Nicolas Bouvier
Portrait d’une Suisse méconnue

A part les poyas, il n’existe pas d’art populaire typiquement helvétique. Mais saviez-vous que les Suisse sont des virtuoses en calligraphie ?

C’est son métier d'iconographe, "aussi répandu que celui de charmeur de rats ou de chien truffier", disait-il, qui avait amené Nicolas Bouvier à s’intéresser a l'art populaire de notre pays. A force de rechercher des images dans les musées, bibliothèques, archives, collections particulières ou petites chapelles helvétiques, il avait accumulé une somme d'informations qui, sa curiosité et ses lectures aidant, en avait fait sinon un spécialiste académique, du moins un connaisseur amoureux de cet art le plus souvent anonyme et aujourd'hui défunt. Résultat: trois cents pages savoureuses et savantes, où texte et images se relaient pour surprendre et séduire le lecteur. Paru en 1991 dans la collection Ars Helvetica de Pro Helvetia aux Editions Desertina, l’ouvrage était devenu introuvable et il faut se féliciter de le voir aujourd'hui réimprimé d'après les films originaux - même si l'on y retrouve, hélas, quelques coquilles dues à la négligence de son premier éditeur.

Avant de traiter, en une douzaine de chapitres, les divers domaines illustrés par l'art populaire en Suisse, l'auteur commence par définir son sujet et ses critères. Si le champ historique n'est pas trop difficile à délimiter (du milieu du XVe siècle à la fin du XIXe siècle, quand l'objet de série remplace l'objet artisanal, voire au début du XXe pour ce qui est des peintures alpestres, poyas et scènes de genre appenzelloises), il est moins aisé de déterminer des critères stricts de classement. Bouvier retient deux éléments généraux indissociables, une certaine recherche esthétique alliée à une fonction pratique - laquelle n'est pas seulement mécanique ou matérielle: pour un paysan de montagne, un ex-voto est aussi fonctionnel qu'un pétrin. A la différence du produit d'art brut, l'objet d'art populaire a toujours un destinataire, individuel ou collectif, et il respecte des normes qui sont souvent le fruit d'une tradition. D'où parfois la difficulté de le dater, et de le situer dans une production dont seule une part infime nous est parvenue.

Y a-t-il un art populaire typiquement suisse? On serait fondé à le croire, en raison de notre structure géographique. Or il n'en est rien, et Bouvier a beau jeu de démontrer que, hormis quelques rares réduits alpins, la Suisse est un pays de passage (tourisme) et d'accueil (refuge huguenot) extrêmement perméable, à l’influence des cultures voisines ; et qu’elle est aussi, par nécessité (mercenariat, émigration) ou par curiosité (humanisme), la nation la plus nomade d'Europe. Grâce à ce brassage séculaire, il n'existe pratiquement aucun objet - en dehors des poyas ou du "bâton d'alpage" sculpté faisant office de reçu - qu'on puisse attribuer au genius loci: même les "lettres de quenouille" calligraphiées qu'utilisaient les fileuses engadinoises se retrouvent... en Suède et en Ukraine.

Impossible de résumer chacun des chapitres suggestifs de ce livre: ceux consacrés à la maison, vue de l'extérieur (façades peintes ou ornées d'inscriptions: "Ich bin wohl ein Esel", affirme avec humour l'une des plus anciennes), puis de l'intérieur (mobilier), mettent le doigt sur la curieuse abondance du motif de la sirène dans les Grisons; ou signalent le profit tiré de l'interdiction faite aux artisans de village de travailler les bois nobles, qui les poussent à orner de peintures leurs armoires. Suivent les arts textiles et le costume, puis les images sur cuir ou sur papier, dans quatre domaines où l'art populaire suisse a fait preuve de créativité et d'originalité: cartes à jouer, estampes et almanachs, calligraphies rustiques et papiers découpés.

"Le Suisse, constate Bouvier, est taciturne [et] il se console de son silence en écrivant. " C'est pourquoi la calligraphie, "exutoire d'une sorte de jubilation ornementale ", est en faveur dans les cantons réformés, comme dans l'islam, puisqu'elle met en avant le caractère sacré de l'écriture: dans l'Emmental, elle est même matière à examen scolaire et les élèves devaient développer une belle virtuosité dans cet art, si l'on en juge par l'abécédaire composé en 1693 par Jacob Hützli de Zweisimmen, avant de se risquer à écrire ces superbes lettres d'amour paysannes: il nous en reste quelques précieux témoignages, alémaniques ou romands, tandis que les papiers découpés sont une spécialité du seul Pays d’En-haut.

Quoi encore ? Après la poterie, le verre, les enseignes et l’ex-voto (étudiés par René Creux), on arrive aux masques avec quelques modèles régionaux réputés (Lötschental, vallée de Flums, Appenzell) et aux fameuses poyas, illustrations fortes et originales d’une vie transhumante qui a donné naissance à toute une série d’objets liés au rituel de la montée à l’alpage, avec deux points forts : la Gruyère d’une part, Appenzell et le Toggenburg d’autre part.

Plein d’aperçus originaux, cet ouvrage à l’illustration abondante et raffinée se termine sur le portrait de deux peintres : le fantastique fresquiste grison Hans Ardüser (1557-1618 ?) et le vagabond français dit Le Déserteur, mort en Valais en 1871.

Comment devient-on aussi érudit ? Si l’on se reporte à La Guerre à huit ans, un des rares textes sur son enfance, on verra que la carrière de Nicolas a commencé très tôt, en clouant le bec à une bonne prussienne haïe, grâce au savoir acquis en dévorant les albums NPCK (vous savez bien : " Nestlé fait Peter Cailler de Kohler ", comme on disait jadis). Imparable !

Isabelle Martin

Samedi, 27 novembre 99

Nicolas Bouvier, L’art populaire suisse, Zoé, 300 p.
Nicolas Bouvier, La Guerre à huit ans, Postface de Sylviane Dupuis, Minizoé, 54 p.

Signalons encore la réédition de " Chronique japonaise ", " Journal d’Aran " et " L’Usage du monde " dans la Petite Bibliothèque Payot (coll. Voyageurs), en trois volumes sous coffret.

 

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