Pascal Couchepin s'exprime sur la culture

C'est avec surprise que nous avons lu dans la presse certains propos de Pascal Couchepin. Suite à ses prises de position sur le financement du cinéma suisse à Locarno, le conseiller fédéral en charge des affaires culturelles a notamment donné à L'Hebdo une interview à laquelle il nous semblait utile de donner suite.
Nous avons donc sollicité diverses personnalités du milieu culturel et littéraire - auteurs, journalistes, responsables d'organisations culturelles publiques ou privées - en leur demandant s'ils accepteraient de nous livrer quelques lignes de commentaire, qui auraient constitué un petit dossier de réflexion. Les personnes à qui nous avons adressé cette demande étaient en majorité politiquement peu colorées, éventuellement proches de journaux ou d'organismes réputés libéraux, que nous pensions surtout bien informées et capables de nuances. Pascal Couchepin orientait en effet le débat politique sur l'opposition classique entre gauche et droite, vision qui nous paraissait ici à la fois trop courte, et sans rapport avec la réalité que nous connaissons nous même en tant qu'association culturelle soutenue à travers les années à la fois par l'Office Fédéral de la Culture et par des fondations privées.
Presque toutes les personnes sollicitées ont refusé, le plus souvent sans s'en expliquer, et ceux qui avaient accepté ont finalement renoncé à nous livrer leur commentaire. Même si nous nous y attendions, le peu d'écho suscité nous a rendu quelque peu mélancoliques. Nous vous livrons donc une citation résumant bien le propos de Pascal Couchepin, tirée de l'entretien en question, suivie de la seule réaction qui nous soit parvenue. Nous y ajoutons quelques coupures de presse, et vous invitons à nous faire part de vos remarques, que nous verserons au dossier sous forme de courrier des lecteurs le cas échéant.

Francesco Biamonte

 

Citation de l'entretien livré par Pascal Couchepin à l'Hebdo, 12 août 2004

"La culture a un but en soi. Moins les politiciens s'identifient à la culture, mieux c'est. Actuellement, la culture souffre beaucoup de son lien sociologique avec la gauche. En raison notamment de l'augmentation des aides publiques, les milieux de gauche sont devenus les clients principaux de la culture officielle. Ils sont en train de la coloniser. C'est grave, parce que cette polarisation entraîne un appauvrissement de la création artistique. "

Pascal Couchepin
L'Hebdo
http://www.hebdo.ch
12 août 2004

 

Prise de position de Beatrice von Matt

Il faut en tout les cas être reconnaissant qu'un conseiller fédéral s'exprime de façon précise sur la culture en Suisse. Cela ne va pas de soi dans notre pays, même pour un ministre de la culture. Même une attaque biaisée vaut mieux que l'indifférence et les ronflements d'une bonne partie des politiciens face aux réalisations et aux problèmes de l'art et de la culture contemporains. Il est également important que Pascal Couchepin pose la question de la juste répartition de l'argent mis à disposition. Il commet toutefois une erreur si grosse que son action ne peut qu'échouer. En effet, il ne demande pas en premier si lieu les deniers publics permettent une amélioration de la qualité: il demande plutôt si cet argent est donné aux artistes qui sont les bons d'un point de vue politique. De son point de vue, ces artistes sont ceux dont dont l'art est "pur", vierge de toute politique. A ses yeux, en effet, la dimension politique souille la culture. Pour la culture, il appelle donc de ses voeux un espace dépolitisé.
Ce faisant, il retombe dans l'époque révolue des années 1968. Plus précisément, il s'inscrit dans les rangs des traditionnalistes militants, pour lesquels la culture ne devait rien avoir à faire avec la vie de tous les jours et sa fange (sociopolitique), mais avait au contraire pour mission de parler du sublime, de représenter quelque chose de totalement autre. Or l'art naît toujours dans un environnement social bien particulier. Et cet environnement est marqué par la politique. La question n'est donc pas de savoir si l'artiste a une pensée de droite ou de gauche, ou un mélange des deux, mais simplement de déterminer si sa production artistique est bonne ou mauvaise. La seule chose qui compte, c'est la qualité.
Au cas où il serait correct d'affirmer que dans les faits, la culture est plutôt apparentée à la gauche, cela ne devrait pas être imputé à une volonté colonistatrice de la gauche, mais plutôt à un intrigant vide culturel à droite. Au demeurant, je ne crois pas que les artistes d'aujourd'hui veuillent encore soutenir des programmes politiques définis, comme c'était le cas autour de 1968. Leur rapport aux partis politiques s'est décrispé. Ils revendiquent plutôt aujourd'hui l'autonomie de l'art. Qui ne saurait pour autant naître dans le vide.

Beatrice von Matt
(Traduction C@S)

 

Stellungnahme von Beatrice von Matt

Für die Tatsache, dass ein Bundesrat sich pointiert zur Kultur in der Schweiz äussert, muss man in jedem Fall dankbar sein. Nicht einmal für einen Kulturminister ist das hierzulande selbstverständlich. Selbst eine schief angelegte Attacke ist besser als die schnarchende Gleichgültigkeit, mit der ein grosser Teil der nationalen Politikerinnen und Politiker den Leistungen und Problemen der heutigen Kunst und Kultur begegnet. Auch dass Pascal Couchepin die Frage der richtigen Verteilung des zur Verfügung stehenden Geldes stellt, ist wichtig. Er macht allerdings einen Fehler, aber der ist so schwer, dass die ganze Aktion scheitern muss. Er fragt nicht in erster Linie: Steigert das staatliche Geld die Qualität? Sondern er fragt: Geht das Geld an die politisch richtigen Künstler? Politisch richtig liegen für ihn jene, deren Kunst "rein" ist von Politik. In seinen Augen nämlich befleckt Politik die Kultur. Für diese wünscht er sich einen entpolitisierten Raum.
Damit fällt er zurück in die Zeit um 1968. Und zwar in die Reihe jener gegnerischen Traditionalisten, für die Kunst nichts mit dem (gesellschaftspolitisch) besudelten Alltag zu tun haben durfte, sondern das ganz Andere, das Erhabene, darzustellen hatte. Kunst aber entsteht immer aus einem bestimmten gesellschaftlichen Umfeld heraus. Und dieses ist von der Politik geprägt. Die Frage ist nun aber nicht: denkt der Künstler, die Künstlerin links oder rechts, oder in einer Mischung von beidem … die Frage ist nur: ist ihr Produkt gut oder schlecht. Das einzige, was zählt, ist die Qualität.
Falls es den Tatsachen entspricht, dass die Kultur in der Schweiz eher mit der politischen Linken verbunden ist, deutet das nicht auf einen kulturellen Kolonialisierungswillen der Linken, sondern auf ein rätselhaftes kulturelles Vakuum bei der politischen Rechten. Im übrigen glaube ich nicht, dass die Künstler noch immer bestimmte politische Programme verkünden wollen - wie zu Zeiten der 68-er. Ihre Beziehung zu den Parteien hat sich entkrampft. Sie pochen wieder auf die Autonomie der Kunst. Eine solche aber entsteht nie im luftleeren Raum.

Beatrice von Matt

 

Extraits de presse

Couchepins Entgleisungen

Die Vorwürfe sind happig: Die Kultur sei von der Linken "kolonisiert", linke Kreise seien die Hauptkonsumenten, beides bedeute eine "kreative Verarmung". Die Kulturbürokratie sei "schwer, "chaotisch" und "verknöchert", bei der Verteilung der Filmförderungsgelder herrsche "Vetternwirtschaft". Und der Chef der Sektion Film des Bundesamts für Kultur (BAK) benehme sich wie ein Alleinherrscher, unterwegs in "göttlicher Mission".
Pascal Couchepin […] ist bundesweit damit mehr als unsanft gelandet. Es sei schliesslich Aufgabe der Kultur, "aufmüpfig und widerständig zu sein", argumentierte der "Tages-Anzeiger". Die "Basler Zeitung" wiederum zitierte Kulturschaffende, die Couchepins Ansichten als "haltlos" bezeichneten, und die "NZZ am Sonntag" konzedierte, die Rhetorik des Magistraten "gemahne" an das "letzte Jahrhundert". […]

Es ist billig, sich […] darüber zu empören, dass manch einem Filmemacher und manch einer Autorin nicht genügend oder oft auch gar kein Geld zum Dreh zur Verfügung steht. Doch mit Pascal Couchepin hat nun einer den Mund ziemlich voll genommen, in dessen Hand es läge, an der maroden Situation tatsächlich etwas zu ändern. Dass hiesse nicht, für teures Geld stellvertretende Direktoren des BAK zu feuern. Sondern klarzustellen, dass die Schweiz ein grösseres Interesse an einer eigenständigen Filmkultur als an einer nationalen Fluglinie hat. […]

Veronika Rall
Die Wochenzeitung
http://www.woz.ch/
19.08.2004

Tout l'article sur http://www.woz.ch/artikel/print_10376.html

Expo.02 est le dernier grand projet culturel helvétique. On y a surtout vu une Suisse s'enflammer sur les micropieux lacustres ou les tenues de Nelly Wenger. Quant à la gauche, sa contribution essentielle semble s'être limitée à la politique, paraît-il exemplaire, de récupération des déchets sur les arteplages, y compris lors du démontage […].
Finalement, peut-être bien que la gauche colonise la culture officielle helvétique. Mais qu'importe, puisqu'elle est bien incapable d'en faire quelque chose.

François Longchamp, président du Parti radical genevois.
Le Temps
http://www.letemps.ch
4 septembre 2004

Jean-Yves Pidoux dans Domaine Public

Art, liberté, inceste : hallali pour la culture ?

Pascal Couchepin accuse la culture de militer pour la gauche.
C'est oublier que le sens social d'une œuvre tient davantage à sa forme
qu'au message politique qu'elle semble véhiculer au premier abord.

A l'occasion de quelques péripéties estivales et cinématographiques, plusieurs interviews de notre ministre de la culture sont parues, qui ne manquent pas d'intérêt. Ainsi, Le Nouvelliste a interrogé le chef du Département de l'Intérieur, qui exprime son énervement à propos du rapport entre art et politique. Dans une formule qui fait mouche au point que Le Courrier, qui a repris l'entretien, la cite en titre, le conseiller fédéral affirme : "il faut libéraliser la culture de sa relation incestueuse avec la gauche".
Faisons bien sûr la part de l'éventuelle réécriture journalistique. Mais si Pascal Couchepin a déclaré ce qui a été retranscrit, il vaut la peine de s'arrêter sur cette réflexion. D'abord, on relèvera la confusion entre libération et libéralisation. Il faut avoir le nez plongé dans les illusions les plus économistes, dont les économistes eux-mêmes d'ailleurs ne sont plus guère convaincus, pour imaginer que libéraliser l'art aurait une quelconque incidence bénéfique pour la liberté d'expression des artistes. Cela ne signifie évidemment pas non plus (on le sait depuis longtemps) que son étatisation aurait une incidence positive. Mais le moins que l'on puisse dire, c'est que cette étatisation n'est pas menaçante en Suisse.
Ensuite, l'utilisation du terme "inceste" dénote que l'auteur de la formule reconnaît une relation familiale au moment même où il la condamne. Or, la proximité entre l'art et la gauche n'est de loin pas aussi reconnaissable. En particulier, il n'est pas du tout établi que des artistes politiquement profilés produisent des œuvres assorties à leurs positions idéologiques. Les critiques les plus avisés se sont employés à établir cette distinction : on rappellera l'exemple sempiternel de Céline, écrivain inventif ayant défendu des positions plus que réactionnaires. On pourrait aussi évoquer le royalisme de Schönberg, pionnier des révolutions musicales du xxe siècle.
La qualité artistique d'une œuvre n'est pas vraiment - ou n'est vraiment pas - reliée à l'opinion politique de son auteur. Combien de grands poèmes de gauche et combien de platitudes sentimentales que ne sauve pas leur engagement, combien de pédanteries dogmatiques ? Combien de grandes fresques réalistes bourgeoises en littérature ou en cinéma et combien de navets indigestes, combien de feuilletons niaisement héroïques ? Comme le disait Adorno, c'est la forme de l'œuvre ("contenu social sédimenté") bien plus que le message politique expressément véhiculé par l'œuvre, qui médiatise la signification sociale de l'art.

Engagement

Richard Dindo, dans un article publié dans Le Temps et dans le Tages-Anzeiger, suggère que le ministre de la culture se trompe d'époque. En effet, les controverses sur l'art engagé remontent à Jean-Paul Sartre, qui écrivait en 1948 dans Qu'est-ce que la littérature ? que l'écrivain doit s'engager, "parce qu'il est homme". Ce qui, on le voit, n'est pas un motif très spécifique et ne garantit ni la direction de l'engagement ni la qualité de la production artistique.
On pourrait même douter des sympathies de gauche des artistes, tant il est vrai que leur individualisme, lié à la place sociale qui leur est réservée, les conduit à avoir une position plus orientée vers la réussite et la responsabilité individuelles que vers la solidarité collective. C'est dire que la valeur faciale de l'engagement des artistes doit être doublement interrogée. D'abord il ne faut pas la confondre avec la signification des œuvres. Ensuite il s'agit de repérer l'éventuelle différence entre les envolées généreuses d'artistes engagés "parce qu'ils sont hommes" avec des analyses et des positions politiques plus concrètes et substantielles.

Culture et politique

Notre ministre, qui parle aussi de lien "sociologique" entre la culture et la gauche, rétorquera peut-être en invoquant Bourdieu - bien que, à en croire L'Hebdo, cet auteur ne fasse pas partie de ses lectures de vacances. Ce dernier a souligné que la culture et l'art sont, comme l'éducation ou la politique, des "champs", structurés en réseaux de positions centrales ou périphériques. L'histoire de l'art peut en effet se décliner en styles ou en genres plus ou moins légitimes et institutionnalisés, en "ismes" qui se combattent et se succèdent, qui sont enseignés dans les académies, reconnus ou non par les pouvoirs scolaires, économiques et politiques, etc. Là encore toutefois, on distinguera la position de l'artiste dans le champ, la signification de ses œuvres, et la couleur politique de l'ensemble. L'hypothèse ministérielle semble être que le centre de gravité du champ culturel est à gauche et que donc ce sont des artistes de gauche qui reçoivent plus d'argent et des œuvres de gauche qui sont produites grâce au soutien de l'Etat - alors que celui-ci n'est pas à gauche. Mais, nous l'avons vu, ces propositions ne résistent pas à un examen minutieux ; et l'une d'elles serait-elle vraie, le lien entre elles est rien moins qu'avéré.
On notera enfin une certaine myopie… politique dans le propos du conseiller fédéral. Dans les analyses qu'ils font de leur milieu, les artistes sont certes eux-mêmes enclins au "double registre de valeurs" : s'ils s'entraident au sein d'un groupe, ils sont sûrs de faire preuve de solidarité ; au contraire, s'ils repèrent la même solidarité dans un groupe concurrent, ils sont certains d'y déceler la preuve d'affreux comportements claniques. Mais si ces alliances et défiances sont fréquentes dans les milieux artistiques, elles ne se déclinent pas en termes politiques. C'est dans le monde politique qu'elles se décrivent de cette manière ! A l'heure où, selon les dernières informations, Monsieur le Ministre fait le ménage dans l'administration fédérale de la culture, s'effaroucherait-il devant les réseaux artistiques parce qu'il ne les connaît pas - alors qu'en revanche, il connaît et maîtrise si bien la vision politicienne du monde qu'il la projette sur toute autre sorte de regroupement ?

jyp
Domaine Public
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