CARNET - DISPARITIONS

Nicolas Bouvier. Un regard épuré et une écriture émerveillée pour arriver à saisir le grain du monde .

L'ÉCRIVAIN-VOYAGEUR
Nicolas Bouvier est mort, mardi 17 février, à Genève, à l'âge de soixante-huit ans.

Mieux que personne, Nicolas Bouvier a su donner le change: sous couleur d'évasion, il rapporte des images qu'il travaille avec la ferveur d'un miniaturiste. Il est concret et visuel. Sa prose, alerte et émerveillée, fait quelquefois songer à Bruegel et à Chagall. Son goût de l'adjectif l'apparente aux conteurs orientaux et son art de la digression à Laurence Sterne. Ses carnets de route sont pleins de mots ronds, de mots chauds, de mots qui font univers. La réussite de cet écrivain-voyageur vient de ce que sa qualité de voyageur n'annihile pas ses qualités d'écrivain. L'expérience de l'ailleurs le subjugue et, surtout, lui permet d'affiner son regard et de se délester du superflu. Voyager, pour lui, est autant une affaire de curiosité que d'hygiène: il part pour -dans tous les sens de l'expression- en avoir le cœur net.

Nicolas Bouvier est né le 6 mars 1929, au Grand-Lancy, près de Genève. Chétif, introverti, petit dernier d'une famille de trois enfants, il n'a pas trop aimé ses années d'apprentissage. «J'ai été élevé dans un milieu huguenot, à la fois rigoriste et éclairé, très ouvert intellectuellement mais où tout l'aspect émotif de l'existence était sévèrement géré », me confiait-il un jour. Et, comme au ralenti, avec un rien d'accent genevois. d’ajouter: «Le mot "échec" manquait à mon vocabulaire comme un des jours de la semaine qu'on aurait escamoté. »

Il a raconté dans « Thesaurus pauperum » (revue Gulliver n°2 et 3, juin 1990), dans L'Echappée belle (Métropolis, Genève, 1996) et dans Routes et déroutes (Entretiens avec Irène Lichtenstein-Fall, Métropolis, Genève, 1992) comment était née son « impatience du monde». Entre six et sept ans, il lit tout Jules Verne, Curwood, Stevenson, London et Fenimore Cooper - cela lui est facilité par le métier de son père: bibliothécaire -, et il regarde son milieu avec un soupçon d'incrédulité. «A huit ans, je traçais avec l'ongle de mon pouce le cours du Yukon dans le beurre de ma tartine. Déjà l'attente du monde: grandir et déguerpir. » Le jeune Nicolas sait donc par avance qu'il n'acceptera pas la vie « clés en main » qui lui est promise. Son désir d'errance ira en s'affirmant.

Vient le temps des « maraudes adolescentes»: Bourgogne, Toscane, Provence, Flandres. Peu à peu, délaissant sa passion du piano et une brève lubie pour la critique musicale, il étend son rayon d'action: Sahara, Laponie, Anatolie. Ces différents voyages feront l'objet de quelques articles dans La Tribune et La Suisse. Une marche de trois jours dans la toundra finlandaise -ponctuée de bivouacs à la belle étoile- le convainc qu'il est fait pour l'«état nomade». Après avoir passé deux licences en parallèle (lettres et droit), étudié un peu le sanscrit et suivi des cours d'histoire médiévale, caressé l'idée d'une thèse (l’étude comparative de Manon Lescaut et de Moll Flanders), il décide, en compagnie de Thierry Vernet, qu'il tient pour son «jumeau psychologique » et son « compagnon intemporel», de partir «sans esprit de retour». Ces deux ans de tribulations, à bord d'une Fiat Topolino, les mèneront de la Yougoslavie jusqu'aux Indes. Thierry peint et Nicolas écrit. En 1963, huit ans après le début de leur dérive, ils publieront un livre polyphonique et vagabond, un chef-d'œuvre: L'Usage du monde (Droz, Genève, 1963; Julliard, 1965; La Découverte, 1985; Payot, 1992).

Poursuivant son voyage en solo, Nicolas Bouvier s'arrête à Ceylan, où il est saisi par la solitude et la déprime. Pris par l'ambiance maléfique de la ville de Galle, frappé par une peine de cœur, submergé par le lieu, il manque de perdre pied. Le Poisson-scorpion (Bertil Galland/Gallimard, 1981, Prix de la critique 1982; Payot, 1990; Folio, 1996) - qu'il publiera seulement en 1981- narre cette histoire d'enlisement. Petit livre noir, surécrit, le récit, mi-vécu, mi fantasmé, irradié d'exotisme douloureux, fait penser à La Nausée de Jean-Paul Sartre et à Ecuador d'Henri Michaux.

Cet épisode, dont Nicolas Bouvier aura du mal à se défaire, explique peut-être son engouement immédiat pour le Japon, où, entre 1964 et 1965, il semble renaître à lui-même. Le pays, en plein décollage économique, le fascine et le stimule. Il y trouve bonheur et insertion. Les mots-clés de son esthétique nomade reviennent alors sous sa plume: légèreté, gaieté, courage, mais aussi la série de ses thèmes favoris qui se déclinent à partir de la même lettre de l'alphabet: la fatigue, la flânerie, la fraîcheur, la fatalité, la frugalité, les femmes. Japon (Rencontre, Lausanne, 1967), réédité sous le titre de Chronique japonaise (L'Age d'homme, Lausanne, 1975; Payot, 1989) et augmenté, à la suite d'un troisième séjour, dresse le portrait historique et moral d'une société, mais il porte aussi, en filigrane, le credo de l'auteur: pour s'exposer, il faut faire tomber l'armure. Pour renaître et retrouver ses sensations, pour toucher à l'essentiel, il faut d'abord se détruire...

Myope et gaucher, sujet à la neurasthénie, bon buveur, Nicolas Bouvier affiche en public une élégance fraternelle et sereine. Dandy dans l'expression, soignant son négligé et s'abritant derrière un humour feutré, il ne sacrifie cependant rien de sa vie intérieure. Ceux qui le rencontrent sont moins impressionnés par sa carrure littéraire que par ce qui, de toute façon, l’aurait distingué - eût-il été juge, pianiste ou chaudronnier: c'était une belle personne. Rien, chez lui, ne trahit le « petit homme », le littérateur envieux et condescendant. Il est tel qu'il se montre dans ses voyages. L'attention toujours en éveil et, sous la paupière tendre, l’oeil narquois.

Poète, photographe, iconographe, homme de radio et de télévision, guide touristique en Chine, professeur, visiteur aux Etats-Unis, Nicolas Bouvier aura été - comme dans Kipling le Sais de Melle Youghal - un homme protée. Sédentaire, il change volontiers de casquette, comme si la diversité devait compenser l'immobilité provisoire. Cette polarité se retrouve dans sa production littéraire: il équilibre les livres « à façon », comme Vingt-cinq ans ensemble (Une histoire de la Télévision suisse romande (trois volumes), SSR, Lausanne, 1979), Les Boissonnas, une dynastie de photographes (Payot, Lausanne, 1983) ou L'Art populaire (Desertina Verlag, Pro Helvetia, 1991), par des recueils de textes extrêmement libres et fortement écrits, tels que Journal d'Aran et d'autres lieux (Payot, 1990) et Le Hibou et la Baleine (Zoé, Genève, 1993). Peu importe qu'il voyage ou non puisque, rompu au principe de la "double distillation", il se re-souvient. Voilà pourquoi, aussi, reclus dans sa thébaïde de Cologny, il aime passer de longues heures entre sa femme, ses deux enfants, ses livres, ses disques et ses chats. Eliane - "toute droite sortie d'un poème de Paul-Jean Toulet" sera une compagne d'escale et d’escapades, une femme qui lui ressemble et à qui il dédie ce qui finalement, à ses yeux, a le plus de prix: ses poèmes (Le Dehors et le Dedans, La Découverte, 1991)

Nicolas Bouvier manquera beaucoup à la tribu informelle des écrivains-voyageurs. Non parce qu'il était un chef de file -honneur qu'il récusait-, mais parce que, sans lui, il leur semblera plus difficile de trouver le mot juste, que les images fugaces risqueront de s'éclipser, que le grain du monde, enfin, si délicat à fixer, pourrait bien, par maladresse ou inadvertance, leur échapper. André Breton, dont il n'appréciait guère le ton péremptoire, avait bien vu le danger: le réel s’appauvrit de n'être pas énoncé.

Jacques Meunier
avec l'aimable autorisation du journal

JEUDI 19 FÉVRIER 1998

 

www.culturactif.ch