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Anne-Lise Grobéty

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  La Corde de Mi (Extrait)
 

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Extrait de La Corde de Mi, roman en phase de défrichement. Où Mongarçon a filé à Crémone pour parfaire sa formation de luthier.

Toujours trop court pour l'horizon…

Il tient enfin le fil de la lumière musarde du Sud et il suffirait de suivre le fleuve dans le sens du poil pour se ioder les sangs.
Mais il y a mieux à faire. Mongarçon se lance à l'ouvrage comme on entre en couvent, se désappropriant d'une large tranche de lui-même. Il se sent de façon pressante étrangement plein de gratitude - lui ! - du soir au matin : être si proche de violons souverains, écorcés par des mains retombées en poussière depuis des lustres, si proche de la sève qui leur a donné le ton… Il effleure des instruments au poitrail lustré, les hume au plus près, appuie en rêve ses lèvres sur les vernis pour sucer leur secret légitime… Peut-être qu'à cette étape de sa vie il ressent que rien n'est perdu d'avance, que même l'improbable vire au possible, qu'il pourrait sûrement se tenir en équilibre sur l'échine du bien-être, lui battre les flancs d'une botte impatiente - qui sait ? (Je me persuade à travers les quelques mots lâchés sur cette période qu'il y a au moins éprouvé sa capacité à désirer, cette tension vers…)
Mais pas encore prêt à lâcher quoi que ce soit de sa précieuse substance, tous ses pores sont aux aguets pour ne pas risquer de transpirer d'émotion. Certes, il est capable d'aimer les choses puisque les choses le lui rendent bien en ne lui demandant rien en retour… Pas comme sa mère qui s'éreinte à lécher la colle d'enveloppes bon marché scellées sur des missives geignardes où elle demande tout le temps ce qu'il devient - devenir, s'il vous plaît ! Qui l'investigue davantage au fur et à mesure qu'il se tait et se refuse. Avant de se fendre d'un mot qu'il grève lourdement de non-dit, il compte au moins cinq lettres d'elle, puis lui offre un brin de sa vie loin d'elle en s'arrangeant pour que ce soit exactement ce qui la plantera sur ses ergots ; par exemple, comme la cuisine italienne, elle, est délicieuse et saine…
De toute façon, s'il était resté auprès d'elle, ils auraient achevé de s'user l'un contre l'autre, de se creuser comme galet et marmite.
Et sur ce point il n'y a rien à redire.

***

D'ailleurs, comment aurait-il pu lui raconter…
Lui parler de cette voussure dans sa tête, de ces sentiments entre, coincés dans les intervalles où rien ne peut être nommé et où se crée pourtant la mélodie ? De ce trouble cousu dans l'épais ourlet d'une fin d'après-midi d'avril, quand il s'est retrouvé sur le parvis de la cathédrale, avec la sensation déboutonnée de celui qui a terminé sa journée, mains au fond des poches pour y mendier une miette de désinvolture, et que son oreille s'est fendillée sous une suite de sons jamais entendus ?
Il pénètre. On est sur l'avant-seuil du deuil pascal, des femmes prient comme toujours pour infléchir le cours du destin déjà accompli, on ne voit que leurs têtes pochées de fichus ternes, plombées dans la supplication. Mais ce qui reste d'air pour vibrer autour de cette pesanteur se débat tout entier contre une voix d'homme sortant d'une chapelle latérale…
C'est dans la pénombre, dans le chuchotement des siècles, dehors tout avril flamboie de la terre aux couronnes de feuillage, Mongarçon croit avancer alors qu'il perd pied, les dalles s'enfoncent tant il est amoindri par la beauté de la voix.
Lorsqu'il arrive enfin à se rapprocher, il distingue celui qui chante dans le vacillement d'une cadence étrange, il ressemble à un jeune Florentin de jadis, portraituré par un peintre couvé par quelque prince généreux ; boucles de réglisse, tombant presque aux épaules, fine barre de moustache, yeux d'un jus sombre, et son chant crête pour se glisser par-dessous le rebord de la chapelle jusque haut sous la voûte, un rythme inhabituel, aux changements brusques, passages en doubles croches suivies de blanches ou de rondes… Un pas après l'autre, Mongarçon se rapproche de celui qui chante, le chant l'entoure d'un tour de fil de soie à chaque pas de plus, l'entortille plus serré, il ne peut qu'osciller à peine en avant sous le souffle ombreux. Jusqu'à ce qu'il soit près à le toucher. Il voit les prunelles trop proches, cuites à point d'étonnement, y lape une once de poison, le chant ne s'interrompt pas pour autant et chaque vibration instille davantage de confusion. Dégager le bras droit empêtré dans le cocon d'envoûtement, un léger frémissement de note et sa main se tend en avant, l'un de ses doigts va se poser comme une abeille sur la gorge arquée sous l'effort des cordes vocales…
Cette fois, celui qui chante sursaute et de surprise casse net son air, prunelles agrandies, bouche ronde, il rejette le torse en arrière pour fuir le doigt tendu sur sa gorge !
- Mais, balbutie Mongarçon effrayé, qu'est-ce que vous chantez ?
Et, avec aplomb, la réponse de celui qui ne chante plus :
- C'est un Madrigal du prince de Venosa. Vous savez : celui qui a fait assassiner sa femme et l'amant de celle-ci, les ayant surpris ensemble au lit !
Le mot lit canonne aussi fort que le clairon de la retraite, Mongarçon reflue au pas de charge sans savoir pourquoi, frôle le bas-côté comme quelqu'un qui vient d'accomplir une sale besogne, tandis que le chant reprend de plus belle ses ondulations dans la chapelle, dans l'étouffement.
Assis, échoué dans un bistrot fumeux, le front dans la main, honteux, il boit un gros pichet de vin frais qui fulmine vite dans sa tête, Venosa Venosa, et puis, plus tard, dans la suée de l'alcool il se voit dessiné en personnage de commedia dell'arte… A ta santé, Pantaleone !… A sa lippe pend une étrange révélation qui le fait rire et gémir en même temps, homme et femme à la fois, répète-t-il, est-ce que je ne suis pas homme et femme à la fois, complet tout en un - complet ?… Ah, que ton rire forcé pende bientôt comme une guenille à ta bouche ivre, que tes mots titubent sur le bord de tes lèvres comme des pas de moins en moins assurés, Mongarçon ! Le voilà qui rentre hilare et bossu de son troisième pichet de vin, à travers des rues défoncées à la pioche, retrouve la porte de son logis sans trop y croire, se couche à ses pieds, gros chien secoué de hoquets tristes qui attend le retour de son maître dans le noir.
Ne peut venir que la pleine nuit.
Niée trop vite par la bouffée de tourterelles du matin qui fait le ménage dans la cervelle…
Comment aurait-il pu parler de ces choses qu'on ne peut que coudre solidement dans un ourlet de sa vie suffisamment haut sur les mollets pour que jamais quelqu'un ne se prenne le pied dedans.

***

Ou pourquoi lui dire qu'un soir il a laissé une jeune fille se poser nue sur lui comme une papillonne ?…
Le membre dur et dressé comme il faut, il la laisse l'enlacer pleine de fougue, le caresser, le couvrir d'une ruisselée de baisers, il la laisse, décidément, faire tout ce qu'elle veut. Ou presque, il retient juste les gestes qui le feraient jouir, lui. Il la laisse jouir sans lui. Délibérément.
Et il s'arrange ensuite pour qu'elle rentre chez elle dans le four éteint de la nuit. Il reste pieds nus sur le seuil de la porte à la regarder sautiller pour que ses chevilles ne soient pas trop harcelées par les éclaboussures, il la regarde courir, sa fine jaquette étendue à bout de bras au-dessus de sa tête, les flaques de pluie lui remontant jusqu'aux cuisses, il la regarde courir jusqu'à ce qu'elle ait fini de longer sa rue. Il avait juste envie qu'elle s'en aille, c'est tout.
Mais à peine revenu dans sa chambre, il se sent pris d'une violente colique.
Sic transit intestinal.

***

Donc, tout s'éclaircit et tout s'épaissit en même temps. C'est dans l'ordre des choses.
Le son de la matière prend de plus en plus corps entre ses doigts et le corps ses jambes à son cou. Ce qui compte avant tout pour Mongarçon, c'est d'observer le Maître, de l'interroger sur l'incompressible mystère maintenant que leurs langues se rejoignent.
Malice collant à l'œil :
- Le mystère ? Il tient tout entier dans l'art du sculpteur et dans ta main !
Mais encore, Maître ?
- Ce qui peut être expliqué de part en part n'est plus de l'art, mon ami.
Il interroge le Maître, il comprime le plus possible les mots dans sa bouche.
- Ton secret à toi, où est-il ? Dépose-le dans ma main pour que je le contemple, Mongarçon.
Mais la paume bée sur tant de vide…
- Tu vois, c'est pareil pour le secret de l'acoustique du violon.

***

Quelques mois plus tard, alors qu'un crépuscule déploie ses effets dans les rouges, les roses et les violets, Mongarçon tourne en ville pour tenter de déglacer son vieux fond de ressentiments. Tout à coup, de loin, il reconnaît le prince florentin en conversation gouailleuse au milieu d'autres jeunes gens, adossé à une fontaine aux goulots torsadés en queue de dragon. Trop tard pour virer de bord… Quand Mongarçon passe à sa hauteur, le prince de Venosa plonge ses mains dans l'eau tiède et fait mine de l'éclabousser avec des ris pleins les yeux. Il n'y a qu'une seule goutte pour atteindre Mongarçon mais il en frissonne interminablement, hésitant un instant entre s'arrêter, attendre de parler ou à nouveau la fuite… Le douche au même moment la certitude que l'heure du départ (du retour ?) approche et il pourrait alors sans gêne soutenir le regard de celui qui chantait, mais il se détourne sans trop de hâte ni de regret.
Oui, le Maître le délie peu à peu de ses conseils, ses remarques sont moins épaisses, il le laisse désormais stabuler librement devant l'établi, il opine, il dit : " Il faut oser maintenant. Avec du cœur, pour tout faire chanter à satiété ! "
Il faut donc défaire la corde, détendre et détacher. Mongarçon gagne la maison de la papillonne pour lui annoncer son proche départ.
- Je vais partir avec toi, lui sourit-elle, le museau enfoncé dans ses cheveux qu'elle aime.
Avec une pointe de salive et de confiance en trop dans sa phrase.
Les yeux de Mongarçon, eux, sont semés de grains de poivre et de concentré de piment :
- Inutile de t'attacher à moi. Il n'y a aucune chance, aucune, que je m'attache à toi. Ne te fais pas d'illusion, je ne connaîtrai pas le sentiment d'arrachement. Tu ne viendras pas avec moi, il n'en est pas question. Ma vie est là-bas mais sans toi. C'est dans l'ordre des choses.
Non, il ne ment pas. Mais il soupire véhémentement quand elle se met à pleurer sans bavoir et que les larmes lui trouent sa chemise sur la poitrine, quelle engeance!…
De toute façon, pense-t-il, notre empan de vol sera toujours trop court pour l'horizon.

***

C'est le matin où Mongarçon prend congé du Maître qui lui envoie dans le dos de grandes claques de bonne fortune.
C'est le moment où, juste avant de quitter la maison, il retourne en catimini dans l'atelier. Pendu dans l'armoire, le violon que le Maître a achevé quelques jours auparavant, peau satinée, résonances de prince des temps anciens. " Œil pour œil, corde pour corde ", monte-t-il du fond de ce qui lui tient d'âme depuis ce jour pourri où tout a été mis sens dessus dessous, cordier, chevilles, manche, barre d'harmonie… Prestement, il détache la corde de mi, il tord le boyau de chat au fond de sa poche, et ouste !
Quand il débouche avec son sac dans la rue, sous le tracas habituel des allées et venues des Vespas et des voix trop haut perchées sur le pas des portes, le brouillard l'épaule solidement comme pour lui donner raison de l'opacité des choses. Il se ressert une dernière pincée d'air dans la narine avant de monter dans le train. Aucun arrachement. A quelques encablures de lui-même, il s'observe glisser hors de cette ville au nom doucereux, qui sent la plaine humide jusqu'à la taille et la viole dès le nombril. Il concentre ses pensées seulement sur le fleuve qu'il ne voit déjà plus, où il aurait suffi de se laisser flotter dans l'autre sens pour voir enfin la mer.

Anne-Lise Grobéty


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Page créée le 31.01.06
Dernière mise à jour le 31.01.06

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