Corinne Desarzens

« Tant qu'on ne la met pas en forme, la vie n'existe pas. Seul importe ce qu'on garde, ce qui a infusé. Tout se passe du côté des sensations. Je suis comme une petite usine qui fonctionne tout le temps, qui recycle et digère ce qui passe à travers le filtre. Je construis des maisons de cartilage, peu à peu consolidées du mieux que je peux. Je lis. Je dévore. Je vis. Même si je suis, en réalité, un peu plus morte que les autres, avec cette petite distance, toujours, qui m'en sépare. Surprendre les conversations continue à faire mes délices. Tout se réutilise. Tout reparaît. Alors écrire ? Sortir au jour ce qui préfère l'ombre. Mettre un petit pot en sûreté dans l'armoire aux confitures, avec les mots qui s'approprient les choses, bien à l'abri, dedans. »

Née à Sète le 27 août 1952, Corinne Desarzens vit et travaille à Nyon. Myope, astigmate et presbyte. Trois adolescents. Deux chats Maine Coon. Poisson-Tambour (Campiche), Le verbe être et les secrets du caramel (Aire) sont ses deux derniers titres parus.

Rêve à l'adolescence : ressembler aux autres
Couleur : châtaigne, cacao
Goût : le revers des vrais timbres-poste
Musique : Toccata de Khatchatourian
Rituel : nager jusqu'au plongeoir au large de la plage de Nyon
Media préféré : la radio
Terre : les îles de la reine Charlotte
Aventure : le vin. Echanger une bouteille, à la suite d'une petite annonce, contre une histoire sur le vin. A suivre dans Passe-moi les jumelles , mercredi 7 novembre prochain.
Découvertes-livres : La voix par Arnaldur Indridason (Métailié)
et surtout, avec 6 ans de retard, La légende de Seabiscuit par Laura Hillenbrand (J'ai lu), sur un cheval de course des années 1930. Merveilleux. A lire au grand galop.
Une phrase : Ne garde rien pour une occasion spéciale. Chaque jour que tu vis est une occasion spéciale.

 

La noix noire

Ses hauts talons évitent les trottoirs fissurés. Balance, plus grande qu'elle ne l'est en réalité, sur de minces jambes très blanches, Neshe. Car elle s'appelle Neshe. Turque de Nicosie. Rencontrée dans un train il y a sept ans, en même temps que Constantis, lui, Grec de Nicosie. Elle a quarante-cinq ans, un grand fils à Istanbul et une colonne dans un journal, un courrier de lecteurs qui sont sa famille. Ils lui racontent la forme humide de leur corps sur la pierre, le dernier jour de l'été. Des choses qu'on ne lit nulle part ailleurs dans aucun journal.

C'est la forme de Chypre qui nous a décidés à partir.

Trois jours plus tard, nous avons été punis de notre gourmandise, attardés devant des mezze , forcés de nous rabattre sur un hôtel de bord de route, aux murs croûtés et aux vitres secouées par les camions. Nous sommes allés directement au nord, dans la partie turque fermée jusqu'en 2003, là où vivait Lawrence Durrell. Sur la carte, la forme de l'île s'effile vers l'est, peau de vache à la queue aplatie, casserole avec son long manche. Tout au bout vont pondre des tortues de mer. Tout au bout tintinnabulent les sequins de cristal, rendus opaques par la brise salée, des lustres d'Apostolos Andreas. Là-bas, ça sent les lys et la cire, l'Ajax, l'encens et l'huile des cassolettes. A Kyrenia, des lumières teignent une façade en rouge fuchsia, en violet, en vert et en jaune. L'eau clapote sous les balcons du Dome, là où séjourna la princesse Margaret. Chez Niazis, des petits morceaux de kebab, toutes les trois minutes, tombent dans votre assiette. Et pour le dessert ? Il n'y a pas besoin de dessert, ni même des gâteaux maçonnés à la truelle, à Famagouste, ni des flans aussi tremblants que de la moelle, tant le yaourt servi avec la viande est fruité. Inoubliable.

Deux soirs plus tard, nous avons rencontré Constantis, passé par la prison pour avoir défendu des Grecs spoliés de leur propriété. 150.000 au nord, 60.000 Turcs dans la même situation, au sud. A Kyrenia, des agents immobiliers britanniques, avec désinvolture, vendent des maisonnettes en gaufrettes sur des terrains bâtis illégalement. Cette noirceur se mélange aux robes des femmes muettes, la photo de leur fils disparu sur les genoux. Cette noirceur se mélange à cette vache en fer que tu as repérée dans cette petite rue, avec une cloche à battant sous le cou. Les larmes te montent aux yeux quand tu vois une vache ou une cloche, et là il y a les deux. Dans cette petite rue où monte la garde, dans une guérite de briques et sous un carré de polystyrène, un soldat de vingt ans.

A chaque pas, le cœur se dilate et s'étrangle. Même chez soi, quand on ne va nulle part.

A ma question de savoir ce qu'il ressent, le soldat n'a dit qu'un mot : shame . Honte. J'ai voulu lui donner notre adresse et tu as dit : stupide. Ce soldat nous a empêchés de dormir et tu as promis, au matin, de retrouver la petite rue. Conjugué, ton sens infaillible de l'orientation à mes bêtes impulsions, nous l'avons bel et bien retrouvé, hors d'haleine cette fois, heureux, pas rasé, pressentant que nous reviendrions.

A Nicosie, les cathédrales gothiques bourgeonnent en minarets qui font penser à des spoutniks. Chez Mattheos, a dit Neshe, square du 28 octobre. Nous avons appris les grincements des plantes et la consistance grumeleuse des oranges. L'alphabet de la menthe à la surface de l'ayran. Le tronc lisse du pistachier. La distance pour traverser à pied le no man's land du checkpoint. Les pantalons qui phosphorent dans le noir et le silence des maisons vides. Nos yeux se sont habitués à ce bleu vitreux, tellement turc, au vert amande, aux rouges plus profonds que le sang, ou allongés de lait. Ils sont tombés sur les chaises de plastique orange.

Dans un décolleté en ogive se blottissent les seins blancs de Neshe. Au moment du café, elle a commandé un dessert en quelques syllabes incompréhensibles. Sur une petite soucoupe repose une boule allongée enduite de goudron, avec une fourchette fine plantée dedans, à l'angle du couteau dans le dos de l'épouse qui fait se demander comment et pourquoi son destin a bien pu enlacer le vôtre. Une espèce de chose luisante, mazoutée. Neshe l'a prise dans ses dents. Nous avons fait pareil, en plus maladroits. Les dents ont rencontré une résistance puis atteint une autre épaisseur. Une porte derrière une porte. Un rideau derrière un rideau. Tout se mange, a dit Neshe. En entier. Après, oui, on mord, tout s'effondre, tout fond, friable et tendre, de la terre meuble s'éboule, tout cède, et les barrières aussi, révélant le moelleux d'une châtaigne. Une noix confite, a dit Neshe. Ebouillantée. Une nappe de douceur pour avoir raison des grilles de fer. Toute l'histoire avec ses majuscules dans la coquille molle d'une unique sensation. Noire. Ah, le brou, bien sûr. Une noix à deux compartiments. A deux hémisphères, l'un qui calcule et l'autre qui rêve. Nous sommes une noix et nous mangeons Chypre. Sur la serviette en papier gaufré, Neshe a écrit le nom de la noix noire : karidaki en grec, ceviz macunu en turc.

Le meilleur chemin est toujours celui qui passe à travers.

Corinne Desarzens