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Bessa Myftiu

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Depuis septembre 2007, Le Courrier, Culturactif.ch et Viceversa Littérature publient en partenariat des textes inédits d'auteurs de Suisse. Ces textes paraissent un lundi sur deux, et sont disponibles soit sur nos pages, soit en dernière page du Courrier ou sur le site de ce quotidien: www.lecourrier.ch

 

  Bessa Myftiu

Bessa Myftiu

Bessa Myftiu est née à Tirana, en Albanie, en 1961. Après des études de Lettres dans son pays d'origine, elle a travaillé comme professeur de littérature à l'université, puis en tant que journaliste. Auteure de poèmes, de romans, de nouvelles et d'essais (voir biblio sélective ci-contre), elle a également écrit des scénarios de films, et notamment celui du long métrage Ullka . Dans cette coproduction Suisse-Albanie réalisée par Maya Simon et Ylli Pepo, elle interprète le rôle principal.

Bessa Myftiu a traduit de l'albanais en français L'Ecrivain , roman de son père le dissident Mehmet Myftiu (Ed. d'en bas 2009). Depuis 1992, elle habite Genève. Docteure en Sciences de l'éducation, elle enseigne à l'université de cette ville, tout en se consacrant à l'écriture. Le texte que nous publions ici est extrait d'un roman en cours d'écriture, Amours au temps du communisme .

 

  Amours au temps du communisme
 

Tante Irka ne nettoyait jamais; elle ne faisait pas la vaisselle après le repas mais se contentait de laver une assiette chaque fois qu'elle en avait besoin. Ses fils mangeaient tout le temps chez nous, car maman prenait soin des enfants. Tante Irka non. Elle lisait. D'abord en russe, ensuite en albanais. Dès son retour du travail, tante Irka s'étalait sur le canapé dans la chambre des visiteurs, un livre à la main. Maman ne lisait guère et tante Irka la méprisait. Elle la méprisait aussi de ne pas être spécialement belle. Etonnant qu'un homme comme papa, commentait tante Irka, ait épousé une telle laideur. Je n'aimais pas qu'on dise du mal de ma maman, d'autant plus que je la trouvais gracieuse, même si tante Irka prétendait le contraire. Elle traitait maman en servante et ne lui était jamais reconnaissante. Parfois cette étrangère aux habitudes tellement différentes des femmes de mon pays m'énervait, mais je me souvenais qu'elle était la mère de Serguei et lui pardonnais son insolence.

Je ne comprenais pas pourquoi j'aimais tant mon cousin. On me disait: c'est normal. Mais je ne trouvais pas cela normal. Je me souviens qu'une fois, alors qu'il jouait avec ses copains à colin-maillard, j'ai voulu absolument participer au jeu. Nous nous sommes cachés dans une armoire du deuxième étage, et nous nous sommes couverts de duvets afin que personne ne détecte notre présence. Serrée contre lui, je sentais son odeur âpre et guettais sa respiration saccadée. Après quelques minutes de tension, je n'ai pas pu m'empêcher de mettre mes bras autour de son cou en sueur. Serguei tremblait de tous ses membres. Il a cherché mes lèvres et posé sur elles un baiser humide et angoissé. Je n'avais plus besoin de rêves nocturnes pour m'envoler, j'ai tout de suite atteint le ciel.
– Encore, encore, l'ai-je supplié.
Il ne voulait plus m'embrasser, il voulait sortir de la cachette. Je le retenais; nous avions presque gagné, personne n'arriverait à nous retrouver. Et alors que dehors on criait nos noms pour annoncer notre victoire, Serguei m'a serré fort les mains et m'a embrassée sur les lèvres, en me regardant droit dans les yeux, grâce à une fissure assez grande pour qu'un peu de lumière pénétrât dans l'armoire. A cinq ans j'ai compris qu'on peut aimer à mort.

Une année plus tard j'entrais à l'école. J'avais hâte d'apprendre à lire afin de pouvoir m'approcher de tante Irka, depuis quelque temps fâchée avec tout le monde, et surtout avec mon oncle. Il n'y pouvait rien, il avait reçu des ordres du Parti et devait les respecter. Tante Irka pleurait toute la journée, car on lui avait interdit d'écrire à sa mère.
– Tu ne dois avoir aucune relation avec les pays révisionnistes, avait-t-on déclaré à mon oncle.
Il avait commis l'erreur d'épouser une étrangère à l'époque où l'on célébrait l'amitié immortelle entre les pays socialistes. On lui demandait maintenant de faire marche arrière, de couper toute liaison avec la Tchécoslovaquie.
– Quel mal peut-il advenir à l'Albanie d'une vieille villageoise tchèque? avait-il demandé avec timidité.
Le visage rougi du secrétaire du Parti de l'université avait été la meilleure réponse à sa question incongrue.
– On ne discute pas les ordres du Parti, on les exécute, compris?

Oncle Sadri avait compris. Il était membre du Parti communiste et tenait à garder sa place de professeur en géologie. Il essayait de devenir invisible, et défendait à sa femme de parler aux inconnus en faisant la queue pour acheter de la viande ou pour emprunter des livres à la bibliothèque. Il ne fallait pas que les gens s'interrogent sur son accent, il fallait effacer l'ancienne amitié, l'ancienne erreur, l'ancien amour.
– C'est un crime d'être née tchèque? s'écriait-elle.
Oui, c'était un crime. Beaucoup d'étrangères étaient rentrées dans leur pays, surtout celles qui n'avaient pas d'enfants. Mais tante Irka est restée, et a payé un prix lourd. Elle s'en est repentie ensuite. Trop tard. On ne pouvait plus quitter l'Albanie. Au fil des années elle est devenue amère, triste, inconsolable. Elle ne parlait plus, ne riait plus, ne se lavait plus. Elle oubliait de manger et ne faisait jamais la cuisine. Les cheveux mal coiffés, un peignoir à peine fermé, le regard perdu, les mains tremblantes, elle errait dans la cour et faisait peur à mes copines chaque fois qu'elles la croisaient. Le jour où je fêtais mon dixième anniversaire, une ambulance est venue la chercher.

Dès le lendemain, j'ai supplié Serguei de m'emmener à l'hôpital lui rendre visite. J'aimais cette femme sauvage, elle avait mis au monde l'être dont l'existence ensoleillait ma vie. Je ne demandais rien d'autre au destin. Je supporterais tout, même rendre visite à tante Irka à l'hôpital psychiatrique.
Quand j'y ai mis les pieds pour la première fois, j'étais vraiment effrayée. Dans le couloir, des gens bizarres vêtus de pyjamas nous bloquaient le chemin.
– Que nous veulent-ils? ai-je demandé à Serguei, épouvantée.
– Rien, m'a-t-il répondu. Reste tranquille, ils partiront.
– Mais pourquoi viennent-ils vers nous?
– Parce qu'ils sont fous.
Je n'avais jamais vu de fous. Dans la chambre de tante Irka j'en ai rencontré trois. La première était une femme qui ne pouvait plus aimer sa fille. Cela m'a semblé très étrange. Du haut de mes dix ans, je lui ai demandé:
– Comment est-il possible de ne plus aimer son propre enfant du jour au lendemain?
Elle m'a répondu que cela était possible si l'on était malade et je me suis mise à prier pour que jamais ma mère ne souffre de cette terrible affection. Cela doit être affreux de n'avoir envie de rien, de rester des heures entières à regarder le plafond et à entendre sa fille pleurer dans la pièce à côté, sans trouver la force de la prendre dans ses bras.
L'autre malade souffrait d'une manie encore plus incompréhensible. Elle recevait chaque soir la visite de deux animaux géants, un serpent et un ours. Ils venaient la réveiller et, à leur vue, elle hurlait de terreur.
– Est-ce qu'ils te font du mal? lui ai-je demandé, craignant de voir les deux animaux ouvrir la porte et surgir dans la pièce.
– Ils m'effrayent, mon cœur bat fort, très fort, et ils rient. L'ours ouvre sa grande gueule et je vois ses dents blanches. Aussi étrange que cela puisse paraître, le serpent rit aussi. Le pire c'est qu'ils n'existent pas, cela s'appelle une hallucination.
– Une hallucination? Mais si tu sais qu'ils n'existent pas, pourquoi as-tu peur?
– Parce que je les vois. Ils n'existent pas, mais ils sont quand même près de mon lit.
La troisième malade était une directrice d'école qui vivait continuellement dans l'angoisse de finir en prison, même sans commettre de délit. Chaque fois qu'on sonnait à sa porte, elle craignait que la police vienne l'arrêter.
– Si tu n'as rien fait, pourquoi t'inquiéter?
– On ne sait jamais. Un voisin malveillant, une enseignante jalouse… tu sais, les gens sont méchants…
– Ce n'est pas une maladie, alors.
– Si, cela s'appelle la manie de persécution.
Ma tante souffrait uniquement de dépression. Elle était triste. A mon sens, elle avait toutes les raisons du monde de l'être. Moi aussi, si l'on m'empêchait d'écrire à ma mère, je souffrirais sans doute autant que tante Irka et peut-être plus. Je lui avais apporté des livres.
– On m'a défendu de lire, me voilà privée de ma seule distraction.
– Mais que fais-tu toute la journée?
– Je réfléchis. Je réfléchis à ce que ma vie aurait été si je n'avais jamais quitté mon pays.
– Il faut tenir ta langue, tu peux vraiment finir en prison, est intervenue la directrice.
– Non, non, ne te fais aucun souci, a objecté la femme aux hallucinations. Ici, tu peux tout dire. Nous sommes dans un asile de fous. Nous sommes donc libres…
– Vraiment? s'est demandée la directrice.
– Oui, a répondu l'autre. Nous sommes déjà prisonnières.

Bessa Myftiu

 

Retrouvez une note biographique et les publications de Bessa Myftiu sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

 

Page créée le 09.10.09
Dernière mise à jour le 09.10.09

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