PAGE 8

.
Et pourtant, contre vents et marées, la poésie circule et se lit. Réfractaire au marché, c’est tout juste si elle vaut un sou ; peu importe : elle voyage de bouche à oreille, elle court sur les lèvres, comme l’air, comme l’eau. Sa valeur et son utilité ne sont pas mesurables : un homme riche en
poésie peut être un mendiant. On ne peut pas non plus épargner, thésauriser des poèmes : ils sont faits pour être dépensés. Pour être dits. Grands mystère: le poème contient de la poésie à condition de ne pas le garder; il doit la disperser, la répandre, comme la jarre verse le vin et l'eau.

Tous les arts, spécialement la peinture et la sculpture, sont des formes et des choses ; ils peuvent se conserver, se vendre et se transformer en objets de spéculation financière. La poésie, de ce point de vue, est peu de chose : faite de mots, c’est une bouffée d’air qui n’occupe aucun lieu dans l’espace. Contrairement au tableau, le poème ne montre ni des images ni des figures : c’est un sortilège verbal qui fait jaillir, chez le lecteur, chez l’auditeur, une gerbe d’images mentales. La poésie s’entend avec l’ouïe, mais se voit avec l’entendement. Ses figures sont des créatures amphibies : ce sont à la fois des idées et des formes, des sons et du silence.
                                               Ibid
., p.166-167