Lecteurs, journalistes, éditeurs: tous responsables!

L'éthique de l'information ne concerne pas que les journalistes, mais tous ceux qui font partie du système, consommateurs compris. C'est la thèse de Daniel Cornu , auteur d'un récent «Que sais-je?» sur le sujet

Lorsque Lady Di meurt, un beau soir d'août, à l'issue d'une folle course poursuite pour échapper à des paparazzi, tout le monde en parle. De quoi? De l'éthique de l'information. Jusqu'où va le droit d'informer? A quelles règles fondamentales un journaliste, un photographe, un reporter doit-il se soumettre?

Dans quel esprit devraient-ils exercer leur métier, tous ces professionnels de l'information qui chaque jour livrent au public leur content de nouvelles, d'images, de commentaires?

Un homme, dans ce pays, s'est penché depuis longtemps sur ces questions. Au point d'en faire l'objet d'une thèse, de chroniques régulières dans les journaux, et aujourd'hui d'un petit Que sais-je?

Daniel Cornu a 58 ans. Il est Genevois, docteur en théologie. Il fut journaliste au Journal de Genève, puis à la Tribune de Genève, dont il a été le rédacteur en chef de 1982 à 1992.

Il dirige aujourd'hui le Centre romand de formation des journalistes. Et promène son regard de dandy stendhalien sur les faits et gestes de ses confrères et consoeurs.

Entretien avec cet élégant intellectuel qui a fait de l'éthique de l'information sa passion professionnelle et philosophique.

- Commençons, Daniel Cornu, par une actualité qui préoccupe bien des lecteurs et lectrices en Suisse romande: le mouvement de concentration de la presse. Que vous inspire-t-il?

- Il faut d'abord constater dans la presse suisse un élément rassurant comparé à la situation dans d'autres pays: les concentrations s'y opèrent à l'intérieur du monde médiatique lui-même. Nous n'avons pas à faire à des concentrations presse-industrie comme en France. Ajoutons également que le mouvement n'est pas seulement romand, mais général.

»En Suisse romande, deux phénomènes ont conduit à la fusion prochaine de deux quotidiens lémaniques. D'une part, un rétrécissement considérable du marché de la publicité, qui a pesé sur le Nouveau Quotidien comme sur le Journal de Genève. D'autre part, une résistance assez inattendue de ce dernier, qui s'est passablement modifié dans la forme et dans l'esprit face à la concurrence. Il a mieux résisté que prévu. Personnellement, j'y suis très attaché: comme Genevois, sa disparition me coûte beaucoup.

»Cela dit, je prends grand intérêt à la lecture du Nouveau Quotidien: j'estime avoir de la chance, habitant ce petit pays, de disposer de deux voix abordant les mêmes sujets, les mêmes réalités, mais avec deux tons différents. Un réel privilège.

»Nous allons maintenant assister à la mort du Journal de Genève et du Nouveau Quotidien et à leur transfiguration au profit du Temps. Attendons et voyons. Sur la base des personnes qui vont faire ce journal, il y a plutôt lieu d'être optimiste.

»La vraie question est: avec quelle ampleur le public suivra-t-il? Car personne n'imagine que les deux lectorats vont s'additionner.

»Quant au fond: au-delà de l'arithmétique, Edipresse est derrière la plupart des titres qui comptent en Suisse romande. Il y en a d'autres, bien sûr, L'Hebdo, La Liberté, mais derrière les journaux de la métropole lémanique, se trouve de fait Edipresse. Toutefois, ne peignons pas le diable sur la muraille. Attendons de voir. Le problème, si cela ne tourne pas bien, c'est qu'il sera tard pour faire autrement...

»Cela dit, le pluralisme est un objectif qui peut être assuré aussi bien par plusieurs journaux que par un seul, à condition qu'il en manifeste la volonté. De ce point de vue-là, la concentration économique n'est pas un danger en soi.

- Une idée-force traverse votre «Que sais-je?»: le journaliste a des responsabilités, mais il n'est pas seul. Il est imbriqué dans un système où tous les acteurs sont interdépendants. Y compris le public, les lecteurs, les lectrices. Vaste perspective!

- J'ai essayé de resituer le journaliste dans son contexte professionnel, voire social. Un individu confronté tous les jours, toutes les heures, aux exigences, parfois draconiennes, de la rentabilité, à la pression des sources, des annonceurs. A la pression technologique aussi, celle de la vitesse de l'information qui l'empêche souvent de prendre le recul nécessaire.

»Tous paramètres qui changent considérablement les données du problème. Or, un journaliste, avec sa conscience personnelle, son éthique professionnelle, n'est pas en mesure de résister complètement à l'ensemble de ces facteurs. Façon de dire que, lors de dérapages médiatiques, l'individu est en cause, mais aussi le système.

- Ce qui, dans le cas de la mort de Lady Di, par exemple, nous donne...

- L'exemple de Lady Di est une illustration parfaite de cette théorie de l'interdépendance du système. Au matin de la nouvelle, et dans le plus complet désordre, nous avons vu les divers acteurs se rejeter la responsabilité les uns sur les autres.

»Les journalistes ont été aussitôt montrés du doigt. Au sein de la profession, on a commencé à faire une distinction entre les journalistes nobles et les autres, à savoir les paparazzi. Ceux-ci se sont alors retournés contre leurs employeurs, les agences de photos. Elles-mêmes ont désigné les médias, les journaux qui se procuraient les photos. Et les médias se sont retournés vers le public qui les achète. La boucle est bouclée.

»Cela montre bien qu'entrent en jeu à la fois la responsabilité individuelle de personnes précises et, pour le reste, un système interne à la profession: des photographes qui travaillent pour des agences; des agences pour des médias. Tout cela concourt à offrir sur le marché un certain type de produits; qui rencontrent l'intérêt d'un certain nombre de lecteurs. On le disait: la boucle est bouclée.

- La responsabilité du public, des lecteurs, est-elle donc aussi directement posée?

- N'oublions pas que la communication est bidirectionnelle. C'est vrai que les médias déversent leur information. Mais il est vrai aussi que le public est là qui accepte de la recevoir. Dans ces informations déversées, il opère finalement des choix. Ces choix devraient être guidés par des critères éthiques.

- Vous plaidez dans vos ouvrages pour une vigoureuse mise en transparence de la vie politique grâce aux médias. Mais vous faites ensuite le catalogue infini des obstacles à cette mise en transparence. Je serais tenté de dire: journalisme, transparence, mais obstacles...

- (Rires) Un des devoirs premiers du journaliste, lié à sa fonction de contrôle et que lui reconnaît la démocratie, c'est cette mise en transparence du fonctionnement des pouvoirs: qu'il s'agisse du pouvoir politique, mais aussi économique, social, etc.

»Lourde tâche, qui se heurte effectivement à d'innombrables obstacles. Car le propre du pouvoir n'est pas de rendre ses rouages transparents, mais au contraire d'assurer l'opacité de son fonctionnement.

- Dans cette perspective, le public a souvent le sentiment qu'il est un pouvoir que les médias n'aiment guère voir discuter: le leur!

- Vous avez raison: le pouvoir médiatique est considérable. Où peut-il être discuté? Peut-il l'être de l'intérieur? Je constate que les médias l'acceptent mal.

- Comme ils acceptent du bout des lèvres l'entrée du public dans leur espace...

- Toute initiative qui amène le public ou des représentants du public à intervenir dans le processus d'information doit être saluée de manière positive.

»On pourrait ainsi questionner les gens qui ont été des sources ou des objets d'information, et leur demander ce qu'ils pensent de la manière dont le journal a parlé de leur affaire. Je peux vous dire que la prise au sérieux des réponses pourrait induire de sérieux progrès dans le processus d'information!

- Un sorte de contrôle de qualité, comme dans l'industrie!

- Absolument. Mais revenons à cette présence du public. L'information est un des moyens d'assurer la communication dans notre société. Mais notre système actuel soutient une communication qui est trop unidirectionnelle. Il vaudrait mieux permettre aux lecteurs de s'exprimer.

- Vous faites un distinguo important sur l'influence des médias. Vous dites: les médias n'influencent pas massivement le monde, ce n'est pas un instrument de propagande très efficace, mais ils ont un pouvoir énorme: celui de l'agenda setting. Soit: la définition, l'énoncé de l'ordre du jour.

- On croit toujours et on dit souvent que les médias ont une influence directe sur les gens: il suffirait que la presse soutienne telle ou telle cause pour qu'aussitôt le grand nombre soit convaincu.

»Dans la réalité, toutes les études empiriques menées montrent que c'est beaucoup plus complexe qu'on ne l'imagine.

»On ne peut nier que les médias aient une certaine influence, mais laquelle? Cette influence tient à cette latitude qu'ils ont de définir les thèmes qui sont importants.

»Il y a des affaires qui sont portées par les médias et d'autres qui ne le sont pas.

»Celles qui sont portées sur le devant de la scène deviennent du coup prioritaires pour le pouvoir politique, qui doit s'en saisir. Faute de quoi, on pourrait lui reprocher de ne pas se soucier de ce qui préoccupe (ou est censé préoccuper) les gens.

»Si bien que l'influence des médias ne consiste pas à dire ce qu'il faut penser de tel ou tel sujet, mais à fixer les sujets auxquels nous devons penser.

- Vous dites encore: les médias détiennent le monopole d'accès au public, à l'expression publique. Sont-ils des gate-keepers?

- C'est cela. Aussi est-il important que les journalistes sachent prendre en compte les divers avis qui s'expriment dans la société. Le courrier de lecteurs n'est pas la seule façon de faire accéder les différents acteurs au débat public. Il faut aussi que les gardiens de la porte fassent entrer un certain nombre de gens en lesquels une grande partie du public se reconnaît.

- Que pensez-vous, enfin, des journalistes qui ne se contentent plus d'être des observateurs, mais deviennent, comme dans l'affaire Swissair à Cointrin, des acteurs dans le processus d'information?

- Parmi les innombrables faits de la réalité, les journalistes en distinguent un certain nombre qu'ils tiennent pour remarquables.

»Le journaliste doit-il passer de cette fonction d'observateur structurant à une fonction d'acteur structurant, c'est votre question. Je ne le cache pas: pour moi, le journaliste doit rester un observateur.

»Mais la liberté de la presse doit nous permettre d'intégrer aussi les gens jugeant que les journalistes sont des agents de la réalité. Notez que cette orientation vers une fonction d'acteur n'est pas chose fondamentalement nouvelle. Voyez, aux Etats-Unis, Citizen Kane...

- Voilà qui n'est guère flatteur pour les tenants, comme moi, d'un journalisme d'intervention!

- On a affaire à deux écoles de journalistes: je n'ai pas la prétention de penser que la mienne est la seule, ni qu'elle est plus pertinente que l'autre. Ce sont deux conceptions. Il en existe une troisième, le journalisme d'opinion qui consiste à informer et à commenter. Je me situe plutôt du côté d'un journalisme observateur et commentateur.

- Mais j'insiste: sans un journalisme d'intervention, comme celui que mena, à l'époque, Jacques Pilet à «L'Hebdo», par exemple, peut-être n'aurions-nous jamais vu la création du Centre culturel suisse de Paris. Poussepin, vous avez apprécié, non?

- Oui, c'est une bonne chose. Disons que la campagne en faveur de Poussepin incarne ce que l'ancien rédacteur en chef du Tages Anzeiger, Roger de Weck, appelle un journalisme de propositions. Mais où s'arrête la proposition, où commence l'imposition, c'est tout le problème. L'imposition, c'est le moment où il devient impossible de ne pas se rallier à un projet. Au risque, si vous ne vous y ralliez pas, d'être considéré comme un marginal, pour ne pas dire autre chose. Tout cela me gêne, parce que cela implique une part d'intolérance, de fermeture.

- Qu'est-ce qui menace le plus les médias, actuellement?

- Aujourd'hui, les médias me paraissent plus que jamais commandés par des impératifs de caractère entrepreneurial, c'est-à-dire soumis à des questions de survie, pour certains, et de rentabilité, pour les autres. J'observe que ces conditions, dues à la conjoncture qui est mauvaise et à la baisse de la publicité, ne sont pas les meilleures pour l'épanouissement d'un journalisme relativement autonome. Je dis relativement, parce qu'il n'est jamais tout à fait indépendant. Voilà.

Propos recueillis par Michel Danthe
Construire Numéro1 / 1er janvier 1998

 

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