Un visage de Maurice Zermatten

D’aussi loin que me reviennent mes souvenirs d’enfance j’ai entendu parler de Maurice Zermatten. D’abord parce qu’il était un ami de mes parents et que je le rencontrais lorsqu’il venait à la maison. Du fin fond de la table, je regardais cet homme affable autour duquel finissait toujours par s’organiser la conversation : il parlait d’une voix douce presque un peu faible et sans recherche excessive. Son propos transitait de l’histoire à la littérature, de la littérature à la poésie, de la poésie à la peinture, de la peinture aux paysans de montagne, des paysans de montagne à St-Martin, son village. Il allait toujours de l’universel au particulier. C’était un classique à rebours. Mais c’est toujours le Valais intérieur qui parlait en lui, avec cet accent léger qui traînait un peu sur les voyelles et qui allongeait insensiblement les phrases. Il était moins une personne qu’un personnage.

Mais ce qui, enfant, me frappait le plus n’était pas la vaste culture de ce personnage, ce n’était pas non plus qu’il fût professeur de littérature au collège, ce n’était pas même qu’il eût “ fait ” l’université avec mes parents, ce qui m’impressionnait au point de me faire tomber de la chaise c’était qu’il écrivait des livres. Il écrivait des livres que je pouvais toucher, humer, lire ! Et lui, il était là, là, devant moi.

Pour l’enfant de douze ans, pour moi peut-être plus qu’un autre, les écrivains étaient comme le sont aujourd’hui les vedettes de la télévision pour nos enfants : des gens irréels, abstraits, qui n’ont aucune existence autre que celle, mythique, des êtres extraterrestres. Pensez ! Un écrivain, ça vivait très loin ou très haut, ça ne mangeait pas, ça ne buvait pas, ça dormait à peine, c’était tout juste si ça se déplaçait à pieds ! C’était l’âme même de l’humain à peine enrobée d’un corps accidentel ! Tout à coup, on sonne à la porte. Entre Maurice Zermatten : l’écriture ! On pouvait donc écrire et fumer la pipe ! Avoir un corps, des gestes, des sourires, un visage. Visages, subtil ouvrage de 1968 : “ Que le visage exprime l’être tout entier, la foule la plus épaisse s’en avise ”. Ô, il écrivait des livres et il était debout devant moi, pas très grand. Il me parlait, me répondait, me souriait, affectueux, le visage ouvert. Visages : “ Je vous revois mon père. Vous, mort depuis tant d’années, je vous vois comme si vous étiez vivant. Jamais je ne vous ai tant regardé que depuis que vous êtes mort. ” C’était ça un écrivain, c’était vivant, c’était auréolé d’une bonne odeur de pipe, ça portait un gilet gris clair, et ça riait alors que ça aurait dû n’être préoccupé que de l’essentiel !

Quel choc ! Donc l’écrivain aussi avait besoin d’un monde, d’une terre, d’une matière ! L’écrivain, cette fidélité à tout l’homme ! Quel choc ! Avec Zermatten arrivait le règne du cœur et du corps. Il n’avait pas l’air de me cacher quelque chose.

On pouvait donc écrire, nous aussi, dans cette terre du Valais ! En percevoir la grave musique entrecoupée de jets de lumière et la relever sur du papier. Nous aussi, de ce canton reculé, de cette contrée de pierres fortes, nous pouvions écrire des choses belles ! Peut-être même des choses importantes ! Parler du destin des hommes de ce pays, des gens qui habitent là-haut où cessent les sentiers, si près de Dieu. Visages du Valais : “ Dans quel oubli sont-ils descendus tous ces visages qui entrèrent, un jour, dans ma conscience et que je ne retrouve pas ? ”

Je regardais ces mains, fines, presque un peu petites, aux ongles bien coupés, toujours en mouvement lorsqu’il parlait, ces mains qui tenaient tous les jours au-dessus d’une feuille le plus bel objet qui soit au monde : une plume.

Ce soir, sous la lampe, en marchant à contre-temps de mes douze ans, les yeux mi-clos, je relis Visages de Zermatten. Je pense à l’enfant que je ne suis plus et qui a si bien retenu la leçon. “ Tous les visages, les plus frais, les plus tendres, les plus joyeux, les plus vivants, condamnés à mourir… ” Mais les poètes ne meurent pas ; ils sont comme le Rhône ou comme ces grands fleuves, qui passent tout le temps et ne s’en vont jamais.

Jean Romain

 

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