Jean-Paul Pellaton, un écrivain de la mesure, pétri d’humanité

Avec la disparition de Jean-Paul Pellaton, le Jura perd le plus indépendant et le plus paisible de ses écrivains. Un fin lettré qui s'est imposé discrètement hors des grands tumultes de l'écriture identitaire

Et si le bonheur était une des conditions aux limites de l'écriture ? Voilà bien la question que l'on se pose en relisant les oeuvres de Jean-Paul Pellaton. Le bonheur d'écrire comme une fin en soi. Ecrire, non pas pour passer un message, encore moins pour poser un moi erratique et puissamment identitaire dans l'histoire du pays qui l'a vu naître. Pellaton, lui, s'adonne, s'abandonne à l'écriture pour transmettre les fines perceptions de l'existence au coeur même du quotidien :

"Dans l'autobus qui s'arrête
Au feu rouge vers midi
Une femme se détourne
Et son regard brun se pose
Amical sur les passants
Comme une main qui s'attarde
Dans la fourrure d'un chat.
Et quand l'autobus repart
Je sais qu'il emportera
Un peu de cette douceur
Que l'on a longtemps cherchée
Sur la mousse, sur les lèvres
Et sur l'édredon des songes"

(Extrait de son dernier recueil de poésie D'Ici-bas, Ed. Empreintes, Lausanne 1998)

Tout Pellaton tient dans ce poème d'abandon: l’écrivain du temps suspendu comme l’aiguille de l'horloge du quai de gare s’attarde sur l'heure frappante avant de reprendre sa course irrémédiable vers d'autres éternités (un petit disque rouge, nouvelle parue l’année d'avant dans le numéro 9 de Montres Passion) ; l'écrivain des petits intervalles et de la mesure de l'homme, quand " les jours glissent les uns sur les autres, avec leur charge presque égale " (Quelques oiseaux étourdis, Ed. L’Age d’homme, 1981) ; l’écrivain de la perception d'un espace plus vaste, lorsque, " pour la première fois il comprenait qu'il appartenait à l'immensité ambiante, par des liens qu'il ne savait de quelle sorte. Perdu, infime, insignifiant (Dans la nuit et une rose, Ed. de l’Aire 1991) ; l’écrivain des restitutions d'un passé suffisamment lointain pour devenir mythique tel qu'il se révèle dans Conte et légende du pays rauraque (Hifach, 1989) ; l’écrivain qui fabrique des petits objets; " j'ai raconté des histoires, des petits objets littéraires, a-t-il confié l'an dernier au Quotidien Jurassien; l’écrivain de l'outre monde ou des gens, " pour se donner l’illusion de posséder l'éternité, se sont condamnés à perpétuer des gestes sans grandeur et sans résultats (Les Prisons et leurs clés, 1973), l’écrivain enfin de la jeunesse, qui place l'écriture comme moyen pédagogique, ne serait-ce que pour en transmettre la passion des mots et les moments fragiles, translucides de l'existence.

Une œuvre qui installe une joie réelle dans une poétique de l'effacement

Nous voyons alors Jean-Paul Pellaton refuser l'éternité parce que dans le mot éternité il y a le mot terne, préférant l'oubli à une indécise immortalité. Mais il écrit, dans une grande cohérence, des récits courts, ficelés, noués, avec un sens inné de la chute. Il aime la vie d’ici-bas, il aime l’homme sans nimbes ni limbes, sans vision édeniste. Il crée ses personnages en proie à leur histoire personnelle; des personnages qui pensent infléchir leur propre destin et qui se font rattraper par une réalité parfois magique ou plus lointaine, fuyante.

Artisan du moindre détail

Pellaton est chantre de l'individualisme. Pas plus que ses personnages il ne s'inscrit comme acteur du destin collectif. Si l'histoire est à la guerre, l’auteur-narateur analyse l’homme qui se meut dans la guerre. Il se peut que ce dernier découvre, au détour d'un récit, que d'autres souffrent d'un totalitarisme ambiant (Passeurs de l’aube, Ed. L’Age d’homme). Nous le voyons tel un de ses propres personnages, un écrivain artisan du moindre détail, avec son grand cahier ligné et une seule obsession: " inventer des créatures, leur attribuer un passé, un caractère, une famille, un destin, des aventures, et puis raconter cela tout en imaginant un lecteur que l'on séduit " (Les prisons et leurs clés). Nous le voyons tuant le temps, Sisyphe impénitent réalisant qu'en multipliant des moments d'écriture cela finira bien par faire une oeuvre. Celle-ci trônera, non conquérante, dans sa plasticité intime, immobile et ses constructions parfaites. Elle se découvrira comme une oeuvre paradoxalement chaleureuse dans la distance sidérale du narrateur, un univers d’émois tempérés au milieu de la mélancolie métaphysique et objective, une oeuvre qui installe une joie réelle dans une poétique de l’effacement, en l’absence d’un imaginaire torturé et mouvant. Car Pellaton affectionne ses semblables. Il jette un regard attendri sur le monde des vivants. Il apprécie l'art et les artistes. Au fil de ces récits, il apprendra, suprême incartade, à accorder une sorte de rédemption à ses créatures. Il ira, urgence bienheureuse, jusqu'à charger son dernier roman (Terres de silence, Ed. L’Age d’homme, 2000) d’un avant-goût d’arrière-message : briser le cercle du silence au creux duquel les fascismes s’épanouissent, que ce soit dans l’Espagne de Franco, dans le Jura des chemises noires du début de la dernière guerre, ou dans la Suisse préblochérienne. Hier encore, l'on pouvait contempler un écrivain, un poète, qui " se cogne à tous ses âges ". Aujourd'hui, on voit un écrivain de la mesure pétri d’humanité, qui se faufile dans la mort "comme un fil de pluie qui se glisse dans l’eau".

Yves-André Donzé

29.04.2000

 

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