Marie Gaulis

Marie Gaulis

Marie Gaulis est née en 1965 à Thonon-les-Bains (Haute-Savoie), d'une mère française et d'un père suisse. Elle a fait des études de lettres à Genève, qui se sont achevées par une thèse en grec moderne, publiée en 2001 aux Editions Slatkine ( Une littérature de l'exil, deux écrivains grecs d'Australie ).

Elle a publié un recueil de poèmes aux Editions de l'Aire ( Le Fil d'Ariane , 1993), et trois recueils de récits (ou proses poétiques) aux Editions Metropolis ( Ligne imaginaire , 1999, pour lequel elle a reçu le Prix Pittard-de-l'Andelyn, Terra incognita , 2002 et Le Cœur couronné , 2004).

Elle a aussi écrit une pièce de théâtre ( Vénus vagabonde , autour des Anagrammes de Saussure) et traduit de l'anglais ( L'Ile d'Antigone Kefala paru à Melbourne en 2002), et du grec ( Karaghiozis, le château des fantômes publié chez Zoé en 2005).

Marie Gaulis vit à Paris, avec de fréquents séjours en Australie et à Genève.

 

Les deux Ferdinand

Ils se tiennent, avec toute la distance qui les sépare, dos à dos, ou côte à côte, mais ils ne se voient pas : c'est le photographe anonyme qu'ils fixent de leurs yeux mélancoliques, avec leurs lèvres scellées sous la moustache (ils portent la même moustache, celle de leur époque, dont la fonction est à la fois sociale et sexuelle, pour prouver une virilité dont le regard voilé des yeux pourrait faire douter), avec leur nez droit dans le visage étroit.

Ils ne se ressemblent pas vraiment, toutefois, et je ne veux pas forcer le trait des similitudes, car ils sont tous les deux si seuls, et tout à fait uniques. Le costume, par exemple, est ce qui les différencie nettement, et ce qui creuse entre eux la distance quasi infranchissable de la classe sociale. Le facteur avec sa casquette, son uniforme, sa sacoche, ou alors en bâtisseur avec sa brouette, compagne de sa folie et de son génie. L'autre en élégant complet sombre avec col blanc cassé et discret nœud de cravate noire – rien d'ostentatoire, la tenue d'un homme de son rang, qui n'a nul besoin d'en faire trop, qui est tout naturellement assis sur une chaise (qu'on devine dure et de style Henri III, car l'époque n'est pas à la volupté), les doigts croisés des aristocratiques mains blanches qui n'ont été soumises à aucun travail pénible.

C'est moi qui les réunis, les deux Ferdinand, car je doute qu'en réalité ils se soient jamais connus, qu'ils aient même entendu parler l'un de l'autre – car ce qui les sépare aussi, c'est le temps, même si une période de leur vie a coïncidé, et la géographie, même si la Drôme, vieille et rude terre protestante, n'est pas très loin de Genève. Ce sont deux personnalités non seulement différentes mais absolument isolées dans leur originalité – ce fossé entre eux, c'est moi qui le franchis, avec la liberté de l'imagination et du temps devenu tout à coup, comme l'espace, aussi extensible et souple que celui des rêves, où l'on saute par-dessus des murs de neige, où l'on vole, où l'on perd gravité et identité. Le premier Ferdinand (je lui donne la préséance de l'âge) est un paysan devenu facteur, un homme de cailloux et de terre, un naïf, un sauvage, un brut – mais il découpe dans les revues des images, il sait lire et regarder, il est curieux, avide du monde, il est aussi mystique, à sa façon. L'autre, le plus jeune, est un homme de cabinet et d'études ; contrairement à son illustre aïeul, il n'a pas escaladé les montagnes, ni expérimenté la densité de l'oxygène ou l'intensité du bleu du ciel. C'est un explorateur immobile, un savant qui connaît les langues les plus anciennes, un homme aux mains fines, au visage pâle, penché sur ses feuillets.

 

Mais ils partagent leur prénom princier, habsbourgeois, tragique aussi : ils ont dû entendre parler de l'assassinat de l'archiduc Ferdinand et ils ont assisté au basculement du monde dans la guerre ; tous deux ont vu finir le XIXème siècle, la frivolité des bals et des fêtes, et commencer, sous des auspices de boue, de cendre et de pluie de feu, le XXème siècle, un siècle qu'ils ont tous deux inauguré par leur pensée géniale et solitaire.

L'autre chose qui les réunit, c'est l'imagination, la rêverie du sourcier : Ferdinand de Saussure et Ferdinand Cheval sont tous deux des poètes, des bricoleurs, des inventeurs, seuls, obstinés - car il faut de l'obstination pour construire, pierre à pierre, l'édifice toujours changeant, toujours glissant du palais idéal qu'est le langage. Ils sont tous les deux des travailleurs acharnés, ramassant les trésors enfouis des langues mortes, les pierres des chemins poussiéreux, les coquillages, rassemblant les images laissées par les alluvions des rêves.

Oui, je dis que les deux Ferdinand sont des rêveurs, mais des rêveurs actifs, des rêveurs qui empoignent la matière du monde, langue, caillou, fossiles, tessons, voyelles et consonnes ; et tous les deux sont des primitifs reliés aux temps immémoriaux, non pas recherchant l'origine pure des langues, des races et des constructions humaines, mais au contraire remontant à leur source impure, mêlée, indistincte, et pourtant toujours vivante et chantante en plein milieu de leur vie conventionnelle de professeur, de facteur, d'époux, de père de famille. Tous les deux, et pour moi à ce moment ils se tiennent par les épaules, frères par delà le temps, sont des païens, des initiés aux mystères très anciens du monde et de sa création ; ils sont en relation avec les divinités antiques, Aphrodite, nymphes des cours d'eau et des bois, Hermès le messager - après tout, Cheval est facteur, et il s'y connaît en messages, mots, lignes, signes, qui sait, peut-être frappe-t-il en cadence le sol caillouteux des chemins, psalmodiant à lèvres fermées, sous ses moustaches, les noms de ces correspondants qu'il relie, litanie à la fois vivante et funèbre, car tous sont voués un jour à disparaître, et il le sait, lui qui a perdu les uns après les autres ses enfants, et même ses épouses, et qui a survécu seul, jusqu'à quatre-vingt ans passés, seul en face du Palais Idéal, temple hindou, crypte où les morts, les dieux, les serpents, les déesses nues peuvent enfin se tenir rassemblés.

Les deux Ferdinand sont en relation avec le monde souterrain, le palais d'Hadès et de Perséphone qui se trouve là, juste sous leurs pas. Saussure connaît le pouvoir incantatoire et magique de la parole, il sait que la poésie fait et défait le monde, et non pas les puissants, les classes, les guerres, la bourse ou les réunions politiques dans les salons feutrés de la Vieille Ville.

Je dis, moi, que les deux Ferdinand sont des guides, secrets, presque silencieux. Ce qui parle, ce n'est pas leur bouche cachée par l'épaisse moustache et depuis longtemps tue (Saussure fut un orateur, accordant plus de pouvoir à la parole qu'aux mots écrits, véritable aède, mais de sa voix il ne nous reste rien), c'est leur œuvre, épique, totale, fragmentaire - un Palais fait de trous, de grottes, d'arches, de passerelles qui ne vont nulle part, des textes pleins de blancs, des essais jamais publiés, faits de reprises, de ratures, de fulgurantes assertions, de paradoxes, d'hésitations. Tous les deux avancent vers leur destin, tête baissée contre le mauvais temps, patients malgré l'urgence – car tous les deux savent que la vie est brève, et que le temps, cette denrée précieuse et fuyante, leur manquera.

Saussure mourra jeune, sans avoir rien mis en forme, mais en laissant un labyrinthe plein d'éclats et de trésors qui continue d'être exploré, et Cheval pourra se tenir devant son palais non plus idéal mais réalisé, et pourtant toujours en devenir, car l'imagination et le rêve n'ont aucune fin. La seule fin, c'est la mort – mais ce que peut-être ni l'un ni l'autre ne savent, c'est que le temps portera leur œuvre, qu'il lui donnera une autre vie, une vie plus vaste que celle, limitée, de son auteur.

Alors, je rends hommage aux deux Ferdinand, je rends hommage à leur labeur, à leur solitude éclairée de l'intérieur comme une lanterne japonaise. A ce qu'ils nous ont laissé, à ce qu'ils nous ont donné, à ce qu'ils nous ont légué – cet héritage, le visiteur avec son appareil à filmer sur le ventre, l'étudiant, le joueur d'harmonica, le chercheur, le curieux, l'enfant sautant de case en case sur une marelle, tout le monde se le partage, comme en se jouant. Et moi, je m'ébats, telle une pouliche, dans les prairies du langage et je rêve de voir enfin le Palais Idéal du facteur Cheval.

Marie Gaulis