Lukas Bärfuss

Né le 30 décembre 1971 à Thoune, Lukas Bärfuss est l’un des dramaturges germanophones les plus joués en Suisse et à l’étranger. En 1998, il fonde avec Samuel Schwarz et Udo Israel la troupe 400asa; depuis, il a écrit une douzaine de pièces de théâtre, et publié en revue un grand nombre de textes (prose et théâtre), récompensés par de nombreux prix.
Par une écriture radicale, l’oeuvre de Lukas Bärfuss aborde des problèmes de société sans donner de solutions: «Je n'ai pas de réponse, je n'ai que des questions», dit-il. Il excelle à représenter les questionnements et les contradictions de ses personnages, sans les ridiculiser – même si ses textes assument parfois une dimension cocasse – ni les trahir.
L’extrait publié ici est tiré du deuxième roman de Bärfuss, Hundert Tage, inédit en français: l’auteur y raconte le génocide rwandais à travers le regard d'un expatrié travaillant pour l'aide au développement, et jette une lumière crue sur le rôle joué alors par la Suisse. Un livre «subtil et inquiétant», selon son éditeur, où l'histoire politique s’inscrit de manière saisissante dans le vécu personnel du narrateur. CO

 

Cent jours

David Hohl travaille pour l’aide au développement suisse à Kigali, au Rwanda. Alors que les coopérants s’activent à leurs bonnes oeuvres, sous la surface, la situation est tendue à l’extrême: le conflit entre les Hutus au pouvoir et les rebelles Tutsis s’intensifie. Pour échapper à la vie plutôt monotone dans l’ennuyante Kigali,Hohl,accompagné de Missland,un ex-coopérant,se joint à un groupe pour aller voir les célèbres gorilles près du volcan Ruhengeri.

Les gorilles étaient les rois de ce pays, les guides spirituels, quelque chose comme le premier méridien, les coordonnées auxquelles tout le monde se référait. La lecture du livre de Diane Fossey était obligatoire, et au plus tard depuis sa mort violente, sauvagement assassinée par des braconniers, elle était considérée comme une sainte, une martyre de l’ordre gorilla beringei, le gorille de montagne oriental à poils longs, ingagi dans la langue locale, le plus grand singe anthropoïde, endémique dans la région des volcans d’Afrique centrale, ressemblant à l’homme et vivant dans la ceinture de bambous, purement végétarien, organisé en groupes sous la direction d’un mâle adulte, le «dos argenté», largement pacifique, menacé par le braconnage et le défrichage par le feu. On estimait leur nombre à quelques centaines d’individus, et je suppose que la plupart des initiés auraient échangé sans hésiter chaque gorille contre dix, cent, voire mille vies humaines. Des pauvres analphabètes en haillons, il y en avait dans le monde entier, mais les gorilles de montagne ne vivaient qu’ici, dans le massif des Virunga.

Ils se foutent pas mal des primates, me dit Missland alors que nous montions vers la forêt humide à travers les derniers champs de pyrèthres, ils se moquent de notre amour pour les singes, et si j’étais un paysan, un homme vivant au milieu de cette saleté, je haïrais aussi les singes. Le monde entier vient dans cette région complètement perdue de l’Afrique de l’Est juste pour s’ébahir devant les frères poilus, des riches Américains, des Européens émus par les animaux, des équipes de film, des chercheurs, et aucun d’entre eux n’accorde un seul regard aux paysans. Qu’il fît lui-même partie de ces gens ne semblait pas le troubler. D’ailleurs, l’espérance de vie des gorilles était nettement supérieure à celles des humains de la région. Et ce n’était pas un miracle. Les gens d’ici ne voyaient pas un centime de l’argent du tourisme. Pas d’écoles, pas d’hôpitaux, les devises restaient à Kigali. Les singes, eux, étaient dorlotés comme des bébés. Une personne enrhumée ne pouvait pas se joindre au groupe de peur d’infecter les gorilles. L’horaire des visites allait de onze heures à onze heures et demie, c’était le seul moment de la journée durant lequel ils ne mangeaient pas. Il fallait parler doucement. Ne pas fumer ni manger, ne pas boire. Si quelqu’un devait se soulager, il lui fallait d’abord creuser un trou de trente centimètres de profondeur.

Nous passâmes devant les derniers groupes d’habitation. Il y régnait une atmosphère semblable à celle que l’on trouve dans nos Alpes à la fin de l’été, fraîche, venteuse, inhospitalière. Nous étions déjà à deux mille mètres d’altitude. Des rangers armés nous accompagnaient; à les en croire, les armes servaient à se défendre contre les buffles qui parfois se décidaient à attaquer plutôt qu’à s’enfuir. Les paysans, qui s’arrêtaient au bord du chemin, nous regardaient avec méfiance, et je fus content lorsque nous finîmes par laisser derrière nous les dernières terrasses, engloutis par la forêt humide, où nous nous retrouvâmes bientôt observés par d’autres créatures, scinques à cinq doigts et caméléons à la peau rugueuse qui trônaient sur des dodecatheons rouge vif et faisaient honneur à leur nom signifiant «lion de la terre». Nous grimpâmes une heure à travers une ceinture d’hagenias, des hauts arbres aux feuilles dentées, parsemée de sortes d’hypericum, dans une odeur envoûtante de fenouil sauvage et de céleri géant, comme si une immense casserole de soupe aux légumes était en train de cuire quelque part. Quand, avec l’altitude, la taille des arbres diminua et qu’ils firent place à des buissons, la lumière perça les nappes de brouillard. Alors qu’il n’y avait que du vert, je n’ai jamais revu quelque chose d’aussi multicolore, un vert d’un million de tons, la différence entre 487 et 566 nanomètres – le spectre dans lequel nous percevons la couleur verte – exploitée jusque dans ses plus fines nuances, pas une feuille n’ayant la même teinte qu’une autre. Nous finîmes par arriver dans la zone des bambous et les rangers nous exhortèrent au silence. Eux-mêmes se mirent à pousser des grognements et à roter bruyamment pour indiquer notre arrivée aux gorilles, et nous fûmes bientôt assis dans une petite clairière en pente, entourés d’une douzaine de trolls au poil noir, qui prirent brièvement note de notre présence, comme si nous étions simplement une troupe de singes de passage, avant de retourner à leurs activités, les petits se poursuivant dans les buissons, les femelles, assises en groupe, s’épouillant mutuellement.

Je ne sais pas combien de temps passa jusqu’à ce que je sois aussi converti, je sais seulement que je me suis soudain trouvé deux mètres derrière un dos argenté qui, assis sur un petit monticule, regardait dans la plaine où exactement à cet instant sept enfants prenaient leur cruche pour aller chercher de l’eau à l’un des ruisseaux, six filles entre six et quatorze ans et un garçon de peut-être six ans, qui faisaient ce jour-là simplement leur tâche domestique, ce qu’ils faisaient chaque jour. Le dos argenté s’est alors retourné vers moi d’un air fatigué et nos regards se sont croisés l’espace d’une minuscule seconde, avant que je ne détourne le mien, comme le ranger nous l’avait inculqué, demeurant comme pris dans la glace et m’essayant à quelques grognements, me demandant comment je pourrais rapidement disparaître sans attirer l’attention. Mais je remarquai alors que je voulais tout sauf cela, que je n’étais pas resté cloué sur place par peur, mais par amour, par amour pour cette créature, pour ce calme. A ce moment, les enfants ont dû annoncer leur départ comme ils le faisaient chaque fois lorsqu’ils s’éloignaient du rugo, ils ont pris le sentier menant vers les pentes du Bisoke où quelqu’un les attendait déjà, quelqu’un qui avait emmené des gourdins et des machettes, et des cordes, et pendant ce long moment où, fasciné par la présence de ce bouddha, de cet homme des montagnes, je songeais que l’évolution avait eu tort de nous faire descendre des arbres, et que nous aurions mieux fait de rester ce que nous étions si nous avions pu, en contrepartie, regagner ce calme, cette sérénité, cette contemplation dans l’instant et non pas vivre dans cette peur, qui doit aussi avoir saisi les enfants lorsqu’ils se retrouvèrent face aux hommes, êtres au visage éternellement souriant du mal, mauvais parce qu’il masquait sa véritable intention, cherchant à dissiper la crainte des enfants. La fausseté, la duperie, la tromperie, voilà ce que nous avons trouvé lorsque nous nous sommes défaits de notre fourrure et de nos traits grossiers. Le raffinement de notre mimique n’avait qu’un seul but, la dissimulation de nos véritables intentions, le visage avec lequel nous regardions désormais le monde nous regardait aussi, il nous était hostile parce que nous ne pouvions pas l’interpréter. Mais ce singe, là, il savait ce qu’il voulait dire, parce qu’il était le visage, parce qu’il était ce qu’il voyait, et n’était pas séparé de la création, comme l’étaient les meurtriers, comme l’étaient les enfants, comme l’est chacun de nous dans sa solitude.

Nous dûmes bientôt partir, notre demi-heure était écoulée, et pendant que nous redescendions, les hommes assassinèrent les enfants, les six filles et le petit garçon, pendant que j’étais animé par la rencontre avec les sages de la montagne, les hommes firent aux filles ce que les hommes ont toujours fait avec des filles, et lorsque quelques jours plus tard se répandit la nouvelle sur l’état dans lequel les Casques bleus avaient trouvé les enfants, avec des profondes blessures à la tête, des traces pourpres sur le cou laissées par la strangulation, ce ne fut pas seulement la cruauté qui me révolta, ce fut le gant que les meurtriers avaient laissé près des enfants morts, un gant semblable à ceux que portaient les rebelles. Et à partir de ce moment, les discussions ne portèrent plus sur les enfants sauvagement assassinés; la seule question était de savoir si c’était vraiment les cafards ou bien quand même les milices qui avaient voulu faire porter le soupçon sur les cafards et auraient sacrifié six de leurs propres enfants pour pouvoir ensuite les venger avec la mort de soixante ibiytsos.

L’acte disparut derrière le masque de la tromperie, dont personne ne pouvait dire si c’en était une, et la cruauté humaine aurait été supportable, mais non le jeu que l’on avait joué avec les enfants violés, étranglés. Et je me suis souvenu d’une discussion que j’avais eue quelques mois auparavant avec Missland, en mai 1993, le jour où le groupe de travail de la Fédération internationale des droits de l’homme avait publié son rapport. Au plus tard depuis ce moment-là, nous savions tous ce qui se jouait. Que les meurtres à Kibilira et Bugesera n’étaient pas des explosions de violence fortuites, mais qu’ils avaient été organisés en haut lieu.

Extrait de Hundert Tage, Wallstein Verlag, 2008, pp. 138-142.

Traduit de l’allemand par Yves Rosset.
Lukas Bärfuss