Grignan, une fenêtre ouverte sur le monde

Installé dans le sud de la France, Philippe Jaccottet poursuit son œuvre déjà impressionnante. Entretien avec un homme rayonnant.

Poète de l'intime et de la nature, traducteur de Musil, de Rilke, de Holderlin, d'Ungaretti, de Mandelstam et de Gongora, pour n'en citer que quelques-uns, Philippe Jaccottet (72 ans) promène depuis plus d'un demi-siècle sa longue silhouette suisse dans les lettres françaises. Une œuvre considérable aux titres cristallins: "Poésie", "Airs", "Eléments d'un songe", "Paysages avec figures absentes", "A la lumière d'hiver", "Pensées sous les nuages", "La semaison", "La seconde semaison", "A la lumière d'hiver"... La plupart sont édités chez Gallimard. Nous l'avons rencontré dans sa retraite de Grignan où il vit depuis quarante ans entre livres, musique et paysages.

N'a-t-on pas tendance à abuser du mot "poésie", à la voir partout là où elle n'est pas?

Le mot, il est vrai, a deux sens, l'un très général qui définit une certaine sensibilité à la beauté du monde, l'autre, plus précis, par lequel on veut parler d'une œuvre aboutie, ou du moins digne d'être publiée. Entre les deux, il y a souvent un abîme. C'est d'ailleurs la difficulté que l'on éprouve lorsque, comme moi, on reçoit beaucoup de manuscrits de jeunes gens qui sont incontestablement aussi sensibles et sincères que n'importe quel poète accompli, mais qui n'ont pas les moyens d'exprimer ce qu'ils ressentent. Cette situation a quelque chose de très injuste, de très cruel, mais elle est propre à l'art en général.

Les poètes, sans doute, ne manquent pas, mais ont-ils encore des lecteurs?

Les poètes se plaignent volontiers de l'indifférence dans laquelle on les tient, mais je crois qu'on en édite autant, sinon davantage qu'au XIXe siècle en tout cas. A mon sens, le nombre de plaquettes qui sortent aujourd'hui est même pléthorique. La presse en parle très peu, il est vrai, ce qui n'empêche pas des phénomènes comme celui de la collection Poésie Gallimard dont l'édition des "Alcools" d'Apollinaire a été tirée à un million d'exemplaires. Bien sûr, ce chiffre s'explique en partie par les écoliers, obligés d'acheter un livre qu'ils lisent en classe, mais on a quand même l'impression qu'un nombre étonnamment grand de lecteurs découvrent aujourd'hui la poésie. Peut-être qu'on leur en parle davantage dans les écoles. Je le vois ici à Grignan. Il suffit parfois d'un instituteur qui ait l'esprit ouvert pour que les élèves se mettent à lire du Prévert ou du Tardieu, par exemple, ce qui les sort de la rengaine littéraire où on les enfermait autrefois. Je ne suis pas aussi pessimiste qu'on serait tenté de l'être. Je crois que c'est le cheminement des poèmes qui se fait d'une manière plus secrète, de bouche à oreille, par des passionnés qui parlent des livres qu'ils ont lus et font lire ailleurs. Cette manière de se transmettre des textes et de les faire rayonner a quelque chose au fond d'assez beau.

La poésie a-t-elle encore un rôle militant, politique, rayonne-t-elle de manière particulière dans les situations de guerre ou de conflit?

C'est un sujet difficile sur lequel je ne peux pas me prononcer avec toute la rigueur nécessaire. Si l'on n'a pas été touché soi-même par la cruauté du sort, il faut en parler avec beaucoup de réserve. Mais la poésie étant pour moi le langage qui dit le mieux, avec le plus de vérité ce que l'homme éprouve dans la profondeur de son être, son sens et son prix ne peuvent que se renforcer dans des situations douloureuses, tendues, violentes.

A la limite, peu importerait donc le contenu du poème?

Je ne dirais pas cela, mais comme elle me semble toucher à une sorte de mystère, d'indicible qui lui donne son rayonnement, il n'est pas nécessaire, dans des circonstances de guerre, qu'elle parle de ces circonstances pour être entendue. La poésie parle toujours en faveur de la vie. On raconte que Mandelstam, dans le camp où il a passé ses dernières années, aurait récité des poèmes de Pétrarque aux autres prisonniers. Dieu sait qu'il n'y a rien de plus éloigné que Pétrarque d'un camp de prisonniers russes. Mais la poésie dans ce cas, c'était un peu comme la goutte d'eau pour un homme qui marche dans le désert, quelque chose qui tout à coup prend un poids infini et vous aide à traverser le pire. J'ai été très frappé que Chalamov, qui a vécu dans la Kolyma, ait dit de la poésie qu'elle avait été sa forteresse, et non pas du tout son échappatoire. Quand devant l'épreuve, et pas forcément l'épreuve de la guerre, vous en arrivez à douter, non pas de la qualité, mais de la légitimité de votre travail de poète, des exemples de ce genre vous réconfortent et vous rassurent.

Vous avouez que la tentation de comprendre, de savoir, vous ressaisit sans cesse, mais qu'à peine reparue, elle montre qu'elle est sans fin ou sans issue. La réflexion philosophique vous passe-t-elle par-dessus la tête?

Il est clair que mes livres côtoient la philosophie. Je m'en défends parfois, mais c'est peut-être à tort. Je ne l'ai pas explorée, parce que je n'en avais pas les moyens, que ce n'était pas mon rôle et qu'il m'a semblé que la poésie apportait quelque chose de plus satisfaisant, de plus nourrissant, de plus substantiel que toute formule à laquelle une philosophie pourrait aboutir ou apparemment se réduire. Il y a presque tout dans la poésie: la réflexion, la sensation, la sensibilité, notre rapport à la nature, notre rapport aux autres. C'est un tissu extrêmement vivant, très éloigné de la littérature et plus satisfaisant que tel ou tel système philosophique.

Vous opposez poésie et littérature?

Je ne place pas du tout la poésie au-dessus du roman. Je pense simplement que la poésie est une forme plus concentrée de la création littéraire, différente, mais pas supérieure. Si l'on entend par littérature un simple jeu avec les mots, aussi fabuleux, amusants ou enrichissants soient-ils, comme chez Perec, là évidemment je fais une distinction. La poésie m'engage bien au-delà de ce genre de divertissements.

Pensez-vous que des phénomènes musicaux comme le rap, dans lequel le mot scandé reprend de l'importance, participe d'une certaine manière à un renouveau poétique?

Très franchement, je ne peux pas vous le dire. Je vis ici, à Grignan, à l'écart et je suis tout de même un peu d'une autre génération. Mais ce que vous dites me paraît très vraisemblable, encore que tout cela soit trop récent pour qu'on puisse en mesurer l'influence. Ce que je crois, c'est que les livres de poèmes circulent secrètement, mais aussi lentement et pour les meilleurs d'entre eux durent plus longtemps que bien des romans dont on parle beaucoup sur le moment et qui sont très vite oubliés.

Comment fonctionne la mécanique créative?

Je n'aime pas le mot mécanique. Mes poèmes sont toujours nés un peu tout seuls comme la chaleur dans une casserole d'eau produit des bulles. Presque paresseusement. Quand on écrit de cette manière, on ne sait pas du tout quelle est la part d'intelligence ou d'instinct, on se dit simplement après coup que tout cela doit fonctionner ensemble, et comme on n'est pas né de la dernière pluie ou du dernier poème, qu'on a la tête pleine de textes anciens, cette mémoire vous guide et vous nourrit dans votre travail, sans que vous en soyez toujours conscient.

Vous vous êtes plaint parfois de ne presque plus sentir aucune chose sans penser aussitôt à son utilisation poétique. Craignez-vous de tomber dans l'artifice ou le fabriqué?

C'est le danger du temps qui passe. L'attention au monde encouragée par un certain travail poétique peut aboutir après quelque temps à altérer, sinon à détruire la capacité d'émotion. On voit une feuille qui tombe d'un sarment de vigne, et aussitôt il faut qu'on la voie tomber sur la page blanche. Jusqu'à présent je crois, j'ai réussi à me préserver de ces automatismes, mais le risque existe.

Vous avez dit que la poésie était, non pas la langue du rêve ou d'un certain idéalisme, mais celui de la précision. Pourquoi, malgré tout, parlez-vous si volontiers de vos rêves?

Sans l'avoir voulu, sans préméditation aucune, je me suis mis à noter dans mes carnets des rêves que je faisais. J'en ai gardé quelques-uns dans les livres que j'ai publiés, "Semaisons" en particulier. C'est un peu comme si l'actualité, la bestialité et la violence, dont je ne parle pas naturellement, ressortaient de moi par ce chemin-là. Mais j'ai fait un tri sévère, ne retenant que ce qui pouvait intéresser les lecteurs et rejetant ce qui n'appartenait qu'à moi. Je ne trouve pas qu'il faille tout dire. Ce serait répondre à un goût actuel que je ne partage absolument pas.

Vous êtes pudique?

On le dit. Ce doit être vrai. C'est peut-être ce que j'ai de plus protestant et de plus suisse. Je ne veux pas me forcer à être autrement que je ne suis. Il faut s'accepter, faire le mieux possible avec ce qu'on est. Sinon, on voit l'artifice, la crispation, des choses que je n'aime pas.

La nature est au centre de votre œuvre. Peut-on imaginer une poésie où la nature serait absente?

Je crois que c'est l'une des forces de la poésie, et en fin de compte l'un de ses bienfaits. Parce que la poésie, d'une façon ou d'une autre, nous rattache toujours à ce qu'on appelait autrefois le cosmos, un mot très riche, qui veut dire à la fois beauté, ornement, équilibre, profondeur... Quand je lis des poèmes que j'aime, j'ai toujours l'impression d'ouvrir une fenêtre, de renouer avec le monde extérieur, avec le dehors, le plus proche ou le plus lointain. La poésie urbaine, c'est la même chose. Chez Baudelaire, elle est magnifique. Pourtant, ce n'est pas la nature au sens du paysage ou de la campagne, c'est la Seine, les maisons de Paris, les cafés, mais c'est aussi le monde extérieur, un monde concret qui est là, sauvegardé et en même temps remis en contact avec ce que nous avons de plus intérieur. Adolescent, je n'aimais pas tellement la nature, je me forçais à l'aimer en imitant Gustave Roud. Le regard de l'adolescent poète est souvent retourné sur lui-même, vers l'intérieur, il néglige les autres. L'équilibre que j'ai trouvé dans le mariage m'a permis de mieux regarder au dehors et de moins m'intéresser à moi-même. Alors, il y a eu une sorte de choc, presque miraculeux, dans la découverte de ce que pouvait être une promenade dans les champs, le plaisir de longer une rivière... Comment est-il possible de se sentir à ce point nourri, touché, réconforté, par cette relation avec le monde naturel? J'avais envie de célébrer ce qui pour moi était de l'ordre du bonheur, et en même temps de comprendre ce qui m'arrivait, de m'assurer que je ne cédais pas à une exaltation un peu vaine, ou au désir de fuir l'actualité et l'histoire. Je dois avoir un ancêtre qui s'appelle Rousseau, j'ai voulu relire "Les rêveries d'un promeneur solitaire", livre admirable mais dans lequel, au fond, Rousseau parle beaucoup de lui et très peu de la nature. Ou alors, il en parle en botaniste, il herborise. Ce que j'ai essayé de faire, c'est de rechercher les raisons de mon émotion devant un verger de cognassiers par exemple. Peu de poètes en ont parlé de cette façon-là. Je ne m'en fais pas un mérite, mais je le constate après coup, comme une chose assez singulière.

Vous avez traduit de la poésie italienne, espagnole, allemande, russe même... Vous êtes polyglotte?

N'exagérons rien. Le russe, je l'ai appris par passion pour Mandelstam et je l'ai oublié, aussitôt après. La traduction, je l'ai faite sous le contrôle d'authentiques slavisants. Les deux seules langues étrangères que je connaisse bien sont l'italien et l'allemand.

La traduction est-elle recréation?

Pierre-Louis Matthey disait de mes traductions qu'elles étaient d'une platitude absolue. Il n'avait pas tout à fait tort, puisque je m'efforce toujours de m'effacer derrière le poète que je traduis. Naturellement, je sais à quel point c'est illusoire: si je copie ce que je crois être le poème original, c'est forcément subjectif, personnel. Il n'empêche que dans chaque poème il y a quelqu'un qui parle, avec une voix, un ton, qu'à tort ou à raison je crois percevoir. Pour moi, c'est cela qu'il faut restituer, alors que dans les Shakespeare traduits par Matthey, qui ont des côtés éblouissants par leurs inventions, on entend le traducteur avec tous ses défauts, sa préciosité qui n'a rien de shakespearien. La traduction de la poésie est d'abord affaire de nuances, d'instinct, de sens du relatif, de connaissance de ce qui, chez un poète, compte plus que chez un autre. Chez l'Espagnol Gongora par exemple, tout est dans la forme. Il serait presque absurde de ne pas rendre les rimes au moins par des assonances qui leur sont proches. Le cas de Dante est plus complexe. Son art de la rime est si prodigieux que personne ne peut songer un instant à l'imiter en français. Là où il faut se torturer le cerveau pour trouver des équivalents, mieux vaut abandonner, de peur de tomber dans l'artifice, qui est toujours pire que la relative platitude.

Propos recueillis par Pierre-André Stauffer et Antoine Duplan

Dossier Hebdo-24 décembre 1997
(Numéro 52)