Adolf Muschg: dépouillons la Suisse de son nationalisme kitsch!

Héritier spirituel (et modeste) des Frisch et Dürrenmatt, l’écrivain zürichois estime que le Suisse, par tradition, n’a pas le goût latin du débat d’idées. Comme le disait Frisch, il a peur de la comparaison.

Nous avons interrogé Adolf Muschg au moment où la Suisse prépare avec un certain élan une nouvelle exposition nationale (Expo 2001). Plus grave ou plus profond, les Suisses traversent une crise d'identité à la faveur d'une série d'événements qui commencent avec le refus de l’EEE en 1992 et se poursuivent par la remise en cause actuelle du passé pendant la Seconde Guerre mondiale. L'écrivain zürichois s'est exprimé récemment sur ces sujets dans Cinq discours d'un Suisse à sa nation qui n'en est pas une, Zoé 1997. Sur les mêmes thèmes il a aussi croisé le fer de manière instructive avec Christoph Blocher.

Interview

Il reçoit au rez-de-chaussée du Collegium Helveticum à l'Ecole polytechnique de Zürich. Une drôle de maison. Perdue entre les immeubles fonctionnels et sévères du quartier des hôpitaux, la Sternwarte (observatoire) comporte un petit musée d'arts plastiques, une coupole en cuivre pour télescope et deux modestes étages. Muschg le Zürichois, héritier de Frisch désigné par le public bien que sa modestie s'y refuse, romancier et essayiste, observateur perspicace de son pays et professeur de littérature estimé dans le monde universitaire, anime ce collège helvétique qu'il a contribué à fonder. Le collège regroupe une dizaine de doctorants de l'Ecole venant des horizons les plus divers de l'ingénierie et des sciences exactes.

- Etes-vous là pour leur donner un ultime vernis d'humanisme dont on sait que les études d'ingénieurs ne sont pas prodigues?

- Ce n'est pas du tout cela. Les doctorants qui sont ici poursuivent tous une interrogation fondamentale sur la science ; ils la poursuivent de manière existentielle et non comme un tardif supplément d'âme, sans quoi ils n'auraient pas entrepris les doctorats qui les occupent. Ils s'y consacrent de manière résolument interdisciplinaire. Les problèmes qui sont posés ici sont nouveaux au point de demander une nouvelle langue. C'est là entre autres que comme écrivain et germaniste je me sens à ma place.

- Votre regard sur la Suisse est très critique.

- J’estime n'avoir rien inventé. Frisch et Dürrenmatt avaient déjà tout découvert dès les années 50. Devant Vaclav Havel, y a quelques années, Dürrenmatt renouvelle sa critique sous la forme du mythe d'une Suisse à la fois prisonnière et geôlière d'elle-même. Havel est impressionné, je l'ai su par la suite. Mais je pense comme Dürrenmatt que la Suisse ne se prête pas au débat d'idées. Ce dernier tourne immédiatement court et aigre parce que, à la différence des traditions latines, on n'a pas le goût ludique du débat contradictoire. Le protestantisme est d'un sérieux mortel, il déteste le double langage des catholiques.

- A propos de vos dernières interventions, comment voyez vous la séquence d'événements qui depuis 89 (La chute du Mur de Berlin) marquent l'identité de la Suisse?

- Il faut remonter beaucoup plus loin. En 1896 déjà, la Suisse se donne un hymne national, elle organise l'Exposition nationale à Genève. Face à la montée des Etats-nations tardifs d'Europe , l’Allemagne et l'Italie, elle développe alors un nationalisme secondaire que l'on pourrait appeler de compensation. Il s'oppose au patriotisme traditionnel en recourant aux légendes anciennes (Tell); il fait construire des chalets à Genève. Dans le domaine de la tolérance à l'étranger et de la politique d'asile on assiste dès lors à une régression. Ce nationalisme fait néanmoins beaucoup de chemin au sein d'une Suisse qui a mis par ailleurs la politique entre parenthèses. Le seul département du gouvernement qui s'en occupe, le Département politique (Affaires étrangères), ne traite-il pas de la politique des autres?

- Quel est le rapport de ce temps éloigné avec aujourd'hui?

- Cette vision des choses se poursuit indéfiniment. Poursuite par Défense spirituelle interposée (un mot d'ordre politique en 1939-45, ndlr) au-delà des deux guerres mondiales pendant la guerre froide et pratiquement jusqu'aujourd'hui. C'est cela qui n'est pas pardonnable.

En 1989, la réalité change massivement avec la chute du Mur de Berlin, pourtant en 92 quand nous votons contre l'Europe de l'EEE, nous, Suisses, n'avons pas encore compris. Nous croyons qu'il n'y a rien à changer en Suisse alors que tout a changé autour de nous. Les négociations bilatérales tentent d'acheter encore un sursis pour l'immobilité. La prise de conscience s'effectue malgré tout par des chemins oblique et inattendus. Par exemple, les Suisses sont fiers d'avoir pour la première fois des footballeurs qui s'exportent à l'étranger. Enfin un terrain où ils se sentent à la hauteur.

" Arrogance et anxiété", dit un auteur allemand, pour caractériser la mentalité des Suisses. Quand la Suisse est en mouvement elle est intéressante, quand elle cherche un point fixe elle ne le trouve pas. Il lui faut un projet plutôt qu'un équilibre. Son double complexe d’infériorité-supériorité est au fond soulagé quand vient, comme pour le football, le moment tant redouté de la comparaison internationale. Frisch avait souligné notre peur de la comparaison, Angst vor der Vergleich.

- Et l'affaire des fonds en déshérence?

- Cette remise en question du passé est une étape. Il faut savoir que l'histoire sera réécrite encore plusieurs fois à l'avenir. Nous parlons d'Histoire mais c'est d'identité qu'il s'agit, nos possibles, exactement comme pour un individu. Par rapport à l'Europe, on voit clairement que les identités ne sont pas fixes et définitives. Il y a des identités qui ont besoin d'être débarrassées, elles ont fait leur temps comme ce nationalisme secondaire dont je parlais. Si on ne le fait pas, on sera appelé à suivre l'Europe bon gré mal gré. Le refus de l'Europe, c'est la provincialisation complète, les jeunes ne se sentiront plus Suisses.

Lors d'une commémoration religieuse, il y a un siècle, Gotttried Keller envisageait clairement la Suisse comme un moyen et non comme une fin. L'auto-encensement du modèle passé n'est plus de saison. Il faut revenir au patriotisme modéré d'autrefois, la patrie comme un cadre justifié par la possibi]ité qu'il offre aux citoyens de vivre une vie décente. Le nationalisme kitsch du XIX siècle doit être désinventé. Nous retrouverons alors cet état mouvant qui fait paradoxalement la force de la Confédération en tant qu'entité politique.

L’intellectuel doit faire ses preuves. Il n'est pas admis comme donneur de leçons

- Dans vos derniers essais vous vous placez de plain-pied dans le débat public, notamment par la relecture de la Seconde Guerre mondiale que vous proposez aux Suisses. J'aimerais vous entendre sur la place de l’intellectuel en Suisse .

- Le modèle de l'intellectuel est évidement étranger à notre histoire. I1 vient de l’absolutisme français. Le monarque a besoin à ses côtés de quelqu'un qui lui dise la réalité, ce qu'aucun autre ne saurait risquer par courtisanerie. On appelle cette fonction le bouffon. Moyennant quoi l'absolutisme royal, une forme politique totalitaire, s’engage à ne pas poursuivre le bouffon qui n'est jamais puni. C'est une sorte de service payé de la vérité. Même si le mot ne naît qu'à la fin du XIXe siècle, la Révolution française consacre l’intellectuel, parce qu’elle substitue à l'absolutisme de droit divin un absolutisme moral. Il faut donc à nouveau des gens — quelques individus—qui aient les coudées franches pour s'exprimer. Les Républiques françaises successives se réfèrent à ce modèle. L’intellectuel-bouffon acquiert un caractère quasiment sacré, intouchable en raison de la nature, sacrée elle aussi, du régime qui le sécrète.

- En quoi ce modèle se différencie-t-il de la Suisse?

- La tradition en Allemagne et en Suisse est différente. Là, le penser autrement, l'autre façon de voir, est déjà intégré au cœur du régime politique et social grâce au fédéralisme et à la diversité. Bien sûr, c'est largement un mythe. Si les penseurs ont quand même une place, elle est davantage sur le modèle réformé zurichois. Dans la Réforme zwinglienne il y a identité entre le citoyen, le prêtre et le prophète. Chacun étant habilité théoriquement à prendre cette parole, personne: en fait ne se risque à le faire. Au contraire, on se méfie et on se recroqueville contre le voisin, précisément en raison de sa capacité de jugement. Personne n'est admis comme donneur de leçon.

- L’intellectuel n'a-t-il pas néanmoins une place un peu différente du citoyen ordinaire, pensez à Frisch ou Dürrenmatt?

- Oui mais une place très délicate. La formule populaire qui lui est adressée étant: si vous critiquez, montrez-nous que vous faites mieux. Cette formule récuse au fond la fonction critique de l'intellectuel au nom du pragmatisme. C'est pourquoi les intellectuels ne sont jamais admis a priori pour leur qualité de pensée, ils doivent d'abord faire leurs preuves dans autre chose. Gottfried Keller lui-même ne fut écouté que lorsqu'il eut réussi dans un autre domaine, pratique. Même les grands hommes ne valent plus après leur mort. Calvin est détesté à Genève et Zwingli n'a même pas cet honneur, il est totalement oublié par la population zürichoise.

Certains intellectuels ne se laissent pas enfermer dans ce piège comme Dürrenmatt ou Chappaz mais, d'une certaine manière, ce ne sont ni l'un ni l'autre des Suisses plutôt des provinciaux qui deviennent universels par leurs racines locales

- La Neue Zürcher Zeitung, une institution à Zürich, joue forcément un rôle dans la circulation des idées et dans l'arbitrage du bon goût?

- Le réflexe de la NZZ lorsqu'elle est interpellée par une idée un peu surprenante, est de répondre: bah, rien de cela n'est nouveau, on l’a déjà entendu. En politique suisse elle exprime un désenchantement universel qui décourage tout enthousiasme pour le neuf, pour ne pas parler de passion.

Il en va tout autrement en ce qui concerne l'économie. Là le journal enregistre avec un scrupule quasi fondamentaliste les moindres changements ou frissons théoriques. Il y participe avec enthousiasme et prend ainsi une part importante à la mythification contemporaine sur la nouvelle main invisible qui détermine les forces économiques et nos vies par-dessus le marché...

- Quelle est votre propre expérience en tant que penseur?

- Si j'ai clamé ça n'a jamais été que dans le désert. J’appartiens au modèle suisse que je viens de décrire dans la mesure où je me suis toujours senti seul. Il n'y a pas à Zürich une intelligentsia qui débattrait et trouverait même des occasions de se manifester ensemble, contrairement à ce que l’on croit parfois ailleurs en Suisse. On ne me persécute pas, mais il y a quand même un certain effet de bouc émissaire vis-à- vis duquel je considère qu’il ne faut pas réagir; il ne m’émeut pas.

Antoine Maurice

26 février 1998