Entretien avec Léo Tuor

– Il y a une différence assez saisissante entre votre langue écrite et votre langue orale. Dans une discussion ou devant un micro, vous vous exprimez d’une voix contenue dans une langue plutôt classique, avec une concision tranquille et sérieuse et avec un certain détachement, même lorsque vous dites des choses étonnantes. Cette façon de parler donne un impact profond et durable à vos paroles mais tranche avec votre façon d’écrire, flamboyante, agressive et pleine d’audace. Pourquoi cette différence ?

– Ma force, c’est l’écriture, pas la parole. Je n’ai jamais eu de plaisir à parler. Peut-être que je devrais m’exercer à parler. Les gens d’ici ne sont pas intéressés à m’écouter. Beaucoup n’ont jamais appris à écouter. Alors, j’ai commencé à les détester, et à me taire. Les gens d’ailleurs m’écoutent, ils sont intéressés, et j’ai commencé à parler. Parler devant le micro est une chose dont j’ai désormais acquis l’expérience.

– La langue romanche est soumise à une énorme pression germanisatrice dans sa structure même. Dans cette situation, l’attitude des auteurs romanches varie entre la célébration d’une double nature du romanche, latine et germanique, et un purisme modéré. Quelle est la vôtre ?

– Le romanche sursilvan a toujours été orienté vers le nord, vers l’allemand. Sa force est de savoir adopter des mots étrangers en leur donnant un aspect romanche. C’est du génie. La syntaxe par contre devrait rester romanche. Mais les jeunes ne l’ont plus dans l’oreille. C’est pour cela que je dois rester ici et écouter les gens âgés qui savent encore le romanche. Si je vivais hors de ma région et lisais la Quotidiana [quotidien romanche lancé il y a deux ans], je ruinerais mon romanche en peu de temps, je commencerais à écrire un romanche à vomir. Je dois écrire comme les gens simples parlent.

– Vous prenez avec votre langue de grandes libertés. Vous insérez en masse des mots allemands ou alémaniques. En orthographe, vous suivez plus volontiers vos propres règles. Vous créez des mots un peu comme vous voulez – tout en reprenant quantité d’expressions locales ou traditionnelles largement étrangères aux Romanches d’aujourd’hui. Pourquoi ce choix ?

– Le poète ne devrait pas devoir se soumettre à la grammaire et à l’orthographe. Il doit être libre (il y a à ce propos d’immenses avantages à écrire dans une petite langue qui n’est pas encore aussi codifiée que le français ou l’allemand). Ce sont les enseignants qui doivent être à cheval sur les règles, les virgules et les points. Ma langue à moi, c’est ce que j’entends chez les vieux bergers des montagnes, la langue authentique et sans fioritures que j’ai entendue dans la bouche de ma grand-mère et d’autres personnes qui m’ont fasciné. Elle n’est hermétique que pour ceux qui ne savent plus le romanche. Mais elle plaît aux gens simples. Eux ont pu et peuvent s’identifier à ma littérature, parce qu’ils sentent que c’est (ou que cela a été un jour) leur langue et parce que cette langue les pénètre au plus profond d’eux-mêmes.

– Dans certains poèmes, vous vous souciez fort peu de la syntaxe. Vous avez des vers pour lesquels on peut même choisir entre plusieurs sens possibles. D’un autre côté, en version originale, vos poèmes ont une musicalité extrême. La langue ne serait-elle pas finalement pour vous, dans un sens beaucoup plus réel que chez les autres, une simple pâte que vous malaxeriez à votre guise ?

– La musicalité et le rythme sont pour moi les éléments cardinaux. Syntaxe, sujet, complément, etc. doivent se soumettre à la musique, au rythme. La langue est la matière que j’utilise pour créer, pour construire, pour faire de l’art, pour m’opposer, pour déranger, pour choquer, pour contredire.

– Vous écrivez en romanche sursilvan. Mais vous truffez sans hésitation vos textes non seulement de mots allemands orthographiés en romanche, mais aussi de citations, voire de passages que vous composez de vous-même en allemand. Pourriez-vous, comme d’autres auteurs romanches ont commencé à le faire, écrire tout simplement en allemand pour vous adresser à un public plus vaste – et accessoirement avoir des rentrées un peu moins symboliques de votre activité littéraire?

– L’allemand ne m’intéresse pas pour faire de la littérature. Si l’on veut faire de l’art avec une langue, il faut la maîtriser à l’envers et à l’endroit. Pour moi, l’allemand est un véhicule d’idées nouvelles; mais écrire en allemand pour me faire connaître, ce n’est pas mon style. Je suis un auteur romanche, pas un génie qui peut jouer avec deux langues. Peu de gens ont été capables d’écrire en deux langues et je ne connais aucun Romanche qui l’ait été ou le soit.

– Votre œuvre littéraire essentielle est pour l’instant l’histoire de Giacumbert Nau, comme vous berger sur la Greina. Mais beaucoup de vos lecteurs auront de la peine à s’imaginer que vous êtes vraiment berger. Même votre traducteur en français vous imaginait comme un intellectuel qui s’était piqué de jouer quelque temps au berger pour les besoins de son livre.

– En devenant berger, mon premier but n’a pas été de démontrer que je sais écrire (je doute d’ailleurs que je sache vraiment écrire), mais de prouver que je suis capable de garder les moutons sur une alpe dangereuse dont je n’avais absolument aucune expérience. Un berger qui écrit n’est pas quelqu’un d’habituel. Le berger classique est un contemplatif et un penseur, éventuellement encore un bon conteur. Mes parents auraient sûrement préféré que je devienne professeur. Mais ce n’est pas mon monde. Mon monde, c’est de savoir guider le troupeau de moutons dans les pentes dangereuses. Ecrire est pour moi une torture presque insupportable, quelque chose comme un accouchement. Et le pire est que ce qui en sort est souvent bon pour le panier.

– Vous dites que votre monde, c’est la Greina et votre troupeau. Mais depuis dix ans, vous travaillez aussi et – du point de vue de la somme de travail surtout – à une édition scientifique de l’œuvre de Muoth ?

– Bon. Leo Tuor est les deux: alpe et livres, cabane de berger et bureau. Ces extrêmes peuvent bien presque me déchirer l’âme. Mais j’ai besoin des deux, travailler avec le crayon, et avec le pic. Intellectuel et manuel. Mais si je devais choisir, je choisirais l’alpe. Elle est pour moi ce que la mer est pour le marin.

– Même après avoir réussi à comprendre, ou en tout cas à accepter l’étrangeté d’un berger poète cultivé et chercheur scientifique, on sera facilement à nouveau désarçonné en découvrant sans cesse de nouveaux paradoxes en vous et en vous imaginant là où vous n’êtes pas. Les écologistes en savent quelque chose.

– J’aime beaucoup le rôle du bouffon et celui du caméléon. On ne peut pas me mettre dans un casier, ni dans un parti, qu’il soit écologiste ou communiste. On ne peut me classer nulle part. Je suis un franc-tireur qui se bat tout seul. Les verts ont fait beaucoup de bruit autour de la Greina [projet de barrage aujourd’hui abandonné]. Ils se sont servi de la Greina pour leur politique. Et maintenant la Greina est submergée par le tourisme de masse. Submergée, la Greina l’est, et qu’elle le soit par l’eau ou par les touristes, pour le berger, c’est du pareil au même. Les écologistes devraient rendre les villes habitables et laisser les pâturages tranquilles.

– Il y a un autre paradoxe, qui cette fois n’est pas en vous, mais dans lequel vous vivez. Un berger est traditionnellement tout en bas de l’échelle sociale de votre région. Mais comme chercheur, spécialiste reconnu de Muoth, vous devriez jouir d’un certain prestige – même s’il est équivoque – dans la société romanche locale. Comment les gens de votre village vous voient et vous traitent-ils ?

– Les gens qui vont à l’alpe ont toujours été considérés comme des fainéants parce que, au village, on n’a aucune idée de ce qu’est le travail sur l’alpe. Celui qui écrit est lui aussi un vaurien parce que écrire, ce n’est pas du travail. Pour les gens d’ici, le seul vrai travail est le travail manuel. Ceux qui vont au café qui est à côté de chez moi demandent parfois à la propriétaire: "Qu’est-ce qu’il fait au juste, celui d’à côté, il se la coule douce, non ?" Cela bien qu’ils sachent que je travaille sur Muoth. Alpe et travail intellectuel sont dans le même sac pour les gens d’ici. Par conséquent, ils ne ressentent pas de paradoxe.

– En parlant de position, quelle est celle que vous occupez dans l’intelligentsia romanche ?

– L’intelligentsia romanche ne me prend pas au sérieux. Je suis trop peu intellectuel. Plutôt un enfant terrible qu’ils ne parviennent pas à classer. L’intelligentsia n’a de considération que pour mon succès.

– Et dans les cercles littéraires suisses ?

– Aucune. Les représentants des "grandes littératures" s’imaginent a priori que nous, représentants d’une minorité marginale, créons une littérature elle aussi marginale, c’est-à-dire de seconde qualité. Il y a ici une grande arrogance doublée d’ignorance. La triste réalité est du reste que la Suisse a quatre langues et quatre littératures qui vivent chacune pour soi et ne s’intéressent pas à ce qui se passe chez les autres. C’est une chance magnifique que nous laissons échapper.

– Même si vous avez dit une fois que les écrivains sont de terribles narcissistes qui lisent le plus volontiers leurs propres œuvres: quels sont vos auteurs préférés, notamment en français ?

– J’aime les auteurs classiques, de Homère à Nietzsche et Brecht. Je me tiens un peu au courant de la littérature suisse de ces dernières années, mais à quelques exceptions près, elle est ennuyeuse. En français, mes auteurs préférés sont Diderot et Villon, ainsi que Voltaire et tous les bons auteurs de son genre. Et j’aime énormément Maurice Chappaz et Jean-Pierre Rochat (Berger sans étoiles).

– Pendant des années, vous avez été la bête noire des notables; mais cela a commencé à changer. En 1988, malgré la recommandation de sa commission, le Conseil d’Etat grison avait refusé une contribution à l’édition de Giacumbert Nau, mais il vous a accordé un véritable prix culturel il y a quelque temps. Le consortage de ta commune quant à lui avait renoncé à vos services comme berger avant de vous réengager un an plus tard. Comment avez-vous ressenti cette situation ? Etes-vous en passe d’être récupéré par le système ?

– Dans un système, celui qui est "subversif" est d’abord combattu. A partir du moment où il a un certain succès à l’extérieur, il est élevé au rang de fou de la nation et accepté comme tel. Le bouffon peut alors crier au feu autant qu’il veut, on pense que c’est pour rire et on applaudit. Et plus le bouffon crie au feu, et plus on applaudit. Les fous font du poète un fou, c’est-à-dire un des leurs. C’est de cette façon qu’il peut être accepté.

C’est d’un tragique absolu.

– Avant Giacumbert Nau, vous n’aviez publié que quelques textes ou poèmes dans les revues romanches. Depuis, vous n’avez que très peu écrit, et publié encore moins. Un projet auquel vous donnez comme titre provisoire Vie de chien reste depuis des années uniquement dans votre tête. La question inévitable est: seriez-vous l’homme d’une seule œuvre ?

– Je pourrais bien rester l’homme d’un seul livre. Giacumbert Nau a longtemps été seulement dans ma tête. Des circonstances favorables m’ont permis de le coucher sur le papier à l’intention du public. Si les gens veulent de l’art et de la bonne littérature, ils doivent en payer le prix. Sinon, il est fort possible que ce qui est dans la tête n’arrive jamais sur le papier. "Zuerst kommt das Fressen und dann die Moral."

– Vous êtes berger quatre mois par an. Le reste du temps, vous cumulez des activités d’archiviste, voire d’archéologue, de restaurateur, d’ethnologue, de critique littéraire et d’éditeur. Vous êtes familier du monde universitaire et désormais aussi des médias. On pourrait dire que bien peu de gens sont ancrés autant et d’une façon aussi multiple que vous dans le monde présent, passé et à venir. Malgré tout cela, vous donnez l’impression d’être à côté du monde. Mais en fait, et c’est là une question pour les lecteurs, ne serait-ce pas le monde qui est à côté de lui-même, tandis que Leo Tuor est en plein milieu de là où le monde devrait être ?

Propos recueillis par Jean-Jacques Furer