Entretien avec Anne Perrier
par Mathilde Vischer
Février 2001

Anne Perrier a reçu, le 28 mars dernier le Grand Prix de littérature française hors de France de l’Académie Royale de Belgique qui marque la reconnaissance de l’ensemble de son oeuvre dans les lettres francophones.

Maîtresse de l’épure, poète aux valeurs spirituelles universelles, Anne Perrier incarne avec la plus grande authenticité les qualités qui se dégagent de sa poésie : la profondeur et la simplicité.

Nous avons eu la chance de rencontrer celle pour qui écrire semble aussi naturel qu’entendre ou regarder

 

N’avez-vous toujours écrit que de la poésie ?

En effet, c’est la poésie qui s’est imposée d’emblée, très tôt, dès que j’ai fait sa découverte au cours de ma scolarité. Je n’ai jamais été tentée par le roman ou la nouvelle. J’ai pourtant écrit (tout de même en vers libres !), sous le titre Le Conte d’été, le texte d’un spectacle inspiré d’un conte méditerranéen (dans sa version portugaise), sur lequel le compositeur Bernard Reichel a écrit une très belle musique. Le tout a été donné au théâtre de Vidy en 1976 en version de concert, et enregistré à Radio-Lausanne, avec l’OCL. Il a passé à deux reprises sur France-Musiques.

Vous dites, dans un entretien réalisé par Marion Graf en décembre 1996, que vous n’avez pas voulu faire de critique littéraire, comme si une trop grande lucidité par rapport à l’oeuvre d’autres poètes risquait de mettre en danger votre propre travail poétique, qui doit garder sa part d’obscurité. N’avez-vous jamais été tentée par un travail réflexif, sur les oeuvres d’autres poètes et sur votre propre oeuvre poétique ?

Non, je n’ai jamais été tentée par ce genre de travail (sauf à de rares occasions), je ne me sens pas faite pour cela. Je n’ai guère (ou pas suffisamment) l’esprit analytique. Du moins, je ne l’ai pas cultivé, par manque d’attirance, mais peut-être aussi pour laisser toute la place à l’écoute de ma propre voix. J’ai eu besoin de beaucoup de silence. A certains moments, même lire d’autres poètes me dérange.

De quelle manière percevez-vous ce qui s’écrit sur votre oeuvre ?

Cela m’intéresse et me fait souvent plaisir, mais je l’oublie très vite. Cet accueil est nécessaire –la poésie s’adresse à d’autres, et s’il n’y avait aucun écho, cela serait difficile à certains moments– même si au fond cela n’influence pas ce que j’écris par la suite.

L’enfance et l’enfant sont présents dans votre oeuvre. Votre propre enfance vous a-t-elle beaucoup marquée, dans quelle mesure a-t-elle déterminé votre rapport aux mots ?

C’est vrai que l’enfance occupe une place de choix dans mon oeuvre. Mais, me semble-t-il, moins comme une nostalgie du passé que comme un point lumineux, une source qui est en avant de moi : l’esprit d’enfance plutôt que la condition d’enfance. A-t-elle joué un rôle dans mon “rapport aux mots” ? Très certainement. Mais je laisse à la critique le souci de suivre ce fil à travers mes livres.

Vous avez dû choisir, à un moment de votre vie, entre la musique et la poésie. Qu’est-ce qui vous a poussée à choisir les mots ? Quelle est l’importance de la musique dans votre travail poétique ?

Ai-je choisi ? C’est la poésie qui a choisi. Peut-être aussi que je n’étais pas vraiment douée pour la musique, pour en jouer ou (encore moins !) pour en écrire. Mais elle n’a jamais cessé de m’accompagner, de m’habiter. Quelqu’un m’a dit très récemment que j’avais “rendu à la poésie de langue française la musicalité que l’usage du vers libre lui avait fait perdre”. Est-ce vrai ? Voilà où serait alors passée la musique, comme naturellement, presque à mon insu. Il est vrai que j’essaie peut-être de recréer une musique du vers qui allait de soi avec l’alexandrin.

Quels ont été vos liens aux poètes de votre génération, au moment où vous étiez proche des collaborateurs des revues Rencontre puis Poésie ?

De beaux liens d’amitié se sont noués en Suisse romande à ce moment-là. Nous brûlions tous du même feu. La poésie nous attirait, nous fascinait. Nous regardions encore beaucoup vers la France et ses poètes d’alors, mais ici il y avait eu Ramuz, tout proche encore, et il y avait Gustave Roud. Il était comme un phare pour beaucoup d’entre nous. Nous nous sentions en “terre de poésie”, ici-même. C’était une période où il n’y avait pas de rivalités. J’ai gardé des liens avec certains amis pendant longtemps. Je me souviens que Hermann Hauser, directeur des éditions de La Baconnière où travaillait alors mon mari, avait organisé à cette époque une rencontre poétique avec des auteurs français, et cela avait été l’occasion pour nous de rencontrer plusieurs poètes dont nous lisions les oeuvres depuis longtemps, comme Pierre Emmanuel, Jean Cayrol ou Alain Borne.

La découverte des surréalistes a été importante pour vous, notamment par l’ouverture des frontières formelles que leur écriture a réalisée. Toutefois, votre poésie est très éloignée de leur pratique de l’image. Quel est votre rapport à l’image poétique ?

Oui, les surréalistes ont le mérite d’avoir fait sauter les limites de la prosodie traditionnelle, et d’avoir ouvert à la poésie l’espace attirant de la liberté. Attirant et dangereux en même temps. Laisser la bride sur le cou aux mots, aux images, était le risque auquel il fallait prendre garde. Mon rapport à l’image dans ces nouvelles perspectives ? Cela a toujours été, me semble-t-il, un rapport heureux (à la différence peut-être de Philippe Jaccottet, qui s’est davantage méfié des images !). Les pensées, les sentiments, tout ce que je sentais bouillonner en moi d’une façon confuse venait tout simplement s’incarner dans l’image. Je crois que la poésie vit de cette incarnation. Mais ce qui est sûr également, c’est qu’il ne faut pas se laisser entraîner par l’image, et rester constamment vigilant. D’une manière pourtant très souple : parfois les rôles s’inversent et c’est l’image qui vient la première, alors il faut la suivre, lui faire confiance et voir où elle va nous mener. Je me souviens que l’un de mes poèmes m’est venu en faisant la file à la poste : une image m’a surprise tout à coup, sans idée préalable, et je l’ai suivie. La poésie sans l’image, pour moi, n’est pas suffisante. Je vois les poèmes en moi comme je ne les vois jamais sur le papier. Même mon écriture me dérange, j’ai l’impression de ne pas voir ce que j’écris, alors je tape mes poèmes à la machine.

Vous voyez les poèmes avant même de les écrire ?

Oui, le poème se fait toujours à l’intérieur, et même si je retravaille, cela se fait “dans ma tête”. Il y a des poèmes que j’ai beaucoup travaillés, mais toujours à l’intérieur. C’est ainsi que je les entends et que je les vois en même temps. Cela vient peut-être en partie du fait que j’ai commencé à écrire assez tôt, chez mes parents, et comme on ne me prenait pas très au sérieux, je me cachais, je ne voulais pas qu’on me voie écrire et j’intériorisais alors mes poèmes.

Vous avez beaucoup voyagé en Europe, notamment en Grèce et en Crète. Certains de ces lieux ont-ils marqué votre écriture (même de manière “souterraine”) ?

Oui, certainement. La Grèce, et particulièrement la Crète, leur histoire, leur végétation ont marqué mon écriture. Et aussi l’Afrique du Nord et les abords du désert. Et je crois que le côté “souterrain” a joué un rôle important : le désir très fort, très essentiel et constant d’une lumière, d’une certaine qualité de lumière surtout, que je n’ai rencontrée que dans ces pays du sud, un éblouissement, une transparence. Une sorte de “spiritualisation” de la lumière.

Entre les recueils Feu les oiseaux et Le Livre d’Ophélie, sept ans se sont écoulés, durant lesquels vous n’avez rien publié. Avez-vous tout de même écrit pendant cette période ? Comment vivez-vous les moments où l’écriture vous “résiste” ?

Non, je n’ai rien écrit, ou pas grand-chose, pendant cette période. Mais je n’ai jamais l’impression que l’écriture me “résiste”. Je me sens simplement comme un arbre qui donne ses fruits quand le temps nécessaire à leur maturité est écoulé. Certains ont mûri rapidement, d’autres beaucoup plus lentement, et l’on n’y peut rien. Je me laisse faire. Il n’y a ni peur, ni combat. C’est peut-être la part la plus singulière de mon expérience poétique.

Le poème est-il, pour vous, une réponse possible à la révolte (à l’égard de la souffrance, de l’injustice ou de la mort) ?

Je ne pense pas que le poème soit une réponse. Peut-être, dans le meilleur des cas (et si cela ne paraît pas un peu prétentieux) : une rose qui aurait perdu ses épines.

Votre poésie met souvent en contraste des images de plénitude, de paix, et de douleur, de solitude ou de révolte. Est-ce que le poème, qui peut réunir les contraires avec harmonie, permet une réconciliation entre des contrastes qui, dans la vie, semblent inacceptables ?

Peut-être qu’en poésie, “le temps est mort”, comme dit le titre d’un de mes livres. Ou peut-être que tout est transporté dans un temps autre, qui serait comme une anticipation de l’éternité, où l’heureux et le douloureux ont perdu leur caractère antinomique.

L’écriture du poème, notamment à travers la recherche d’une pureté et d’un dépouillement toujours plus grands, permet-elle d’accéder à un certain détachement à l’égard de la réalité, à une plus grande acceptation du monde tel qu’il est ?

Non, je crois qu’aucun poème ne peut avoir pour effet sur son auteur (sinon très passager, juste une halte) de guérir une blessure, de mener à un détachement ou une acceptation d’une réalité qui fait mal. Je me souviens de ces vers écrits il y a longtemps déjà, et qui restent si vrais :

S’il est au monde une souffrance
Je suis en elle

Or le monde d’aujourd’hui, dont nous connaissons bien mieux qu’alors les multiples souffrances, ne peut que nous rendre plus proches et plus solidaires encore. Mais le fait de pouvoir extérioriser et partager cette souffrance est en effet quelque chose que la poésie peut apporter.

Est-ce que l’évolution de votre travail poétique (et de votre perception de la poésie en général) s’est faite en lien direct avec un cheminement spirituel ? Cette double quête se trace-t-elle comme un unique “chemin initiatique” ?

Il est certain que le cheminement spirituel a joué un rôle majeur dans l’évolution de ma poésie, même si j’ai le sentiment que c’est dans l’ombre et sans une participation ou une volonté consciente de ma part. Mais je ne parlerais pas de “chemin initiatique” (un terme qui peut être mal compris). Je dirais que la poésie, comme une éponge, a été imbibée de ce que je vivais intérieurement.

Est-ce que votre conversion au catholicisme a été une ouverture permettant une liberté plus grande dans le travail poétique également ?

Oui, certainement. J’ai eu l’impression de rejoindre un monde où la poésie, telle que je l’aimais, telle que je la portais en moi, était enfin chez elle. Dans la sensibilité catholique, je crois qu’il y a quelque chose de beaucoup plus dilaté, de plus ouvert que dans la sensibilité de Calvin. Peut-être que cela est également lié au fait que ma mère était alsacienne, d’une ascendance catholique.

De quelle manière votre lecture des mystiques (je pense notamment à Jean de La Croix, Thérèse d’Avila, St-François d’Assise) a-t-elle nourri votre travail poétique ?

Je ne saurais le dire. Elle m’a nourrie d’une manière très obscure sans doute, qui m’est restée cachée à moi-même, et que je ne pourrais définir.

Est-ce la foi qui aide l’écriture ou l’écriture qui nourrit la foi (ou les deux à la fois) ?

On peut penser que ce sont là les deux béquilles de l’âme. Moi, je dirais plutôt : les deux flambeaux.

Certains poètes, de langue française ou d’autres langues, ont-ils eu une importance particulière pour votre propre travail poétique ?

Pour mon travail poétique proprement dit, je ne pense pas. Mais les poètes que j’ai lus ont certainement agrandi mon champ de vision, m’ont ouvert le monde et m’ont permis, à certains moments en tout cas, de me sentir moins seule et proche, à travers le temps et l’espace, de civilisations et de cultures qui ont été pour moi source de richesse. Racine a joué un grand rôle au moment de ma scolarité, de même que Hugo, dont j’avais lu toute la Légende des siècles. J’ai lu beaucoup de poésie à cette période de ma formation, cela a été un apport de toutes sortes de façons. Puis j’ai découvert les poètes contemporains, les Portugais, les Anglais, et les Espagnols, comme Lorca.

Pour la Revue de Belles-Lettres, vous venez de traduire des poèmes de Cristovam Pavia, un poète portugais que vous avez connu. Qu’est-ce qui vous a poussée à choisir cet auteur ?

J’étais entrée en contact avec Cristovam Pavia en 1966, grâce à un ami avec lequel il correspondait, et qui m’avait demandé d’envoyer à Cristovam Pavia l’un de mes livres. Ce fut Le Petit Pré, et le début d’une amitié d’une qualité rare, avec un être souffrant d’une terrible maladie psychique, qui a fini par le détruire, à bout de résistance, en octobre 1968. Nous ne nous sommes jamais vus. Il était poète et se nourrissait de poésie, de musique aussi. Il m’a fait découvrir la poésie portugaise et brésilienne, en m’envoyant des dizaines de livres remarquables. Pour pouvoir les lire (en partie du moins !), j’ai appris le portugais.

Vous avez également traduit les poètes portugais José Regio et Manuel Alegre. Avez-vous traduit d’autres auteurs? Le travail de traduction poétique vous semble-t-il proche de celui de la création ?

Pour moi, le travail de traduction n’a été qu’occasionnel, correspondant à quelques “coups de coeur”. Le grand poète José Regio était un ami proche de Cristovam Pavia. Mais peut-être aussi que ma vie bien remplie de mère de famille ne m’aurait pas laissé le temps d’en faire beaucoup plus –ou alors aux dépens de ma propre création, que j’ai toujours pris soin de protéger. Je ne suis pas partie au Portugal pour apprendre la langue, je l’ai apprise par les livres que cet ami m’envoyait. J’ai découvert le Portugal il y a deux ans, lorsque j’ai été invitée à travailler à des traductions de mes textes pendant six jours avec six traducteurs, dans le superbe palais de Mateus près de Porto. Une traduction collective vient de paraître à Lisbonne sous le titre de O proximo voo das aves (Le prochain vol des oiseaux), aux éditions Quetzal.

Propos recueillis par Mathilde Vischer
Février 2001

 

Bibliographie

Derniers ouvrages parus

-Poésie (1960-1986), L’Age d’Homme, Poche Suisse, Lausanne, 1982.
-Le Joueur de flûte, Empreintes, Lausanne, 1994.
-Oeuvre poétique (1952-1994), L’Escampette, Bordeaux, 1996.
-Mise en voix, in Arts poétiques, La Dogana, Genève, 1996.
-La Voie nomade, MiniZoé, Genève, 2000.
-Poésie prétexte, trois soirées autour d’Anne Perrier par
Frédéric Wandelère, A. Lévèque, J.-P. Jossua, La Dogana, Genève, 2000.
-L’Unique Jardin, Bernard Blatter, Montreux (hors commerce) avec sept gravures de Palézieux, 1999.