parquet luisait telle une nappe de soie mordorée fixée au centre par ce qui m'apparut d'abord comme un chandelier géant dressé à l'envers. De plus près – j'entendais le bruit de mon cœur s'enfuir de ma poitrine et me revenir aussi vite par les oreilles – je vis qu'il s'agissait d'un micro posé sur une double perche de métal. Je crus reconnaître aussi quelques appareils alignés contre une paroi, de ces objets que Hänsel utilise pour enregistrer et tester ses compositions musicales: nous étions probablement dans un studio d'enregistrement. Je voulus informer Gretchen de ma découverte, lui suggérer un rapport avec les mystérieuses activités de Klara Swan, mais Gretchen décida brusquement qu'il n'y avait plus rien à voir et elle pressa sur l'interrupteur pour éteindre. La lumière changea, l'ombre du micro et de ses maigres jambes tomba juste devant nous, dans une torsion grotesque, faussement suppliante, d'une netteté terrifiante. Comme l'ombre de papa pendant un de ses discours sur le sacrifice de sa vie, pour nous, pour nous. Quel sacrifice, papa? Et puis non, tais-toi, tais-toi, me dis-je, aucun discours n'entrera plus en moi. Seulement la musique, pensai-je encore en me demandant s'il avait été prudent de laisser nos instruments sans surveillance, dans une maison que ces instruments ne connaissaient pas mieux que nous.
– Gretchen, j'en ai assez, on redescend, j'ai faim, en réalité je ne me sens pas bien, pas bien!
– Attendez, dit une voix qui nous gela sur place à l'instant où nous franchissions la petite barrière de l'escalier. Vous oubliez ma porte, entrez donc!
Puis un chien grogna et jappa, le temps pour nous de nous concerter en silence, de revenir sur nos pas et d'entrer en tremblant dans la troisième pièce.

Rose-Marie Pagnard

Passage du roman Le Conservatoire d'amour, à paraître prochainement aux Editions du Rocher.