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Américo Ferrari

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  Américo Ferrari
 

Figure pour s'abolir

En juin 2004 paraîtra le premier volume de poèmes d'Américo Ferrari traduit en français (avec l'original en regard). Ce poète Péruvien, qui vit entre Lima et Genève, est aujourd'hui considéré par certains critiques comme l'une des très grandes voix de la poésie latino-américane contemporaine, bien que sa poésie ait longtemps fait l'objet d'une diffusion confidentielle. Nous vous proposons en inédit les premiers textes de ce volume à paraître dans la collection bilingue coéditée par les Editions d'en bas, le Centre de Traduction Littéraire de Lausanne et le Service de Presse Suisse. Un dossier avait été consacré à l'auteur dans la revue Feuxcroisés No 5 (2003). Américo Ferrari sera en outre présent au Festivald de Cité avec le traducteur Norberto Gimelfarb, qui signe la version française, le samedi 3 juillet à 20h.

 

  Inédit
 

Figure pour s'abolir (extrait)

I

L'air est d'une telle qualité dans la ville que ses habitants acquièrent souvent des profils permanents et définitifs, comme des formes de la géométrie ou des monuments. Ils demeurent en extase entre la fontaine de la place et la boucherie, mais le vent, lorsqu'il se lève, les emporte. Reste l'air désert, et une poussière d'oubli recouvre l'espace exigu où s'était arrêtée l'extase. Dans le courant translucide, pas-sent des oiseaux, des enfants, des poissons froids. A la tombée du jour, surgissent des lutins comme des vieilles. Ce sont des fantômes morts, dit-on, humains et oiseaux, mais tout se passe comme si c'étaient des êtres vivants - dont les mouvements, le langage, les ébats, le travail rigoureux et précis sont réglés comme un mouvement d'horlogerie. La meilleure preuve que tout se passe comme s'ils étaient vivants, c'est que, souvent, il y a un mort, et que les autres se rendent à son enterrement.

***

 

I

Es de tal calidad el aire en la ciudad que sus habitantes cobran a me-nudo perfiles perennes y definiti-vos, como formas de la geometría o monumentos. Se quedan extáticos entre la pila de la plaza y la carnicería, pero cuando se levanta el viento se los lleva. Queda el aire desierto y polvo de olvido recubre el espacio exiguo donde se detuvo el éxtasis. En la corriente translúcida pasan pájaros, niños, peces fríos. Al atardecer salen duendes como viejas. Se dice que son fantasmas muertos, humanos y pájaros pero todo sucede como si fueran seres vivos: movimientos, lenguaje, reto-zos, quehaceres, rigurosos y preci-sos como regulados en un movi-miento de relojería. La mejor prueba de que todo sucede como si estu-vieran vivos es que con frecuencia hay un muerto y los otros acuden a su entierro.

***

 

II

Ils n'ont pas de mémoire de la fondation de la ville, car la fondation a eu lieu dans un temps immémorable, il y a cinq lustres peut-être, voire, qui sait, dix… Personne ne se souvient, mais tous se rémémorent, commémorent. Ils ne font pas la différence, dans leur langage, entre l'oubli et la mémoire, mais, pour eux, l'important est que leur ville a été fondée et que, quand ils se souviennent, ou bien qu'ils oublient, ils réussissent à constater qu'elle est encore là. Cela est rare, mais alors ils font la fête et commémorent. Voilà que, tout à coup, il leur vient une sorte de sens du temps mais il le perdent vite ("vite" est possible dans ces cas). Après la fête, l'air tout entier redevient gélatine, tous leurs actes se collent les uns aux autres et durent dans ce miel interminable du hors-temps qu'ils désignent du vocable que nous traduisons par "mémoire" ou bien par "oubli", mais qui n'a rien à voir avec aucun de ces deux termes.

***

 

II

No tienen memoria de la fundación de la ciudad, pues la fundación fue en un tiempo inmemorable, hará cinco lustros o quizás incluso diez… Nadie recuerda, pero todos rememoran, conmemoran. No hacen diferencia en su lenguaje entre olvido y memoria, pero lo importante para ellos es que la ciudad fue fundada y que cuando se acuerdan, o bien olvidan, alcanzan a comprobar que todavía está ahí. Sucede raras veces, pero esas veces hacen fiesta y conmemoran. De pronto tienen como un sentido del tiempo pero se les pasa rápido ("rápido" es posible en estos casos). Después de la fiesta todo el aire se hace de nuevo gelatina, todos sus actos se pegan unos a los otros y duran en esa miel del sintiempo que ellos llaman con el vocablo que traducimos por "memoria" u "olvido" pero que no tiene nada que ver con ninguno de los dos.

***

 

III

Ils hoquètent, éructent, rythment leurs actes - ils ne peuvent avoir le sentiment d'eux-mêmes hors du coeur qui bat. Ils dissertent en cadence, quêtant, de leurs voix absentes, distraites, des genres. Ils sont restés dehors. Ils veulent entrer dedans. Ils trépignent. Ils disent leur vers et le revers les dédit. Des habitants. Les pauvres. Emmurés dans l'air. Rythmés. Versifiants. Reversifiés.

***

 

III

Hipan, eructan, ritman sus actos; no pueden sentirse fuera del latido. A compás disertan pidiendo géneros con sus voces abstraídas. Se han quedado afuera. Quieren entrar adentro. Patalean. Dicen su verso y el reverso los desdice. Habitantes. Pobres. Emparedados en el aire. Ritmados. Versificantes. Reversifica-dos.

***

 

IV

Ils parlent un langage comme l'organe qui l'instruit: dépourvu d'os. Ils ne voient pas les personnes et ne les formulent pas ("La volonté est de saucisse un kilo" disent-ils, au lieu de "Je veux un kilo…", etc.). Ayant cessé de se voir en tant que personnes, ils disent qu'ils sont des membres de. Ils disent: l'imperson-nel; ceux qui se prennent pour les plus personnels: l'impersonnant. Cela nonobstant, ils rendent un son. Mais le langage imagé est depuis longtemps le fief des poètes baroques, qui prétendent, bien que personne n'ait intérêt à les leur enlever, garder jalousement leurs techniques et leurs secrets. Voici un de ces poèmes que l'on appelle dans la ville imagés, par gallicisme, ou imaginés, parce que ce sont de purs produits de l'imagination:

NOURRITURE

J'ai été chez le boucher
et puis je me suis acheté
un kilo de saucisses
et puis je l'ai mangé
avec ma famille
et avec mon chien.
Puis après nous avons tous dormi.

***

 

IV

Hablan un lenguaje como el órgano que lo instruye: sin hueso. No ven personas ni las formulan ("La voluntad es de salchicha un kilo" dicen, en vez de "Quiero un kilo...", etc.). Pues han dejado de verse como personas dicen que son miembros de. Dicen: lo impersonal, y los que se las dan de más personales: lo impersonante. No obstante, suenan. Pero el lenguaje con imágenes es desde hace mucho tiempo el feudo de los poetas barrocos, que pretenden guardar celosamente sus técnicas y secretos, aunque a nadie le interesa quitárselos. He aquí uno de estos poemas que en la ciudad llaman imaginados, o bien por galicismo, o bien sencillamente por ser produc-tos puros de la imaginación:

COMIDA

Me fui a la carnicería
y me compré
un kilo de salchicha
y me lo comí
con mi familia
y con mi perro.
Después dormimos todos.

***

 

V

Le mal qui les démolit, plus que par le crabe, est figuré par la sangsue enkystée; la sangsue, naturelle-ment, n'est que figure; nous pour-rions également l'appeler vampire intime ou solitaire hémophage; de toute façon, c'est toujours une simple figure: une représentantion de praticien pour donner forme et mettre un terme à l'indicible ou informe latent: pour dire qu'ils se vident sans que rien d'eux ne se déverse au dehors. Dehors, on ne remarque rien; eux seuls, dans leurs rêves inconcrets, remarquent le néant. Ils deviennent plutôt lisses, ampoulés, luisants, et, lorsque l'air les blesse, ils résonnent. C'est déjà mauvais signe. Tout à coup, brusquement, ils se dégonflent et cessent à jamais d'émettre des sons.

 

V

El mal que los derrumba más que por el cangrejo se figura por la sanguijuela enquistada; la sangui-juela naturalmente es una figura-ción; igual podríamos llamarla vam-piro íntimo o solitaria hemófaga; de todos modos es siempre una simple figuración: representación de facul-tativos para dar forma y término a lo infando o informe latente: para decir que se vacían sin que se les salga nada afuera. Por fuera no se advierte nada; sólo ellos en sus sueños inconcretos advierten la nada. Más bien se ponen tersos, campanudos, Iucios, y al ser heridos por el aire, retumban. Eso ya es mal signo. De pronto bruscamente se desinflan y dejan para siempre de sonar.

 

 

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Page créée le 05.05.04
Dernière mise à jour le 05.07.04

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