Franz Dodel

Franz Dodel est né en 1949 à Berne.
Depuis 2002, il alimente son haiku infini Nicht bei Trost et a dépassé, fin 2009, les 15 000 vers (voir www.franzdodel.ch).
Les 12 000 premiers vers sont parus en Suisse et en Autriche.

Franz Dodel, a reçu en 2009 le prix littéraire du canton de Berne et l'Österreichischer Staatspreis en 2008.
Ecrivain et théologien, il travaille à la bibliothèque centrale de l'Université de Berne.

 

Sans toute sa tête (haiku, infini)
V. 15001 -

«C'est la perte inconditionnelle du langage
qui commence. On n'écrit plus pour telle
ou telle raison, mais l'acte
d'écrire est travaillé par le besoin
du sens.»

Roland Barthes

 

j'exerce ma patience
avec les choses qu'on
n'énumère pas sans
réticence, qui ne veulent pas
se ranger
dans ce classement qui
ne veut rien affecter
et n'aspire à rien presque
indifférente
mon attention grandit
(cet arrêt
médiocre qui
résiste un instant
au temps, avant de
me plonger implacablement
dans l'insupportable)
je vois et suis
pourtant dérouté: le
dessin des choses me
concerne-t-il viennent-elles
à moi
ou s'éloignent-elles
avec empressement sur
des lignes invisibles sitôt
que mon regard les tient
et commence à les palper
il serait plus sûr
de se consacrer à l'écoute
les sons qui me
trouvent sans que je me
tourne vers eux
et sans que je me
précipite sur eux
eux qui sans malice se nichent
sous la peau et
font vibrer mes
cellules, trouent
les membranes
pour que le consumé
le calcifié puisse s'écouler
15041-1552: Le peintre chinois Luo Ping (1733-1799) a peint en 1763 le tableau intitulé «Fleurs de prunier». Sa femme, Fang Wanyi, a complété l'image en colorant les fleurs de rouge avec du jus d'ipomée.
Luo Ping peignit
des branches de prunier le jour suivant
sa femme coloria
les fleurs en rouge avec le jus
des ipomées
les deux se préoccupent
de vie et de mort:
écrire un poème
dessiner un pot à eau
[15050] faire quelque chose de bien aujourd'hui
on devrait relier
toutes les choses entre elles
15054: Dante Alighieri, La Divine Comédie (L'Enfer, 7 e Chant, 121-123)
je dois me sauver
de l'accidïoso fummo
dans une
colère limpide aménager
une soufflerie
avec des tuyaux plantés
dans les ruisseaux clairs un
organgon hydraulikon
qui gonfle mes poumons
de confiance et de
force répulsive à parts égales
15065-15071: dire – dédire – redire – autrement dire: un thème important chez Emmanuel Lévinas, voir p.ex: Autrement qu'être ou au-delà de l'essence [1974].
je vais dire
contredire, dire encore
et dire autrement
même après plusieurs essais
ce texte n'atteint
ni vue d'ensemble ni fin
le paysage supporte
qu'on l'accable
d'eau et d'air
même la lumière lui pèse souvent
il ne restera pour sûr pas
indifférent sous
nos regards
nos pas rien
qui ne laisse une trace sur lui
sans faire d'histoire il fait
pousser des boîtes au-dessus
de nous leurs racines doucement
descendent
dans les cages thoraciques
décharnées sans
qu'on le remarque un
corps commence
à se redresser cette fois
en apesanteur et muet
15094-15101: „Je suis allé et je suis revenu. / rien de spécial. / Rozan, connu pour ses montagnes embrumées; / Sekko pour ses eaux.“ (Poème chinois).
en un lieu qui n'est ni
connu pour sa
montagne embrumée
ni pour son fleuve
qui enfle ou se vide
suivant les saisons où
personne qui n'aille ou ne vienne
dise voilà c'est tout
là l'espoir est inutile
et c'est une chance
de n'avoir aucune idée
enfin je peux me
concentrer
sur une seule question:
15108-15111: En Arménie on fabrique le duduk, un instrument à vent traditionnel, avec du bois d'abricotier
15112-15117: „...  immer wenn wir meinen, was wir sagen, erheben wir für das Gesagte einen Anspruch, dass es wahr oder richtig oder wahrhaftig ist; damit bricht ein Stück Idealität in unseren Alltag ein.“ Jürgen Habermas, Was Theorien leisten können – und was nicht.
les abricotiers
en Arménie
puis-je entendre la sonorité
de leur bois?
(En tenant cette question
pour sensée une
chose nouvelle prend une
autre forme
sans mon entremise en faisant
irruption dans l'ordinaire)
comment est-ce possible qu'un
son seulement imaginé
me fasse penser
à la mort
une porte s'ouvre à la volée
que je croyais
fermée un courant
d'air à peine perceptible
la pousse alors que dehors
il n'y a pas un souffle de vent
ou le froissement délicat
de l'épeautre qui
dans l'après-midi étincelant
découvre ses grains et les
livre à la chaleur qui fait se
hérisser le champ comme une fourrure
à la racine des poils
la peau sent que l'échange
casse qu'elle se
se tend sur une chose qui
se retire sans
indiquer l'endroit
où une description
pourrait être à nouveau tentée
où les mots
en chaînes osmotiques
assurent le passage
pour l'expérience lorsque
dans la lumière du jour
elle s'éparpille enchevêtrée comme
une chenille je veux de nuit
[15150] arpenter le feuillage
m'étendre me tordre
comme une divisée blanche
je déploierai ensuite
mes ailes veinées
de noir
15156-15159: Taiemhotep (1er s. av. JC.), morte jeune, se plaint de son sort.
et me souviendrai de
la complainte de Taiemhotep:
«en ce qui concerne la mort» écrit-elle
«son nom est viens»
15160-15167: passages tirés de William Blake, The Book of Thel et America
je monte haut et montre
petit nuage balançant
mon front doré
when I pass away
it is to tenfold life and
to raptures holy
déjà je vois la baleine qui
boit mon âme
je sens l'odeur du sel qui se
dépose sur le gravier et la vase
avant de pâlir sur la rive
en montagne blanche
dans la lumière étincelante

Franz Dodel
Traduit de l'allemand par Simon Emmanuel