Un entretien avec Maurice Chappaz

Escapade en grande poésie

Magnifique marcheur du Ciel, Maurice Chappaz a fondé son oeuvre et sa vie sur un parti pris d'absolu : pas de concession à la matière chez cet homme prophète doué d'une joyeuse sauvagerie à la Delteil ! Tout en lui dialogue avec cette fameuse "nuit obscure" dont parle Jean de la Croix. Un tel idéalisme rappelle ces "athlètes de Dieu", qui parcouraient jadis les chemins de la terre pour percer le mystère ineffable de la prière du cour.

Né le 21 décembre 1916 à Lausanne, Maurice Chappaz a fait ses études au collège de l'abbaye de Saint-Maurice, où les Pères savaient créer autour d'eux un climat de liberté et de générosité. Par tradition familiale, il aurait dû être magistrat : en 1404, on lui trouve déjà un ancêtre notaire ; plus récemment, son père était avocat, et son oncle, personnage influent, fut conseiller d'État et député. Dieu merci, il naît des poètes dans les meilleures familles : "Les juristes, quelle phalange !, dira-t-il plus tard ; pour écrire, j'ai dû leur passer sur le corps". à 20 ans, poussé par sa famille, Maurice s'inscrit tout de même en droit. Il s'interroge sur l'avenir. Que faire après la Faculté ? "Nous refusions le monde, écrira-t-il sur cette période. Personne ne nous avait appris à gagner sa poésie comme on gagne son pain. La mobilisation générale de 1939 chassa tous mes soucis."

Maurice Chappaz est l'homme des escapades. Au hasard des manoeuvres militaires, il sillonne le Valais à pied et cette vie physique lui convient. Dans ces années-là, il fait deux rencontres déterminantes : celle de Gustave Roud et celle de Corinna Bille, qui deviendra sa compagne. Il publie aussi son premier texte : Un homme qui vivait couché sur un banc. La littérature est désormais la grande affaire de sa vie. Le retour de la paix est suivi d'une longue période de semi-vagabondage. Maurice Chappaz se confie au hasard, il vit de petits cadeaux, de modestes chapardages. Il savoure l'instant et se construit dans la liberté. En 1955, il redescend parmi les hommes et participe à la construction du barrage de la Grande Dixence. Il s'agit d'éventrer les montagnes, de lancer des murs entre les vallées pour y enfermer l'eau des glaciers. Entreprise titanesque dont il a fait une épopée intérieure, une sorte de nouvelle genèse. Le Valais se transforme, on bouleverse sa géographie. L'électricité amène d'autres envahisseurs : les marchands de neige, qui bétonnent arbres et alpages pour les touristes. Les forêts brûlent, à cause de campeurs négligents. Les sources tarissent. On fomente un déluge ! Écologiste avant la lettre, Maurice Chappaz défend les montagnes et publie un violent pamphlet contre les promoteurs de sports d'hiver : Les Maquereaux des cimes blanches. La guerre éclate. Les épiciers veulent la peau du poète ! Ils le menacent. Le quotidien régional publie de violents réquisitoires contre lui. Mais la jeunesse et l'enthousiasme sont de son côté : des étudiants peignent au flanc d'une montagne un immense "Vive Chappaz !" que le temps n'a pas encore effacé.

Habitant des métaphores, navigateur des cimes, Maurice Chappaz est celui qui vient réveiller les âmes, ces "grandes bêtes religieuses". Son Valais est un territoire spirituel à conquérir. Il faut lire La Haute Route pour saisir la vigueur avec laquelle il escalade les pentes du mystère. Ce livre est une splendide prière baroque : tout d'hallucinations et d'ivresse, c'est une masse de poésie saisie à bras le corps où des spirales d'images se mêlent à des avalanches de lumière et de sens. Dans l'univers en fusion des pentes enneigées, cerné de blancheur et d'abîmes, l'alpiniste se fraye une voie droite dont le but ultime est l'illumination intérieure. Tel est l'état d'esprit dans lequel Maurice Chappaz parcourt le monde à partir des années soixante.

Serge Sanchez : Pour ne citer qu'Ella Maillart et Nicolas Bouvier, il semble qu'il y ait une tradition du voyage en Suisse.

Maurice Chappaz : On constate en effet que les Suisses sont de grands voyageurs. Ils habitent un petit pays très varié, très divers, et cela favorise le goût de la découverte. Cendrars, Rousseau, Töpffer, tous voyageaient. Moi, j'ai commencé à voyager après cinquante ans car j'étais prisonnier de moyens limités.

Quels furent vos voyages les plus marquants ?

Maurice Chappaz : Je suis allé jusqu'au Népal en auto, et puis, à pied, du Népal jusqu'à la frontière du Tibet. Un autre grand voyage, ça a été jusqu'au Spitzberg, en cargo. J'ai aussi traversé la Suède en direction de Narvik en passant par la Laponie suédoise. Ça a été plusieurs jours à pied avec des événements tout de même surprenants : le glacier qui se casse au fond d'un fjord vers lequel on arrive. Les forêts, les marais. Ensuite, je suis allé aux îles Lofoten. Dernièrement, il y a eu le Québec et les États-Unis, aller-retour en cargo. J'ai aussi pris le transsibérien, parce qu'une agence de voyage suisse voulait inaugurer un nouveau train avec des wagons anciens dans lesquels on traverserait toute la Russie. Corinna Bille et moi, on s'est proposés comme reporters, c'est ainsi qu'on a fait ce voyage. Évidemment, il n'y avait pas l'intérêt du train populaire. Mais on s'arrêtait dans les villes, on nous servait le thé selon les méthodes anciennes. J'ai aussi passé un mois à Pékin, invité par les écrivains chinois. La Révolution culturelle venait juste d'être maîtrisée.

Ces voyages étaient-ils une façon de marquer votre désaccord avec ce qu'est devenu l'Occident ?

Maurice Chappaz : Oui, aussi. Mais il y avait d'autres raisons. Je voulais voir la Russie car j'avais été nourri par les écrivains russes dès le collège, à Saint-Maurice. C'étaient des moines qui tenaient le collège. On commençait la journée par une prière, et dans notre classe on récitait l'Ave Maria en russe, car on avait un professeur passionné de Dostoïevski. On avait treize ans, il nous parlait de L'Idiot, de Crime et Châtiment. Quand on voulait dire que quelque chose était extraordinaire, on disait : "C'est russe !". Il ne faut pas oublier qu'il y a des écrivains suisses qui considéraient Staline comme un rédempteur. Ils pensaient que la Révolution française, puis la Révolution russe, avaient pris la succession évangélique du Nouveau Testament. La véritable connaissance du communisme est arrivée plus tard. L'horreur apparut d'abord comme un orage nécessaire. Mais au moment de la Révolution espagnole, on a vu que les communistes massacraient les gens qu'on aimait. Les anarchistes, tous ceux qui avaient une certaine indépendance, ont été liquidés. La Russie est devenue pour nous le symbole d'un monstre. Mais je tenais à voir ce pays.

Est-ce que des visites officielles permettaient de se faire une opinion réelle du pays?

Maurice Chappaz : On voyageait en train, comme je vous l'ai dit, et puis, il y avait des visites organisées. Le train s'arrêtait. On prenait le car et on allait dans de petites localités. Le guide nous disait : "Ici, il y a une église à visiter. Je sais que vous venez des pays occidentaux, très décadents au niveau de la civilisation, et je pense que ça peut vous intéresser de visiter une église. Vous remarquerez également que nous sommes très tolérants : la mendicité et la prostitution sont interdits en Russie, mais vis-à-vis de la religion chrétienne, nous autorisons deux mendiants devant chaque église." Voilà, il y avait des mendiants placés par eux, et qui étaient obligés d'être là ! Mais il y avait aussi des fidèles, ce qui était singulièrement émouvant. On a entendu des chants où l'on avait l'impression que c'étaient des larmes qui montaient au Ciel.

En voyage, vos centres d'intérêt sont toujours d'ordre spirituel.

Maurice Chappaz : Oui. A Moscou, j'ai voulu voir le mausolée de Lénine. Notre guide ne voulait pas. Il voulait qu'on aille voir des installations spatiales. J'ai dû insister. Il y avait une queue immense qui faisait le tour d'un parc et qui ressortait plus loin, dans une avenue. On descendait dans le caveau par un escalier et on voyait enfin le corps de Lénine. J'ai trouvé ça extraordinaire, et je me suis dit : "Vraiment, ça, c'est leur liturgie ! C'est leur Christ !". Lénine était assez bien conservé, blafard, vêtu d'un petit costume, comme un notaire. Il me rappelait mon père. J'ai donc vu Lénine à Moscou. Et à Pékin, j'ai aussi insisté pour voir Mao. Ça gênait les Chinois, parce que Mao était moins bien embaumé. Je crois que des souris lui avaient mangé une oreille.

L'enseignement du collège de Saint-Maurice semble être à l'origine de votre façon de voir le monde.

Maurice Chappaz : Les prêtres qui enseignaient à Saint-Maurice avaient deux caractéristiques : ils étaient rigoureusement orthodoxes et extrêmement libéraux. Pour eux, les choses ne se prouvaient pas par deux plus deux égale quatre. Ce genre de raisonnement était considéré comme une sottise. Il y avait une idée de la grâce qui me convenait. On nous disait : "Si un élève, parmi vous (fût-il le premier de la classe !), vient ici pour s'assurer un diplôme dans le but de gagner de l'argent, nous le prions de s'en aller. La culture est une chose gratuite". On nous disait aussi qu'il ne peut y avoir que deux vocations : "La grande écriture, qui est celle des textes religieux, et la petite écriture, qui est celle des artistes". Je suis toujours resté fidèle à cette idée.

Serge Sanchez