Mathieu Bertholet 
            Né en 1977 en Valais, Mathieu Bertholet part en 1997 pour Berlin, où il suit des cours d'écriture dramatique. Il y restera dix ans. En 2001, invité en résidence à La Comédie de Genève, il écrit geneva.lounging . Depuis janvier 2007 auteur associé du Théâtre du Grütli, à Genève, il s'intéresse aux rapports entre architecture, théâtre et écriture, se concentrant sur l'adaptation pour la scène d'un des mythes fondateurs de l'architecture moderne, les Case Study Houses. Durant la première saison, il a réalisé une série hebdomadaire pour le théâtre, les Sunset Piscine Girls, et s'est frotté à la danse avec la chorégraphe Cindy van Acker. Pour approfondir ses recherches sur l'architecture californienne des années 1950, il passe six mois à Pacific Palissades, Los Angeles, et en revient avec Shadow Houses, 24 monologues montés en 2007. Il termine aujourd'hui son association avec le Grütli en mettant en scène le résultat de ses recherches dans Case Study Houses #1 to 5 , dont nous publions un extrait ci-dessus.  
  (A voir au Grütli jusqu'au 8 février.) 
  Mathieu Bertholet a notamment traduit Jeff Koons de Rainald Goetz (L'Arche 2005).  
            APD 
                          
            Little Fear 
            Tous 
  ils parlent 
  de ces gens 
  de ces fumées 
  de ces bruits 
  des crissements des pneus dans la nuit du bruit des hélicoptères. 
  Des chiens.  
            Avant 
  dans la Valley 
  il n'y avait que du vert, 
  du vert 
  depuis ces collines 
  jusque là-bas, de l'autre coté, au pied de Santa Ana 
  que du vert dans toute la plaine 
  qui scintille aujourd'hui de leurs millions de lumières la nuit 
  et d'où s'élèvent maintenant les cris des chiens à la lune 
  sur cette plaine où s'étale aujourd'hui une couche fine de poussière brune 
  il n' y avait que du vert dans la Valley qu'ils ont envahie asséchée. 
  En bas de nos maisons 
  entre les routes vers le Nord 
  il y avait des vergers des prés des champs des pêchers et des oranges qui laissaient monter leurs odeurs vers nos terrasses quand le soleil brûlait et les ranchs perdus de quelques cowboys de cinéma et des fermes de lapins et de poules que surveillait un chien qu'on n'entendait jamais parce qu'il n'y avait rien contre quoi il aurait pu aboyer et puis il y avait eux qui ne venaient que par vagues pour faire ce qu'ils avaient à faire et ensuite 
  redescendre vers le Sud une fois la saison finie 
  repartir 
  rentrer 
  nous laisser nous 
  dans nos collines. 
  Il n'y avait que du vert 
  dans la Valley 
  de nos collines aux collines du Nord 
à Santa Ana Simi Valley Woodland Hills 
  avant que n'ouvrent les bureaux des agents immobiliers 
  avant qu'ils n'arrachent et qu'ils n'assèchent et qu'ils n'envahissent les orangers et les pêchers pour mettre leurs habitations et leurs chiens 
  et que l'odeur des oranges et des pêches ne monte plus à l'heure du verre de lait vers nos terrasses et nos enfants et nos amies venues depuis l'autre côté des collines, le côté que nous avions fui pour vivre ce rêve de la Valley verte. 
  Disparue l'odeur des pêches des oranges des verres de lait et de la jalousie de nos amies de Bel-Air 
  disparue 
  avec le vert de la Valley 
  d'avant.  
            Dans l'obscurité 
  ils aiguisent leurs dents allument des feux remplissent des chargeurs vident des bidons d'essence dans la plaine avant de monter vers les collines 
  avec une envie diffuse au ventre d'être à notre place au-dessus du vert asséché de la Valley et des orangers disparus de prendre notre place de la mériter plus que nous parce qu'ils ont plus de sueur sur le front de labeur dans les bras plus de rides sur la face 
  ils montent tondre nos pelouses planter nos arbres qui sèchent dans le brouillard desséché du Pacifique laver nos piscines couvertes de la poussière qui remonte de la Valley tailler nos haies jaunies par le soleil peindre les murs qui nous protègent des serpents à sonnettes poncer les grilles qui gardent les coyotes au-dehors et les caniches au-dedans et ils les voient nos caméras de surveillance et les rondes de nos agents de sécurité. 
  Ils connaissent nos maisons 
  ils en respirent l'air 
  nous leur adressons des bonjours polis qu'ils ne comprennent pas et nous leur servons un verre de limonade que leurs femmes ont préparé dans nos cuisines pour eux. 
  Ils ont envahi et asséché la Valley et ils remontent dans les collines jusque dans nos maisons et envoient en expertes leurs femmes dans nos cuisines nos salles de bain nos buanderies nos cours.  
            Et si les collines se mettaient à brûler 
  si la terre se mettait à trembler 
  s'il n'y avait plus d'eau 
  si, trempé par trop de pluies de novembre, le terrain se mettait à glisser 
  si, venus du Sud, des hordes d'autres devaient passer les collines et descendre sur nos maisons avec les coyotes et les serpents 
  nous ne pourrions pas fuir 
  bloqués dans nos collines 
  sur nos routes 
  par la caravane infinie de leurs voitures vieilles et sales en panne qui s'entasseraient sur les routes étroites qui vont de nos collines à l'autre versant de la Valley. 
  Nous ne pourrions pas descendre 
  nous ne pourrions pas traverser la Valley qui est à eux aujourd'hui et plus verte du tout mais jaune et rouge des feux de leurs voitures sales et vieilles entassées sur les autoroutes 405 et 101 qui enserrent leurs habitations, 
  nous devrions rester dans les collines, coincés par leurs voitures sur les routes, enfermés par les collines au Sud et apeurés devant le vide vert autrefois de la Valley 
  attendre que le terrain sous nos maisons ait disparu que le feu les ait détruites que nous nous asséchions que la terre ait tremblé et que les hordes du Sud et les coyotes se soient repus de nos chairs.  
            De nos collines 
  nous ne voyions que du vert de pêchers et d'orangers entrecoupé par le bruit d'une pompe qui tirait l'eau de la Los Angeles River qui coulait alors encore et par les hennissements des chevaux d'apparat de stars de cinéma et de leurs fêtes de première. 
  Nous avions quitté la ville pour la vue sur la campagne, pour ce versant des collines et une étendue de vert à perte de vue. 
  Ils nous ont suivis 
  ils ont planté nos gazons creusé nos piscines monté nos murs vissé nos grilles et dans la Valley ils ont tout arraché tout enlevé pour faire de la place pour leurs cabanons décorés leurs boîtes à chaussures entassées qui brûlent encore plus vite dans le vent de Santa Ana que les herbes sauvages de nos collines. 
  Plus de ranchs de pêchers d'oranges 
  plus de vert 
  rien de ce qui faisait de la Valley cet endroit de rêves où nous étions venus 
  qui rendait jalouses nos amies de Bel-Air. 
  La Valley. 
  La Valley verte d'avant. 
  Ils ne viennent plus pour les oranges et les pêches et ils ne repartent plus. 
  Ils restent 
  parce que nos murs doivent être blanchis chaque année que nos enfants n'aiment pas se baigner si l'eau n'est pas bleue que le gazon n'est vert que quand il est court et que nos grilles doivent être vissées pour garder dehors ce qui doit être dehors et dedans ce qui doit être dedans. 
  Ils restent et ils rêvent de prendre notre place de la mériter plus que nous. 
  La Valley 
  qui était verte avant on ne la supporte plus que de nuit, traversée par le flot jaune et rouge de leurs voitures vieilles et sales et balayée par le va-et-vient rassurant des spots des hélicoptères et des faisceaux des lampes de poche de nos agents de sécurité 
  qui 
  le matin venu 
  redescendent chez eux dans la Valley plus verte du tout.  
            Mathieu Bertholet               
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