Quel que soit le nom, de Pierre Lepori
Traduit de l'italien par Mathilde Vischer, Éditions d'en bas

Pierre Lepori, né en 1968, vit à Lausanne et écrit en italien. Il est poète, traducteur et romancier. Ce volume reprend deux livres, ainsi qu'il l'explique dans une note finale: Quel que soit le nom et Frères. Le livre propose la version originale italienne et sa traduction française par Mathilde Vischer. Celle-ci est fluide, nette, au point de ne nécessiter aucune note explicative en bas de page ou fin de volume. C'est un indice de transparence, tant pour la langue de départ que pour celle d'arrivée. Dans un même souci d'exactitude, je note que la traductrice indique avec humilité que la version française «a été entièrement relue et approuvée par l'auteur» (p.193). Politesse rare, et avantage de travailler sur des auteurs vivants, et polyglottes.

Dans sa préface au livre, le poète Fabio Pusterla définit le registre de Lepori: «une langue simple, des accents lyriques modérés, des élans métaphoriques et parfois une veine précieuse, mais qui reste ténue, accessible, soutenue par un rythme contrôlé» (p.7). C'est tout à fait juste: on est bien dans un chant, mais comme à bouche fermée. Et cela tient à l'enjeu du premier ensemble, Quel que soit le nom : liquider autant que possible, mais sans aucune impudeur, ce que l'auteur nomme un «nœud familial» (p.192) autant personnel que générationnel. Aucune confession, aucune mise en récit dans ces pages, seulement quelques mots qui affleurent et signalent la gravité des traumatismes tus par nécessité sociale, honneur de la famille, bienséance…: «inceste» (p.141), «suicide» (p.53), «viol» (p.39), fuite du père (p.27)… La poésie de Lepori s'articule à partir de ce blanc familial: «le secret bien connu, le péché / indicible. Comment le dire aux enfants / comment le dire aux enfants des enfants? Neige, silence.//Mais le taire/est fatigué par le vouloir taire.» (p.49)

Les poèmes de Lepori portent la souffrance et la peur de l'enfant détenteur d'un secret trop grand pour lui, et qui d'une certaine façon ne le regarde pas, mais pèse. C'est toute la séparation entre l'ordre personnel et l'ordre familial, qui ne peut se faire que difficilement, enfant. D'où les cauchemars et la peur, très présente tout au long du livre: «la croisée des chemins et un enfant assis, qui pleure.// De là commence une nouvelle latitude de la douleur.» (p.171).

Mais le mouvement du livre n'est pas dans le creusement du «hiatus entre exister et savoir» (p.45); il s'agit de le dépasser, d'ouvrir une vie autre, débarrassée, en sorte de pouvoir affirmer qu'avec les mots «il y a moyen/de se tenir debout à tout prix sous / la dense grêle des souvenirs.» (p.67)

Cette poésie, on l'aura compris, est enracinée dans l'intime d'une vie, mais elle tout entière autant dans l'effort de dépassement que fait l'adulte par rapport à l'enfant qu'il a été: «Mais ton temps/ton temps/et non le leur/compte désormais./Derrière toi/toute la boue-rancœur,/celui qui crie/ reste! / et celui qui crie/ bâtard! / Tu n'auras plus de remords, plus/peur.» (p.157) De même, il n'est pas innocent qu'au détour d'un poème, l'auteur signale le passage possible de l'intime au commun: «comme le visage d'un enfant, n'importe lequel» (p.107) Et le dernier poème du livre est encore plus explicite, presque un appel à la libération d'une société corsetée par ses non-dits, ses interdits moraux et sociaux ou religieux, ses secrets lourds. A la fin de Frères , à partir d'un «je» déchiré, blessé, il s'agit bien de créer un «nous» sans honte: on repense à l'«hypocrite lecteur» de Baudelaire… «On ne s'exile que de soi-même/et une douleur personnelle est peu de chose./Crier au dedans n'est pourtant pas / crier pour tous.//Mais si vivre est tel/défiler avec fureur sous les fenêtres/du mépris passé/nous permettra de dire / «nous», «nous tous» (p.191)-

Antoine Emaz
Poezibao
septembre 2010