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Péter Hendi

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  Péter Hendi

Péter Hendi naît à Budapest le 11 juin 1943. Entre 20 et 26 ans, il publie des nouvelles dans des revues hongroises et écrit des scénarios (non-réalisés), et obtient un diplôme de juriste
Il quitte la Hongrie en 1969 et s'installe dès 1970 à Göteborg, où il devient informaticien. Il y publie des nouvelles et une pièce de théâtre en suédois, et devient membre de l`Association des Écrivains Suédois. Il s'installe ensuite à Genève, où il travaill en tant qu'informaticien à l'ONU. Il y écrit du théâtre en français (inédit), et revient à sa langue maternelle en publiant des nouvelles dans les revues hongroises Kalligram, Jelenkor et Kortárs.
Depuis 2003, il vit entre Genève, le Jura français et Budapest.
La Nouvelle Revue Française a publié en 2005 une première traduction française de sa prose narrative ("Changement à Zurich").

 

  Saut de Tigre


Cette nouvelle a été publiée en hongrois sous le titre «Tigrisugrás» dans la revue 2000, Budapest, en février 2003.

L'intégralité du texte dont nous présentons ici un extrait sera publiée dans le prochain numéro de notre revue Feuxcroisés, à paraître fin avril 2006.

Maman observait souvent, depuis cette terrasse, le démarrage du chantier sur le terrain d'en face. Dès que je rentrais de la mercerie, elle me rendait compte de son avancement dans la journée. Aujourd'hui, un nouvel ouvrier est arrivé, mais celui-là est tellement lent que, à mon avis, il sera vite renvoyé. Ou des choses de ce genre. Elle préférait être ici plutôt qu'en ville, rue Sztregova, où nous ne retournions même plus à la fin. Monter au troisième, descendre du troisième… elle aurait à peine vu le jour, la pauvre. Sans parler des voisins ! Elle n'avait aucune envie d'apprendre à marcher avec le déambulateur sous leurs regards. Ici, en revanche, elle s'y entraînait beaucoup. Elle passait et repassait sur la terrasse jusqu'à épuisement. Je ne mourrai pas avant l'heure, n'est-ce pas ? m'a -t-elle demandé un jour.

À cette époque, je me levais à quatre heures du matin, pour pouvoir l'aider à faire ses exercices de rééducation avant de prendre le train de banlieue pour aller à Budapest. Je craignais toujours qu'il m'arrive quelque chose en ville, que je me fasse écraser par une voiture, par exemple, que sais-je ?, ou que, pour une raison quelconque, je ne rentre pas à la maison vers sept heures du soir et qu'elle reste là, toute seule, à m'attendre et que moi, je n'arrive pas… Elle confondait les mots, et ça me fatiguait passablement. Je n'ai jamais aimé les devinettes, or là, pour le coup, j'étais servie. Je devais souvent poser jusqu'à dix questions pour deviner de qui ou de quoi elle parlait. Nous cherchions le nom d'une personne ou d'un lieu et, parfois, nous devions tout recommencer, car il arrivait qu'elle réponde oui au lieu de non et inversement. Pourtant, elle savait ce qu'elle voulait dire, seulement les mots l'abandonnaient… Elle est morte avant l'heure, puisque le monde l'intéressait toujours tant. Si elle avait vu au moins les obsèques d'Imre Nagy 1 ! Sans parler de ce qui a suivi ! Elle qui, pendant quarante ans, écoutait les informations à la radio et s'énervait de ce qu'on lui faisait avaler… Papa ne prêtait guère attention à tout cela et il a survécu même au gouvernement Antall 2. Pas avec nous, mais ça, c'est une autre histoire.

Tout cela m'est venu à l'esprit alors que je débarrassais la terrasse. Les deux ouvriers de Transylvanie devaient arriver ce matin pour commencer les travaux. Nous allons la démolir et la reconstruire, car, cet hiver, le gel a détruit l'escalier. J'ai décidé d'en changer même la forme, pour qu'elle ne soit plus ce cube sans fantaisie telle qu'elle fut construite il y a vingt ans. Les dalles de marbre étaient arrivées hier matin, un jour avant la date prévue, de sorte que je n'étais même pas là. Elles étaient déchargées dans la rue, d'où je les ai rentrées moi-même, entre six heures et onze heures du soir. Ce n'était pas un travail pour une femme, mais tous les hommes n'y arriveraient pas, eux non plus. D'ailleurs j'étais habituée à travailler dur pour cette maison. J'ai acheté le terrain voici trente ans pour vingt-huit mille forints, payés par acomptes, puis les travaux de construction ont duré dix ans. Y arriver d'un seul salaire, ce n'était déjà pas rien, mais ce n'était pas tout, puisqu'il ne suffit pas de débourser son argent pour obtenir ce qu'on souhaite.

J'ai commencé à penser à Maman peut-être en jetant un coup d'œil sur la maison d'en face, qui a changé de propriétaire deux fois depuis le temps où elle surveillait sa construction. Depuis trois ans, ce sont Tóni et Éva qui y habitent. Des gens sympas. Ils vivent au Canada, mais passent l'été en Hongrie. Tóni est un amateur des chiens. Est-ce lui que j'ai aperçu le premier alors qu'il sortait de la maison ou était-ce le chien arrivant à la clôture ? Comme s'ils s'étaient donnés rendez-vous. Attends, dit Tóni en levant l'index exactement de la même façon qu'il y a quatre jours, lorsqu'ils se sont vus pour la première fois. Le chien attend. Il y a quatre jours, cela valait déjà la peine d'attendre. Tóni est entré dans la maison, a sorti un steak haché du congélateur, l'a décongelé au micro-ondes et le lui a apporté. Il faut venir du Canada pour faire une chose pareille, aurait certainement dit Maman.

Nous ignorons d'où vient ce chien. Les Transylvains, qui habitent deux rues plus bas, ont également interrogé leurs voisins, mais personne ne le sait. On voit quelquefois des annonces à l'arrêt de bus ou aux alentours de l'épicerie disant que tel ou tel animal a été perdu, qu'il porte tel ou tel nom et qu'il manque beaucoup à un petit garçon. Voilà à quoi je pense en faisant mes courses le matin, suivie du chien. Depuis que nous avons commencé la démolition de la terrasse, il ne nous quitte pas. Nous trouvons, tous les trois, qu'il s'adapte très bien. Amitié et dignité seraient à mon sens les deux mots clés pour le décrire. Selon Feri, le plus jeune des deux Transylvains, ce chien se comporte comme s'il était parmi nous depuis toujours et non comme un chien toléré par hospitalité. En réalité, nous ne sommes pas trois, mais quatre. Il prend même part au travail. Non pas en prenant le marteau-piqueur, bien sûr, mais en montrant de l'intérêt, par sa simple présence. On en trouve aussi parmi les humains qui aident en regardant ce que fait l'autre, remarque Laci, le plus âgé. Ce n'est pas moi que tu vises, j'espère, répond Feri.

À l'arrêt de bus, je vois une petite annonce écrite à la main. C'est peut-être justement parce que j'y ai pensé que je la remarque, mais je renonce à y prêter plus d'attention. Comme si je craignais que le chien ne devine : je suis à la recherche de son maître. Ce qui lui indiquerait d'emblée que notre hospitalité était provisoire, pour ne pas dire un pis-aller.

Madame, il est de quelle race, votre chien ? demande une petite fille devant l'épicerie. C'est un berger allemand. Tu le connais ? Non, dit-elle, mais il est tellement beau ! La vendeuse est également intriguée. Je ne savais pas que vous aviez un chien. Moi non plus, lui dis-je en lui demandant encore si elle n'avait pas entendu parler de quelqu'un dans les environs qui serait à la recherche d'un berger allemand. Quel est son nom ? On ne le sait pas. Eh bien, s'il n'a ni maître, ni nom, il ne peut pas être un vrai berger allemand, note une femme, dont le visage trahit qu'elle ne croit pas au prince charmant. Il est de pure race à 90%, était l'avis de Tóni après l'avoir mieux observé. Probablement pas parce qu'il lui donnait des steaks hachés.

En rentrant à la maison, le chien et moi, nous avons pensé - je veux dire j'ai pensé - que le steak haché était suspendu pour quelques jours. Tóni et Éva étaient partis à Györ pour le banquet organisé à l'occasion du quarantième anniversaire du baccalauréat de Tóni, ensuite ils iront passer un peu de temps à Balatonfüred. Mon frère rentre également pour chaque banquet d'anciens camarades de classe, et il descend souvent, lui aussi, au Balaton. La dernière fois, ce sont ses camarades de licence qu'il a rencontrés. Il est arrivé un vendredi soir, et le mardi après-midi, il rentrait déjà à Genève. Pourquoi certaines classes se revoient-elles régulièrement, alors que pour d'autres cela arrive à peine une fois tous les trente ans ? Je ne me rappelle même pas quand avait lieu notre dernière réunion d'anciens élèves. Et cela fait aussi à peu près trente ans que je n'ai pas vu le Balaton, mais ça, c'est de ma faute, je le sais au moins. Pourquoi nos réunions n'ont-elles pas lieu tous les cinq ans ? Ce n'est probablement pas parce que nous nous aimions moins dans la classe que Tóni ou mon frère et leurs camarades. Les années ont passé pour nous, tout comme pour eux. En calculant, je réalise que notre classe aurait dû, elle aussi, avoir une réunion pour son quarantième anniversaire cette année. J'ai donc le même âge que Tóni.

Feri m'a accueillie en disant que quelqu'un avait téléphoné. Le plombier ? Non, ce n'était sûrement pas lui. Qui alors ? Il s'était présenté ? La vérité est que je n'ai pas bien compris. Alors c'était peut-être le plombier, un moulin à paroles celui-là ! Non, ce n'était pas lui ! Comment pouvez-vous en être aussi certain ? Ben, c'est qu'il ne parlait pas hongrois ! Vous voyez, Madame, dit Laci en arrêtant le marteau-piqueur, j'aurais très bien pu répondre au téléphone, car j'aurais été parfaitement capable de ne rien comprendre, moi non plus, à ce que disait le Monsieur ! Puis le marteau-piqueur redémarre pour briser les derniers mètres carrés, et le chien se couche à nouveau tout près, au milieu du fracas, comme s'il prenait plaisir à ce que la terre tremble sous sa tête.

Pourquoi restes-tu ici dans ce terrible bruit, pourquoi ne te couches-tu pas dans le jardin, sous le saule ? En plus, là-bas, tu n'aurais même pas chaud, dis-je encore au chien, mais il ne bouge toujours pas. Il serait trop facile d'en conclure qu'il n'avait rien compris à ce que je venais de lui dire. Je préfère penser que c'est moi qui n'avais pas compris ce qu'il avait répondu. Car les animaux nous répondent. Il y a peu, j'ai vu une émission intéressante sur le sujet. Il s'agissait d'une Américaine qui parlait aux animaux. Non pas comme Idi Amin, qui tapait dans les mains devant un crocodile jusqu'à ce que l'animal remue, non, cette femme parlait vraiment la langue des animaux. J'en suis restée bouche bée.

Péter Hendi
Traduction : Borbala Galanthay et Agnès Jarfas

1 : Imre Nagy (1896-1958), homme politique. Premier ministre lors de l'insurrection d'octobre 1956, il fut arrêté en 1956, exécuté en 1958 et enseveli dans une parcelle anonyme, réservée aux dépouilles des animaux du zoo. Après sa réhabilitation, en 1989, on lui fit des funérailles nationales.
2 : Premier ministre hongrois de 1990 à 1993.

 

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Page créée le 17.03.06
Dernière mise à jour le 28.03.06

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