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Entretien avec Pierre-Alain Tâche
par Patrick Amstutz

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Patrick Amstutz : Pourquoi la poésie ? Comment s'inscrit-elle dans votre vie ?

Pierre-Alain Tâche : On peut effectivement s'interroger sur l'origine du poème. Je crois qu'il s'agit, à chaque fois, d'approcher quelque chose qui nous échapperait à défaut d'utiliser toutes les ressources, tous les artifices de la langue - et qu'il faut, pour cela, échapper à l'usage ordinaire. Car, il est de fait que la réalité est saisie, le plus souvent, en formules brutales ; l'activité économique ou l'activité politique fournissent des exemples de discours où les nuances n'ont pas tellement cours. Mais il y a aussi l'expérience qu'à partir d'un seul élément du monde, aussi humble soit-il, un caillou, une fleur, une feuille, je puis avoir le sentiment, au prix d'une juste appréhension, d'être relié à l'univers entier.

Ainsi, si la poésie peut me donner accès au monde, m'incombe-t-il de mettre en oeuvre les moyens adéquats pour y parvenir. Et ces moyens, je sais bien que ce ne seront pas ceux de la langue de tous les jours, qui est nécessairement trop explicative, qui voudra donner sens là où il faut laisser ouvert, le plus longtemps possible, qui voudra aboutir à des conclusions alors qu'il n'y a pas de conclusion à tirer, mais uniquement à chercher. Tout le contraire, en somme, de ce que l'on vit dans les domaines où les exigences mêmes de la pensée font craindre le discontinu, le flou, tout ce qui palpite, en quelque sorte, entre les mots.

A partir de ces constats élémentaires, vous ne pouvez tout simplement plus éviter d'avoir une vie engagée à différents niveaux de langage. Et l'expérience fascine.

Comment avez-vous concilié poésie et magistrature ? Le droit repose sur la parole écrite.

Exercer le droit, c'est travailler avec des notions abstraites, mais dont on sait très bien qu'elles recouvrent une multitude de réalités qui ne sont que "résumées" dans un mot. Si vous prenez l'exemple de la "propriété" et que vous vous référez à l'histoire de cette institution, de la Loi des Douze Tables jusqu'à notre Code civil actuel, vous devrez bien constater que le contenu du concept a énormément évolué, à défaut de l'institution elle-même. Ainsi, même dans une science où l'on pourrait croire utiliser des abstractions comparables à des nombres ( pour faire simple ), le vocabulaire, les notions qu'il recouvre, fondent un raisonnement qui n'est précis et fiable qu'en apparence, parce que dans ce domaine aussi le mot - mais de manière sans doute plus insidieuse - renvoie à un contenu qui, malgré tout, par définition, reste toujours à déterminer.

L'illusion est ici conceptuelle ; elle postule l'existence d'un système qui permettrait de raisonner, de penser, avec un peu plus de sécurité. Mais, il n'en est rien. Car il est d'emblée clair que la loi n'épuise jamais la complexité de la réalité. Dans cette perspective, on pourrait dire que les codifications rassurent, tout simplement. Il reste tout de même qu'en appliquant des règles, avec conscience et méthode, on doit pouvoir escompter échapper à l'indéfini, à l'indéterminé. Mais autant dire que j'aurai rarement éprouvé un tel sentiment.

La codification n'est-elle pas un nécessaire ciment social ?

Oui, mais cette fonction ne lui suffit pas. Il faut aussi qu'elle réalise un compromis sans lequel la loi n'est qu'une forme de violence. Ce que je déplorerais, expérience faite, c'est la rigidité que le justiciable impute à la loi qu'il voit gravée dans le marbre, une fois pour toutes. Or - et vous l'aurez déjà compris - les textes légaux ont une vie propre. La compréhension que l'on en a évolue. Et, lorsqu'on finit par en changer, c'est que l'écart entre le cadre juridique, son interprétation, et la réalité est tel que l'on est bien obligé de repenser l'institution. Parce que le "ciment social", comme vous dites, est fissuré. Le législateur est alors obligé de reconstruire. Et c'est bien ainsi. La récente évolution du droit du divorce en serait une illustration ( et même si la nouvelle loi fait, déjà, l'objet de critiques ).

Le poète, lui, vous le savez bien, est voué aux constantes nuances, aux hésitations, aux hypothèses. Il ne peut, à mon sens, avoir l'ambition de codifier.

Les juristes ne redistribueraient donc pas cette vision plus nuancée des choses sur leur propre application de la loi ou en tout cas sur leur interprétation du système ?

Le mouvement qui va d'un usage de la langue à un autre met en évidence ce qui oppose le collectif et le conceptuel à l'individuel et à l'indéterminé. Nul n'échappe à cette dualité.

Le juriste, au travers de son usage quotidien de la langue et de ses expériences personnelles, modifie sa perception de la loi. Avec cette conséquence - humaine, trop humaine - que cette dernière ne sera pas appliquée de la même manière par des individus différents, dans des contextes ou à des époques qui ne sont jamais entièrement comparables. Le justiciable n'en a cure, qui voudrait une pratique uniforme. Je peux le comprendre, mais, à y bien réfléchir, je préfère faire confiance à l'individu. Parce que je crois que la part de la subjectivité est nécessaire tout autant qu'inévitable - et qu'elle peut même être créative et féconde.

Un exemple ?

Eh bien, qu'est-ce qu'une "escroquerie" ? Qu'est-ce que "faire preuve d'astuce" ?

Cette qualification juridique, cette notion subjective, qui en est un élément constitutif, sont susceptibles d'une part d'interprétation personnelle. Comment dire ? En appréciant une situation donnée, concrète, vous précisez les contours d'une qualification juridique. Et il vous arrive même, ce faisant, d'ouvrir de petites brèches, de modifier ou d'accroître, si peu que ce soit, la compréhension d'un type particulier d'infraction ( qui n'est pas donnée une fois pour toutes ). Mais il faut, pour cela, trouver des critères qui soient aussi généraux que possible, essayer, à chaque fois, de contenir une pluralité potentielle dans le petit noyau de réflexion du cas d'espèce.

Et c'est manière encore de se souvenir que la réalité est aussi imprévisible qu'inépuisable ; et que vous n'avez pas le monopole de l'interprétation. Il n'est d'ailleurs pas nécessaire, ni même souhaitable, de vous impliquer trop personnellement dans ce genre d'exercice. Votre opinion, votre perception sociale ou politique ne vous autorise pas à réformer vous-même l'institution au mépris du texte légal. Vous avez, là encore, un devoir de réserve.

Sans quoi le juge aurait pouvoir de démolir les structures, de rendre sinon floues, du moins difficiles à utiliser, des notions qui font l'objet d'un consensus ; il trahirait ainsi la loi qu'il a promis de servir. Et ce n'est ni ce qu'attend, ni ce que demande le corps social.
Pour en revenir à la question de la langue, je dirais que le magistrat n'a pas à se réaliser lui-même, à travers elle, dans l'exercice de sa charge - car ce serait oublier qu'il est au service de la société.

Mais cette difficulté dont vous parlez pour vous-même, n'est-ce pas aussi une force ?

On peut le voir ainsi.

Disons que la conscience d'une telle difficulté impose d'aménager l'articulation de deux types de langage et d'écriture, qui ne visent pas à la même efficacité. La pratique de la poésie réalise une visée personnelle que contrarie une pensée devant respecter des règles collectives. Il aura fallu s'accommoder d'une telle dichotomie. Mais cela ne va pas sans mal. D'où - pour une part - ma décision de résigner ma charge, ayant constaté que je n'accepte plus de passer le plus clair de ma vie à m'abstraire continuellement de ce que je fais pour ne pas refouler ce que je suis.

Il reste - et cela n'a rien de paradoxal - que si je n'avais pas pratiqué la poésie, je n'aurais probablement pas eu la force d'exercer mon métier de juge. Je crois, en effet, qu'elle a garanti une certaine fraîcheur d'esprit. En tous les cas, les livres à écrire ne m'auront pas dispensé de m'impliquer entièrement dans mon activité judiciaire - non sans y trouver de grandes satisfactions. C'eût été, sans cela, courir le risque d'être divisé.

A l'inverse, par rapport à cette articulation, est-ce qu'il ne peut pas y avoir une déperdition, un manque, dans le fait de "n'être que poète" ?

Oui, c'est effectivement l'hypothèse qui, très tôt, m'a guidé. Je n'ai jamais eu le sentiment, même adolescent, que l'expérience d'un Gustave Roud, par exemple, que j'admirais pourtant, était, de ce point de vue-là, enviable ou susceptible d'orienter ma propre vie. Je ne suis jamais parvenu à considérer qu'entrer en poésie en choisissant de s'y consacrer entièrement ( mais était-ce vraiment un choix, en ce qui le concerne ? ) puisse constituer la meilleure solution. Je ne néglige pas ce que l'on peut en attendre : un accord plus profond, une plus grande densité, peut-être. Mais à quel prix ? On court alors le risque de se couper de la société, de fuir les problèmes du temps. Et j'étais, je suis encore quelqu'un qui tient à vivre pleinement son époque. Je ne voulais pas être "différent" ou "séparé".

On s'étonnera peut-être de voir qu'il vous arrive de publier plusieurs livres en l'espace de quelques mois. Mais il me semble que cela relève d'abord d'un hasard éditorial, tant il s'agit d'exercices complètement différents, dans leur écriture même, et qui paraissent indépendants et probablement menés pendant longtemps plus ou moins parallèlement.

Absolument ! Et il me paraît important de le relever ; car il est impossible, si l'on n'en tient pas compte, d'avoir une vision claire de mon projet d'écriture.

Au demeurant, la question posée par une telle diffraction est celle de l'architecture de l'oeuvre. J'ai la prétention de ne pas avoir à me cantonner dans un seul mode ou un seul ton, ce qui, je le concède volontiers, peut surprendre de la part d'un poète. La diversité s'impose à moi d'autant plus que je ne crois pas que l'on puisse, à chaque génération, révolutionner un genre littéraire, ni même inventer une forme nouvelle. Le discours de la modernité, dans cette mesure, m'est étranger.

Je ne pense pas non plus que l'œuvre doive absolument tendre à une unité de ton. Car l'unité se reconstruit ailleurs, au-delà et par pans entiers, sur le plan thématique, d'une part, et formel, d'autre part. D'où des recueils qui, depuis longtemps, ne craignent pas d'explorer des structures ou des mètres différents. Je voudrais ainsi qu'on les lise comme les facettes d'une approche globale, soucieuse de laisser ouvert le champ du regard et de l'esprit - et vous l'avez, d'ailleurs, parfaitement compris !

Tout se passe, au fond, comme si je refusais de choisir, de peur de passer à côté de l'essentiel. Le "mystère" que ne cesse de cerner toute poésie ne se laisse pas enfermer, à mon avis, dans un modèle unique. Tout se passe comme s'il fallait lui donner, en quelque sorte, plusieurs chances.

Pour en venir à l'un de vos derniers recueils, "Reliques" est un titre qui m'a beaucoup surpris. En raison de la connotation qui pourrait aujourd'hui être dépréciative.

Oui, je comprends. Précisons d'abord que le titre doit être pris dans son sens étymologique: "ce qui reste". Mais, s'agissant de l'Italie, c'est plus que ce qui reste dans le souvenir, c'est aussi ce qui reste au travers de l'Histoire : comme un parfum du temps. Ce titre me semble, en réalité, permettre d'instaurer comme une légère distance vis-à-vis de ce qui a été vu, vécu. C'est dans cet espace, dans cette marge, qu'a pu naître le poème.

La dernière partie de Reliques se réfère explicitement à un livre paru il y a treize ans, Le Dit d'Orta . Est-ce que le fait de reparler d'un lieu sur lequel vous vous êtes déjà exprimé n'est pas aussi une manière de souligner que l'on écrit finalement sur les mêmes choses ? Mais que l'on écrit différemment parce que l'équilibre entre le temps de la parole et le temps qui passe sur le poète est différent ?

Le Dit d'Orta, voyez-vous, était une expérience particulière, puisqu'elle a été dictée par des circonstances liées à la disparition des éditions Bertil Galland. Ce dernier avait invité tous ses auteurs à Orta, où il nous a appris qu'il allait cesser son activité dans ce domaine. Probablement que ce jour-là nous sommes plusieurs à avoir pris conscience de ce que nous garderions avec ce très beau lieu, une relation d'autant plus forte que l'amitié s'y était exprimée dans un contexte émotionnel particulièrement fort. Le travail poétique lié à cette circonstance est à l'origine du Dit d'Orta - sans d'ailleurs qu'il ait fallu de nombreux autres séjours sur place pour lui permettre d'aboutir.

Une fois le livre publié, je suis retourné là-bas comme libéré d'un poids. Et, tout naturellement, je n'ai pas retrouvé une part de ce que mon imaginaire avait engrangé. Je me suis alors aperçu que l'émotion l'avait parfois emporté sur l'exactitude de la saisie. Dans un telle situation, la réalité vous rattrape d'un seul coup. Mais il n'est plus question de corriger le poème. Car si vous vous y risquez, la première saisie sera, au mieux, altérée et, au pire, perdue. Il n'y a donc pas d'autre solution que de recommencer, en partant peut-être des mêmes matériaux, mais en les agençant alors d'une autre manière, puisqu'il s'agit de rendre lisibles des différences manifestes.

Bien qu'il ne s'agisse pas de redites ou de répétitions, vous appelez ces propos des "repentirs". Ne doit-on donc pas comprendre ce terme dans le sens du "repentir" du peintre ?

Oui, tout à fait. Cela n'a rien à voir, bien sûr, avec je ne sais quelle attitude morale. C'est une reprise, si ce n'est que je ne retouche pas le même texte ( le même tableau ), mais que je retravaille la même image ou que je lui substitue une autre.

A propos des différentes formes d'écriture dont on parlait tout à l'heure, ne craignez-vous pas que l'on vous soupçonne, même si vous restez fidèle au genre poétique, de "polygraphie" ? C'est-à-dire, pour beaucoup, disons-le, d'une certaine légèreté ?

Je pense qu'aujourd'hui la "polygraphie" dont vous parlez est quasiment inévitable. A mon sens, ce n'est pas une faiblesse ; c'est, tout au plus, un risque pris, mais qui constitue également une formidable ouverture. Cela dit, je ne voudrais surtout pas que l'on me soupçonne de privilégier les jeux un peu vains, de créer artificiellement des concordances.

Bien sûr, d'autant plus que cette "polygraphie" dont je parle relève plus simplement d'une très naturelle polysémie : en nous parlent des discours différents.

Exactement, et vous les portez en vous, sans que cela procède d'un choix délibéré. Il s'agira de faire avec. Bien entendu, il ne faut pas exacerber cette naturelle polysémie au risque de l'affectation. Une pratique polygraphique doit absolument tenir compte de cela.

Il reste qu'il y a quand même un problème d'adéquation au sujet ou même au but que l'on s'assigne. ( Peut-on enfermer le souffle, la grandeur de certains paysages dans quatre vers résolument minimalistes ? ) Des discours différents sont nécessaires. Ils valent mieux, en tous les cas, qu'une unité réductrice et trompeuse. Car le but ultime est de tenter, de réussir, si possible, la saisie de ce qui se consume au coeur de l'instant, à savoir la vie même, la beauté, ce qui nous dépasse et jusqu'à l'imminence de la mort. Il n'y a pas, pour moi, d'autre justification pour l'écriture. Il existe, en revanche, plusieurs manières ( et, partant, plusieurs possibilités ) d'accéder au foyer que j'ai dit. Il me paraît donc légitime de chercher, à chaque fois, le meilleur accès à ce qui autrement ne se dévoilera pas.

Et le lecteur restera de toute manière seul juge du résultat !

On risque toujours de répéter des formules qui n'ont plus rien à voir avec l'être que l'on est au moment de l'écriture; de produire des tics de langage qui ne correspondent plus à une nécessité. Est-ce que ces différents moyens d'écriture, ces différents angles d'attaque, ne constituent pas aussi pour vous un moyen de conjurer ce danger ?

Oui, ce que vous dites est très important. Il est nécessaire, pour cette raison, d'entretenir un outil souple et performant, qui soit adapté à la diversité des situations, de varier les mètres, le vocabulaire, les images mêmes, pour ne pas retomber dans certaines ornières. Il en va d'une hygiène de l'écriture. Cela dit, une telle pratique peut conduire à des expériences tout à fait curieuses. Dans L'Etat des lieux, par exemple, deux poèmes "marseillais" sont explicitement indiqués comme constituant des variantes. En fait, il s'agit de quelque chose de plus troublant : à propos d'un même instant, d'un même événement, j'avais écrit le premier poème ; un an après, ayant manifestement oublié son existence, j'ai rédigé le second. En toute innocence. Et vous constaterez, dans le jeu des images, que c'est pourtant bien du même tonneau ! Même s'il n'y a pas d'écart significatif entre ces deux états, on ne saurait les confondre. Et le simple fait qu'ils existent confirme ce que vous supposiez : si l'on veut éviter la répétition ou ( pire ) les tics de langage, il faut travailler à garder l'instrument capable de variations comme instinctives.

Pour cela, multiplier les saisies, ne pas craindre le croquis. Car réussir un croquis, c'est oser le geste le plus juste possible, dans l'instant même et sur le motif. Ensuite, peut-être, pourrez-vous approfondir, prolonger, revisiter. Mais l'action décisive est tout entière contenue dans ce mouvement premier qui, s'il est raté, compromet à jamais la relation que vous aurez, désormais, à ce que vous vouliez dire. Parce que la saisie est irréversible.

Le titre de votre dernier recueil intitulé L'Etat des lieux résonne aussi comme un bilan, et ce recueil précède justement deux volumes en poche, qui regroupent chacun un ensemble de trois recueils réédités pour la circonstance, mais préfacés, corrigés et augmentés. Le temps d'un bilan est-il venu ? Vous semble-t-il nécessaire ? Comment envisagez-vous cette étape de votre marche créatrice ?

Un état des lieux relève plus d'un inventaire que d'un bilan. J'écris ce que j'ai vu, ce que j'ai vécu. Tant mieux s'il se dégage d'un ensemble de textes ce que l'on eut appelé - ailleurs et autrefois - une "vision du monde" ; mais j'estime n'avoir pas à la formuler en tant que telle. Le poème n'est pas fait pour penser le monde. La saisie, une fois encore, lui suffit - mais j'admets volontiers qu'il puisse fournir les éléments d'une réflexion qui resterait à formuler ( et que je n'exclus nullement ).

L'expérience de la réédition est d'une autre nature. Elle permet de reprendre un moment de l'œuvre et de manifester ( du moins est-ce là l'espoir ! ) l'unité d'un segment. La distance temporelle ajuste la vue. Elle n'autorise pas pour autant à corriger l'image donnée aux premiers lecteurs - car ce serait, à mon avis, tricher et remettre en cause l'opportunité même de la publication. Elle permet uniquement quelques ajustements, des "repentirs", très précisément, et, d'un point de vue formel, certains gommages que le temps aura rendus comme indispensables. Et puis, une nouvelle édition - qu'elle s'accompagne ou non d'un regroupement de recueils - favorise une saisie critique, qui dégage ( pour les mettre en perspective ) les enjeux des livres concernés ou, plus généralement, ceux de la démarche tout entière. Dans cette perspective, les préfaces données aux deux livres de poche dont vous parlez auront été, pour moi, d'une importance décisive, qui ont fait office de vérification, pour moi-même, et, pour les autres, de mise en évidence, de manifestation d'une certaine cohérence.

Cela dit, je suis à l'âge où il devient difficile de ne pas faire de bilans. Encore que ce soit manière de se retourner sur le passé, alors qu'il y a encore tant de choses à faire. Je tente donc, prioritairement, de maintenir l'élan, de mettre de l'ordre dans mes notes, dans mes projets, de poursuivre, de prolonger plutôt que de risquer des comptes prématurés ! Mon désengagement professionnel - autant dire ma liberté retrouvée - m'y autorise ; et c'est une source quotidienne de satisfactions. Comme si, face à l'écriture, j'avais enfin pleine capacité, voire même une responsabilité comme accrue.

"La poésie est partout où l'on veut bien qu'elle soit", dites-vous. La sensualité de certains de vos textes laisse à penser que vous n'avez pas tout dit, pour ce qui concerne votre oeuvre, sur le plan d'Eros : y a-t-il de ce côté des poèmes que vous gardez en votre secret jardin ?

Peut-être faut-il d'abord préciser ce que recouvre la formule que vous citez. J'entends exprimer l'idée que nous n'avons pas à trier la réalité, dont une part serait, par hypothèse, susceptible d'être prise en charge par la poésie, alors que l'autre ne le serait pas. Il y a partout et en tout, selon les circonstances et les humeurs, de la poésie possible !

Mais venons-en à votre question, qui est très perspicace ! Dans la part publiée de mon travail, l'érotisme est en quelque sorte dévolu à la figure d'Hélène ( celle du Jouve de Matière céleste et Dans les années profondes ). Et je suis bien sûr conscient de la double transposition que cela implique, qui m'aura permis, jusqu'ici ( et sans doute autant par pudeur que parce que je ne me sens pas autorisé à disposer d'autrui, par poèmes interposés ) de réserver, en quelque sorte, un pan de l'oeuvre qu'il n'est cependant pas question d'occulter. Les suites dédiées à celle que j'aime relèvent, le plus souvent, d'occasions ou de situations particulières, qui nous appartiennent en propre - et je doute qu'elles présentent, à ce titre, un intérêt suffisant. Comme il n'y a rien à cacher, elles paraîtront peut-être un jour ; mais nous sommes d'accord pour considérer que rien ne presse.

Que souhaitez-vous qu'il advienne de la part critique et réflexive de votre travail ?

Je songe à rassembler en un volume les textes que j'ai consacré à la poésie au gré de sollicitations diverses. Il faudra sans doute boucher des trous, compléter - et peut-être même infléchir certains propos ou, du moins, les situer dans le contexte de leur époque. C'est un gros travail - et j'entends, dans l'immédiat, privilégier le poème !

Je n'exclus pas non plus de regrouper certains essais critiques concernant les oeuvres qui m'auront, au fil des ans, retenu. Ce serait une manière de témoigner des reconnaissances et des affinités qui ont contribué à me façonner. Pour un portrait en creux qui reste, ici encore, à préciser - ce qui implique d'avoir à relire beaucoup.

Et il ne faudrait pas oublier les peintres !

A dessein, dans mes textes vous concernant, c'est-à-dire pour vous insérer plus largement et pleinement dans la poésie française en général, je n'ai pas parlé de Roud. Aujourd'hui, puisque les Français le (re)lisent, dites-nous la part de son influence sur votre travail...

Je voudrais dire, tout d'abord, que je me réjouis pleinement de l'adhésion que l'oeuvre de Gustave Roud paraît enfin rencontrer outre-Jura. Elle y débarque à son heure et sans n'avoir rien perdu de son étrange pouvoir de fascination - et plus forte, sans doute, d'être comme hors d'atteinte.

Une influence ? Sans doute - mais laquelle ? Il s'agirait, dans un premier temps, d'un modèle que la beauté de l'oeuvre et sa proximité rendaient comme obsédant. Mais je n'ai jamais eu la présomption de me croire capable ne fut-ce que de l'imiter. Et si j'ai fait, comme tant d'autres, la "traversée", jusqu'à Carrouge, c'est autant pour rencontrer le poète dont les textes étaient en passe de me submerger, que pour me faire rassurer sur mes propres essais par cet homme dont la bienveillance et, surtout, la patience pouvaient sembler infinies.

Et puis, il y aurait sans doute la prise de conscience, plus tardive, du véritable enjeu de sa parole ( mais sans avoir à assumer sa "différence" ), d'une dimension à prendre en compte, propre à la poésie, d'une quête de l'être à poursuivre dans un temps désormais différent du sien - préservé, certes, mais à quel prix ? Et l'attitude qui en résulte, dont je dirais qu'elle consiste à se tourner vers ce qui est, avec consentement, ce par quoi j'entends sans volonté de nommer à tout prix, de faire sens, dans l'espoir d'apprivoiser la présence. La conscience, enfin, d'une précarité du regard, d'une difficulté à rejoindre, peut-être insurmontable, dont il reste à dire que j'aurai fait en sorte qu'elles n'interdisent pas l'élan et, parfois même, la célébration.

Vous sentez-vous plus sensible à la musique ou à la peinture ? Quelle différence de rapport, s'il y en a, entretenez-vous avec ces deux arts ?

"Sans musique, la vie est une erreur". On connaît ce mot de Nietzsche. Il me convient, tant est vitale, essentielle, cette part de chant, universelle, parce que délivrée du verbe. Je ne conçois pas en conséquence que le poème puisse renoncer à chanter, tout en sachant pertinemment que ce chant-là n'est, au mieux, qu'un ersatz du chant. Il ne m'appartient pas d'établir une hiérarchie. D'ailleurs, d'autres s'en sont chargés avant moi. Mais, depuis que Jean-Marie Auberson m'a appris à aimer la musique non plus intellectuellement, mais comme une expérience vitale immédiate, qui nous modifie, comme une nourriture aussi indispensable au corps que l'eau ou le pain ( et j'ai entendu dire que Janácek enseignait la même chose ), la musique occupe, pour moi, une place à part en raison de l'importance qu'elle a pris dans ma vie. Au point, effectivement, que je ne saurais concevoir cette dernière sans elle. Elle m'agite ; elle me comble ; elle m'émeut. D'une manière imprévisible - et qui, s'agissant d'une même oeuvre, peut varier fortement d'une interprétation à l'autre. Je crois que je lui suis, en particulier, reconnaissant de m'offrir des évidences qui ne se paient pas de mots. Et d'ailleurs, en trouverait-on pour retraduire ce qu'exprime le premier andante venu d'un concerto pour piano de Mozart ou la danse sacrale qui clôt Le sacre du printemps ?

J'ai choisi ce dernier exemple à dessein, car il nous reconduit naturellement à l'image - en l'occurrence, celle du sacrifice - et à l'emprise qu'elle a sur nous. Mais, elle propose souvent plus qu'elle ne s'impose. Je veux suggérer, par là, qu'elle est perçue comme un seuil et qu'elle se reconstruit dans ce qui s'apparente à un vocabulaire. Elle associe, elle résonne dans un chant où le mot retrouve sens, grâce à elle, permettant ainsi un véritable dialogue avec le visible en suppléant à la carence des mots. Indispensable, donc, elle aussi, inséparable du projet et de l'acte d'écrire. Et s'il arrive qu'elle vous englobe d'un seul coup - ainsi des grandes toiles de Rothko -, c'est une autre dimension, encore, qui surgit devant vous - pour ne pas dire qu'elle s'ouvre sous vos pas. ( Mais peut-être, alors, est-ce une autre forme de musique ? )

Avec la pratique de la poésie depuis de nombreuses années, pourriez-vous préciser les changements qui se sont faits en vous dans ce moment crucial du passage entre la perception d'un lieu et l'écriture ?

Je serais bien en peine de dire s'il y a eu, au fil des années, un changement d'attitude face au lieu. L'attention que je lui porte est restée la même. Tout au plus, la multiplication des rencontres aura-t-elle densifié le réseau des signes lisibles et, par voie de conséquence, accru ou, du moins, facilité la perception. Mais je n'en suis même pas certain. Je voudrais, en tous les cas, que subsiste, dans l'instant où je le rejoins, la même disponibilité qu'autrefois ; et que l'accès ne se trouve pas obstrué par ce qu'il faudrait assimiler à un savoir. Car, je me refuse à penser le lieu, et même à le vivre autrement que comme expérience d'un réel fragmenté. Je ne le recherche pas : c'est lui qui vient à ma rencontre et qui me trouve. Et c'est à partir de là que le travail commence, qui peut prendre des années et relever d'une lente macération inconsciente ; et que l'écriture intervient. Elle est l'instrument d'une recherche - même si la poésie ne prétend pas trouver, ni même dire la vérité du lieu. Le poème, dans la meilleure hypothèse, traduira l'incandescence de la rencontre ; et ses imprévisibles retombées dans la nuit de l'esprit !

Mais il en va ainsi - bien entendu - non seulement du lieu, mais, d'une manière générale, de tout ce qui participe de l'être ( et nous requiert plus ou moins obscurément ).

Aujourd'hui, quels sont les auteurs qui vous nourrissent le plus ? Que lisez-vous ?

Je n'ai guère de goût pour le roman. Je m'y ennuie souvent ( sans doute parce que je n'ai pas su choisir, car je ne doute pas qu'il y ait d'excellents romanciers ). Ma préférence va toujours et encore à la poésie. Je viens de terminer Le noir de l'été - qui est peut-être l'un des meilleurs recueils de Pierre Chappuis - et je vais me plonger dans l'anthologie des poètes d'expression française du XXe siècle choisis par Philippe Jaccottet ( Une constellation, tout près ). Je compte bien retourner à la poésie de Jouve et de Follain !

Et j'éprouve le profond besoin de lire des essais. J'ai peiné, récemment, sur les Constellations d'Alessandro Baricco. Pour mon plus grand profit, cependant. Je vais enfin trouver le temps de lire L'invention de la liberté de Jean Starobinski et Le modèle italien de Fernand Braudel. Vous voyez que j'ai du pain sur la planche : il y a beaucoup de lacunes à combler. Même s'il n'est pas nécessaire, à mon avis, d'avoir tout lu pour écrire !

Page créée le 16.01.03
Dernière mise à jour le 19.02.03

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