Anne Brécart

Née en 1960, Anne Brécart a passé son enfance et son adolescence à Zurich, suivant les écoles de langue allemande en étant d'une famille francophone. Elle fait des études de lettres allemandes en Suisse romande, et réside aujourd'hui à Genève. Elle est traductrice littéraire de l'allemand – elle a notamment traduit l'œuvre de Gerhard Meier – et anime des ateliers d'écriture.

Elle vient de publier son troisième roman, Le Monde d'Archibald , où la question des frontières entre deux mondes et entre deux langues prend la forme d'une méditation sur le temps et la mort. Chaque été de son enfance, la narratrice quitte sa Suisse alémanique pour rejoindre ses cousins dans la vieille maison de famille, près de Lausanne, que son oncle Archibald s'efforce de maintenir telle que lui l'a connue enfant. Auprès du vieil homme fragile et solitaire, dans ce lieu hors du temps en dialogue avec les morts, la jeune fille se sent étrangement à sa place. Anne Brécart dépeint avec une grande sobriété et une merveilleuse finesse un monde disparu, immobile, lieu préservé de l'enfance.
APD

 

Le seuil

Au-delà du seuil de l'appartement commence le pays étranger. Déjà dans la cage d'escaliers ils parlent une autre langue. Cela demande de la concentration d'affronter l'étranger. Ainsi dès le moment où l'on passe la porte, il faut se composer un autre personnage. Ne pas montrer que je ne suis pas habituée à leurs coutumes. Vérifier que je suis bien habillée comme eux. Ne pas attirer l'attention. Indiquer par tous les moyens combien je suis intégrée. Ce qui est déjà une manière de dire que je ne suis pas du même monde qu'eux. Ne pas parler trop fort, ne pas parler du tout serait encore mieux. Eux parlent peu. Parlent doucement.

Nous avons appris cela en passant le seuil de l'appartement. Parler est un manque de respect. Parler c'est usurper une place. Nous ne savons pas de qui nous prenons la place. Il nous semble que dans tout ce silence, quelques paroles ne feraient pas de mal. Mais chcht! Eux ne parlent pas. Ils serrent les lèvres. Ils gardent dedans ce que nous laissons sortir. Nous sommes obscènes avec nos phrases rapides. Ou peut-être pas obscènes, juste ridicules.

Ce qui est certain c'est que leur silence est un pouvoir. J'apprends en passant le seuil de l'appartement que le silence est un pouvoir devant lequel mes mots échouent comme les vagues sur la plage. Leur silence est un grand mur au pied duquel viennent mourir nos paroles. Nos paroles n'ont pas de sens, elles sont juste du bruit. Pour eux. Pas pour nous. Bien sûr. Là commence la différence.

Elle persiste. Par nos paroles nous n'appartenons pas à la communauté. Le fait de parler nous exclut. Je suis debout (forcément debout) devant le boucher et j'articule lentement pour expliquer ce que je veux. Il me regarde d'un air ahuri. Il ne comprend pas ce qu'un enfant comprendrait. Il ne comprend pas ce que lui dit un enfant. Il pense peut-être que je me moque de lui? Il continue à me regarder. Nous sommes debout sur un disque vinyle qui se met à tourner lentement puis de plus en plus vite. Le boucher est au centre et je vois son expression sereine, il ne semble pas affecté par la rotation. Moi je suis à l'extrémité du disque, lui est au centre et moi à l'extérieur. La rotation m'entraine vers le bord, le bord de la discussion, le bord au-delà duquel se trouve un gouffre. J'ai peur. La rotation s'intensifie, me fait glisser, je m'approche de l'abîme, vais tomber. Et voilà j'ai passé par-dessus bord. Ce n'est pas douloureux. Moins que je l'imaginais. Je flotte. Le disque tourne majestueusement sur lui même avec le boucher au centre. Il est grand, il est fort, un tablier ceint ses reins. Il est sur le disque, moi je flotte à distance, je vois le disque qui tourne sans moi.

Ce n'est pas la première fois que cela m'arrive, ce malaise intense lorsqu'on est hors jeu. Je sais maintenant que l'on peut y survivre. Mais la survie a un prix. Il faut devenir ombre, une ombre ne connaît pas la peur, ne connaît pas la pesanteur. Elle n'existe que dans les marges, près des murs que je longe comme s'il fallait que je me raccroche à quelque chose de stable. Je ne prends pas de place, je suis silencieuse, sans épaisseur, une ombre.

Je suis lasse, je rentre par les rues de la ville. Je pense à l'autre pays, celui que je porte en moi et que personne ne voit car personne ne sait qu'il existe tel que je le porte en moi. Avec ces collines verdoyantes et vides de monde, avec l'oued qui coule au bas de notre champ. L'eau est brodée de sable et, sous le figuier, il y a ce lieu qui m'attend à l'heure la plus chaude de la journée. C'est ainsi que je marche dans la rue de la ville froide, dans mon cabas la fausse viande que nous ne pourrons manger et je pense au chant des oiseaux au-dessus des champs de blé au mois d'avril. Je suis prise d'une fatigue, à la limite du vertige. Je ne suis plus celle qui dort à l'ombre du figuier, ni celle qui marche dans la rue de la ville froide, je ne suis plus personne dans la grande ombre glaciale de cette ville sans nom et sans passé.

Nous sommes nombreux à être pris dans le filet de cet exil qui ne nous laisse pas entrer dans la nouvelle vie, ni ne nous permet de revenir en arrière. Nous sommes condamnés à nous tenir sur le seuil entre ici et là-bas, en équilibre instable, et cela nous le comprenons dès que nous avons ouvert la porte de notre appartement, ce tout dernier havre où nous avons déposé nos derniers souvenirs: la table basse, les tissages d'un rouge profond aux motifs ancestraux.

Anne Brécart
mars/avril 09